Quel avenir pour le christianisme ? L’Espérance
Jean Delumeau,
l’un des historiens qui a le plus renouvelé l’histoire du christianisme,
nous a fait l’amitié de nous confier le texte d’une conférence
touchant à notre thème ; nous en donnons l'essentiel.
Beaucoup de nos contemporains s’interrogent sur l’avenir du christianisme. Certes, les raisons d’inquiétude existent. Nous sommes quotidiennement affrontés à de fortes critiques associant pêle-mêle le doute sur un Dieu créateur, le constat du mal sur la Terre, la violence religieuse, le rappel de l’Inquisition et du procès de Galilée, la morale rigide du Vatican, la gouvernance actuelle de l’Église romaine, etc., autant de sujets à la une des médias.
À quoi s’ajoutent des statistiques et prospectives inquiétantes. On prévoit que dans dix ans la France aura trois fois moins de prêtres qu’aujourd’hui et que, dans le Finistère par exemple, on vivra avec quarante prêtres en activité, soit un prêtre pour 25.000 habitants. À l’assemblée des évêques français de novembre 2009, l’évêque d‘Agen, dont le diocèse est passé par regroupements de 420 à 26 paroisses, a annoncé : « Dans cinq ans, pour 26 paroisses je n‘aurai pas 26 prêtres ». En France, les religieux ont diminué de 35 % entre 1965 et 2005, les religieuses de 60 %. En Europe le nombre global des baptêmes a baissé de 12,5 % entre 1994 et 2003 et il continue de fléchir. Un document récent de l’Église protestante allemande envisage une rétraction du nombre de ses fidèles de 25 à 17 millions entre 2006 et 2020, s’ajoutant aux 3,4 millions déjà perdus depuis quelques années. Partout en Europe le nombre des « sans religion » grandit, notamment en France, en Allemagne et en Espagne. Enfin, situation inédite et ambiguë qui bouscule les Églises traditionnelles, les groupes évangéliques se développent non seulement dans les pays anglo-saxons, où ils sont nés, mais aussi en Amérique latine, en Afrique, en Chine et… dans nos banlieues. On dénombre maintenant plus de 400 millions d’évangéliques dans le monde.
Mais d’autres faits, heureusement, orientent le regard dans une direction opposée. Tout d’abord, malgré le néopositivisme agressif actuellement à la mode en France, rien n’autorise à prédire la prochaine mort de Dieu, pourtant maintes fois annoncée. Actuellement 80% des habitants de la planète pratiquent une religion. Le désenchantement du monde n’est pas une évidence.
Des voix autorisées se font entendre dans le christianisme pour tempérer l’angoisse des fidèles inquiets. Le père Timoty Radcliffe estime que la crise de l’Église catholique est « réelle », mais moins grave que beaucoup d’autres antérieures, notamment la violente déchristianisation pratiquée par la Révolution française et, à la suite de la révolution industrielle, le déplacement massif des populations vers un univers urbain dont l’Église était largement absente. Le P. Radcliffe a raison de juger que nos ancêtres réagirent avec courage à ces défis successifs. Enzo Bianchi, prieur de la communauté monastique œcuménique de Bose en Piémont, déclare qu’« être minoritaire ne signifie pas être insignifiant ». Le passage actuel est, certes, « douloureux » et constitue une « épreuve », mais « il ne faut pas avoir peur, ni se fier aux statistiques, parce que la foi n’est pas mesurable… Si les hommes perçoivent que les chrétiens ont une vie bonne, vraie et heureuse, ils se poseront la question du fondement de cette vie et l’annonce de Jésus Christ deviendra presque naturelle ».
Le père Devert, prêtre de Lyon, fondateur d’« habitat et humanisme », a affirmé, dans une interview à La Croix : « L’Église que j’entrevois demain sera une Église minoritaire, mais cela n’a pas de sens de réfléchir à la question de savoir si l’on sera minoritaire ou majoritaire. Quand le Christ se demande à quoi comparer le Royaume, il se sert de l’infiniment petit pour faire entrevoir ce qui est le plus grand et, en même temps éloigné de toute idée de puissance. Demain l’Église va devoir s’inscrire au cœur du fragile, consentir à ne pas peser sur les institutions et découvrir la force de l’exemplarité » Ces dernières années le cardinal Etchegaray, Claude Geffré, Henri Madelin et Bruno Chenu ont même exprimé, sans se donner le mot, la conviction que le christianisme est « une religion jeune » et que nous sommes encore « au début de l’ère chrétienne ».
