Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ?
Durant les prochaines semaines, nous allons vivre un temps de campagne électorale pour les élections municipales et celles du parlement européen.
Au delà des manichéismes simplistes ou de la recherche de boucs émissaires qui caractérisent trop souvent ces périodes, il faut souhaiter qu’elles soient l’occasion d’un renouveau de la responsabilité citoyenne.
Sur ce point, l’œuvre de Hans Jonas, un des grands penseurs du XXe siècle disparu en 1993, me paraît particulièrement féconde. Juif allemand né en 1903, il choisit l’exil en 1933, émigre d’abord en Palestine, puis à New York où il enseigne la philosophie. Il ne va cesser de méditer sur la faillite d’une certaine philosophie devant les aberrations commises par l’homme. Cela le conduit à développer sa pensée autour de ce qu’il appelle le principe responsabilité 1 sans lequel l’homme assiste soit en complice, soit en spectateur désabusé aux pires errements. Cette responsabilité, Hans Jonas la proclame non seulement face aux autres hommes, mais aussi dans nos rapports avec la nature que nous dévastons sans grands états d’âme.
En cela, il est une des grandes références de la pensée de l’écologie.
C’est l’expérience d’Auschwitz où fut assassinée sa mère qui constitue pour lui un des lieux fondamentaux de sa réflexion. « Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire ? » C’est la question qui taraude Hans Jonas dans un texte intitulé Le concept de Dieu après Auschwitz 2. À ses yeux, la Shoah bouscule les vieilles catégories théologiques qui font de Dieu le Seigneur de l’Histoir. S’interrogeant sur les trois absolus qui définissent Dieu : l’amour, l’intelligence et la puissance, Hans Jonas écrit : « Après Auschwitz, nous pouvons affirmer qu’une divinité toute-puissante ou bien ne serait pas toute bonne, ou bien resterait entièrement incompréhensible ».
Pour sortir de cette impasse, le philosophe reprend la conception de la création dans Kabbale juive comme retrait du divin. Comment, s’interrogent les penseurs de la Kabbale, quelque chose peut-il exister en dehors de Dieu puisque philosophiquement Dieu représente la totalité ? Ils répondent que celui qui est tout ne peut créer qu’en se retirant pour laisser exister des libertés différentes de lui. Dieu ne se définit plus alors comme la roue de secours de nos manques et de nos horreurs, mais celui qui, en se retirant, limite sa toute-puissance et suscite la responsabilité totale de l’homme gardien de son frère 3.
Dès lors, il serait vain d’attendre je ne sais quelle intervention miraculeuse qui arrêterait au dernier moment les désastres commis par les hommes vis-à-vis d’eux-mêmes ou de la nature. « Pendant toutes les années qu’a duré la furie d’Auschwitz, écrit-il, Dieu s’est tu. Les miracles qui se produisirent vinrent seulement d’êtres humains ».
Hans Jonas pose en principe de la vie collective notre responsabilité pour les personnes victimes des tyrannies politiques ou économiques. Loin d’être le nom qui justifie la violence, Dieu apparaît à ses yeux comme celui qui ne cesse de demander à chaque homme de prendre soin de son frère et de la création. Et toute prière est une méditation sur cette responsabilité.
Bernard Ginisty
1 – Hans Jonas : Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique,
Éditions Flammarion, collection Champs, 1999.
2 – Hans Jonas : Le concept de Dieu après Auschwitz, Éditions Payot, collection Rivages,
1994.
3 – Ce concept de la Kabbale juive se nomme Tsimtsoum mot hébreu qui signifie contraction. Il
traite d'un processus précédant la création du monde selon la tradition juive et peut se résumer comme étant le phénomène de contraction de Dieu dans le but de permettre l'existence d'une réalité
extérieure à lui.