Retrouver l’élan créateur
Les fêtes du 11e centenaire de la fondation de l’Abbaye de Cluny ne se limitent pas aux colloques scientifiques et érudits. Certes, ils sont indispensables, mais ils ne prennent sens qu’au service de l’Esprit toujours vivant qui a inspiré cette prodigieuse aventure. Dans sa méditation sur le destin de cette Abbaye, le philosophe et écrivain clunisois Pierre Boudot a su redonner vie et espérance à ce qui pourrait n’apparaître, au premier abord, que vestiges d’une grandeur passée : « La ruine de ce qui triompha nous entraîne donc vers l’avenir, non pas vers le passé. Le sens de la mort de Cluny c’est l’Esprit qui prend feu. Ou alors, rien ne sert de rien. Cluny vivant, c’est la victoire de l’Esprit sur la lettre jusqu’au jour où le symbole fonctionne comme idole. La chute de l’idole, ou que ce soit, désenchaîne le Paraclet » 1.
En effet, aussi prestigieuses que soient les créations institutionnelles, elles perdent leur sens dès qu’elles ne se réfèrent plus à ce qui les dépasse, mais deviennent à elles-mêmes leur propre finalité, ce qui est la définition même du processus idolâtre. Leur écroulement, bien loin de condamner l’Esprit qui les a fait naître, le libère au contraire pour de nouvelles aventures.
Nous avons eu une illustration de cette permanence de l’Esprit à Cluny, le 2 mai dernier, avec la prière animée par la communauté de Taizé dans le transept de l’abbaye, dernier vestige de ce qui fut la plus grande église de la chrétienté. Dans sa méditation, Frère Aloïs, successeur de Frère Roger, fondateur de la communauté de Taizé, s’exprimait ainsi : « Enracinée sur une terre clunisienne, notre communauté a été inspirée par la longue expérience des moines de Cluny. Mais je voudrais dire aussi qu’elle n’a pas cherché à imiter Cluny, elle a voulu trouver son propre chemin. Quand, dans les années 1960, le préfet de Saône-et-Loire et l’évêque d’Autun, d’un commun accord, ont demandé si notre communauté de Taizé accepterait de déménager et de venir s’installer dans les murs de l’Abbaye de Cluny, frère Roger a décliné cette proposition. L’héritage spirituel de Cluny aurait été trop lourd à porter pour notre petite communauté. Il fallait que Taizé trouve son propre chemin ».
Une fidélité spirituelle ne se définit pas par un mimétisme ou la répétition d’un modèle qui serait idéal. Elle consiste à retrouver l’élan créateur par lequel des personnes et des communautés incarnent leur foi. Comme l’affirmait Frère Aloïs au terme de sa méditation : « Les moines de Cluny demeurent les témoins que, dans l’histoire, il a parfois suffi de quelques personnes pour faire pencher la balance vers la paix. Ce qui change le monde ce ne sont pas tellement les actions spectaculaires, mais bien la persévérance quotidienne dans la prière, dans la paix du cœur et dans la bonté humaine » 2.
Il est beaucoup question actuellement de l’inflation commémorative qui, dans nos sociétés modernes, traduirait une perte de notre capacité d’être des sujets porteurs de nouveaux projets. La rencontre de la jeune communauté œcuménique de Taizé et de la grande histoire clunisienne prouve que l’enracinement dans les créations et les cheminements du passé ouvrent sur de nouvelles aurores.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 09.05.10
1 - Pierre BOUDOT : Au commencement était le
Verbe. Éditions Grasset, 2006, page 120.
2 - Frère ALOÏS : Méditation lue le dimanche 2 mai 2010 dans le transept de l’abbaye de Cluny.