Vivons donc avec notre époque et abordons frontalement et sans panique les questions d’aujourd’hui. Le récent livre de Hans Küng, Petit traité du commencement de toutes choses (Seuil, 2008), est très utile sur ce sujet. Je constate d’abord avec lui la forte présence dans les milieux scientifiques d’un néopositivisme et d’un « politiquement correct » qui considèrent comme dénuée de sens toute mention de la religion. Ne serait réel que ce qui est mesurable et quantifiable. Tout en accordant à la science la légitime importance que lui ont acquise ses immenses succès, ne nous laissons pas démonter par le simplisme du nouveau matérialisme, Cherchons plutôt comment harmoniser les champs respectifs de la science, de la philosophie et de la religion.
Car demeurera toujours sans réponse scientifique la question posée par Leibniz : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La science, ne travaillant que dans le cadre spatiotemporel, ne pourra jamais dire ce qui existait avant le big bang. « Celui qui reconnaît qu’il ne peut voir derrière le rideau n’a pas le droit d’affirmer qu’il ne s’y trouve rien » (Hans Küng). Et, même dans l’univers accessible à la science, subsisteront toujours des zones d’ombre.
Quant au rôle attribué par Jacques Monod au hasard dans le processus de l’évolution, le moins qu’on puisse dire est qu’il ressemble fort à un deus ex machina, un bouche-trou auquel il accordait une valeur « animiste ». Certes, le hasard et la nécessité ont été à l’œuvre, l’un et l’autre, au cours de l’évolution. Mais cela ne prouve pas que celle-ci soit dénuée de sens. Pourquoi avons-nous un cosmos favorable à la vie ? L’opinion de beaucoup de physiciens et de chimistes aujourd’hui, contrairement à Monod, est que les lois de la nature régulent le hasard et qu’il n’arrive pas n’importe quoi. La religion a alors vocation à interpréter l’évolution comme une création continuée et à lui donner un sens au bord duquel la science s’arrête nécessairement.
Autre grande question posée par la science d’aujourd’hui : l’esprit n’est-il qu’un effet secondaire du cerveau ? Le mental est-il un épiphénomène du neuronal ? Le libre arbitre a-t-il fait son temps ? La réponse suggérée par notre expérience quotidienne est que le scanner donne des informations sur le où ?, c’est-à-dire sur les localisations, mais pas sur le comment ? Le mathématicien André Lichnérowicz avait coutume de dire « ne confondons pas le fil du téléphone avec le message qui passe dedans »
Sur un sujet tout différent, mais s’agissant toujours des obstacles à la foi religieuse, nous avons tous entendu une autre objection contre la croyance en Dieu. Elle rejoint la nuit de la foi que connut Mère Térésa : si Dieu existe, pourquoi tolère-t-il tout le mal que nous voyons dans le monde ? Dans la panoplie des malheurs, les uns viennent de la nature (tremblements de terre, cyclones, raz de marée, etc.), les autres de nos semblables. Et ces derniers sont devenus de plus en plus effrayants et destructeurs au fur et à mesure que la technique se perfectionnait. En tout cas nous posons avec plus d’insistance qu’autrefois la question de la responsabilité de Dieu dans le mal-être du monde. Pour saint Augustin et la théologie qui l’a suivi la condition malheureuse de l’humanité avait une explication simple : elle est due « au péché abominable à l’excès qui fut commis au paradis (terrestre) ». Dans ce sillage Calvin enseignait que, depuis le péché originel, « la nature est en deuil ». Cette explication est-elle encore recevable par nos contemporains ? Les hommes ont décuplé la violence animale rencontrée dans la nature, et leur responsabilité incombe à leur liberté. Mais pourquoi Dieu a-t-il permis Auschwitz et les massacres perpétrés par les Kmers rouges ? Dans La troisième mort de Dieu, André Glucksmann enferme Dieu dans un cercle accusateur. « Quand l’horreur surgit, écrit-il, si le Seigneur est toute puissance, ou bien il n’est pas toute sagesse, ou bien il n’est pas toute bonté. Si le Seigneur est omniscient et s’il est charitable, il faut croire qu’il est impuissant ».
Ne donnons donc pas de réponses péremptoires à ceux qui nous questionnent avec angoisse sur l’omniprésence du mal. Je reprendrais ici à mon compte une parole de Paul Ricoeur : « La religion n’a pas réponse à tout ». Mais la foi chrétienne éclaire et relativise tout de même cette immense énigme par deux fortes affirmations qui sont au centre de la Révélation : 1° Dieu est venu parmi nous ; il a souffert de la violence du mal et il est mort dans l’abandon le plus total ; et même, écrit Pascal, il « sera en agonie jusqu’à la fin du monde » ; 2° Dans la Jérusalem céleste, le mal, la souffrance, les larmes, la peur, la nuit et la mort auront disparu. Ainsi le chrétien sait, d’une part, que la présence divine ne cesse pas de l’accompagner au cœur de la souffrance et, d’autre part, qu’il y aura une sortie du tunnel dans la lumière éternelle.
À cette ouverture sur l’espérance je voudrais ajouter un constat à contre-courant du pessimisme actuel. Le bien existe, mais il est discret. S’applique aux rapports du mal (“survalorisé” estime le P. Valadier) et du bien, humble ou secret, le proverbe bien connu : « On entend le fracas de l’arbre qu’on abat, mais on n’entend pas la forêt qui pousse ». La forêt qui pousse en silence, c’est le bien qui s’accomplit chaque jour autour de nous et aussi – pourquoi pas ? – par nous. Ne pas faire entrer la réalité quotidienne du bien dans une analyse de la condition humaine et dans la réflexion à la fois historique, philosophique et religieuse sur l’existence, c’est commettre une soustraction illégitime.
À propos du mystère du mal, la doctrine du péché originel, absente des évangiles, pose problème à nos contemporains, s’ils s’en tiennent à une lecture littérale de la Genèse. La science d’aujourd’hui conduit à renoncer à la croyance en un premier couple humain doté de privilèges extraordinaires, exempt de la mort, vivant dans un paradis terrestre dont, écrivait Teilhard de Chardin, « on n’a pas retrouvé la trace », et capable de commettre en toute liberté et pleine conscience une faute méritant une punition dramatique. Nous entrevoyons au contraire l’humanité des origines se dégageant difficilement de l’animalité, apprenant progressivement à se tenir debout et à parler et développant peu à peu l’usage de sa liberté
Quant à la mort, si angoissante soit-elle, elle n’est pas une condamnation mais un processus naturel lié à l’apparition de la reproduction sexuée, dans laquelle la mort est « programmée… Car il ne sert à rien de produire des individus différents des parents si ceux-ci restent et occupent la place. Il faut qu’ils s’en aillent », écrit le grand géologue Xavier Le Pichon.
Enfin la culpabilité héréditaire a contre elle à la fois un texte célèbre d’Ézéchiel 18,20 (« Un fils ne portera pas la faute de son père, ni un père la faute de son fils ») et la réponse de Jésus aux questions sur l’aveugle-né (« Qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » —« Ni lui, ni ses parents » (Jean 9,2-3). L’Église catholique a renoncé à affirmer la culpabilité héréditaire dans le cas du peuple qu’elle appelait autrefois « déicide ». Il est urgent qu’elle dissipe toute ambiguïté au sujet de celle qui aurait découlé du péché originel. Le texte de la Genèse ne peut donc plus être entendu de manière littérale. De même les chrétiens ne doivent pas s’alarmer de ne plus pouvoir lire les évangiles comme on le faisait autrefois. Nous savons aujourd’hui qu’ils furent des reconstructions didactiques de l’enseignement de Jésus et sur Jésus à partir de la certitude de la résurrection du Messie. Le grand historien catholique que fut Henri-Irénée Marrou écrivait à bon droit : « Un évangile n’est pas un recueil de procès-verbaux, de constats d’événements plus ou moins exacts, plus ou moins fidèlement transmis… L’auteur voulait transmettre à ses lecteurs la connaissance du Christ nécessaire au salut ; pour élaborer cette image de Jésus, il a pu être amené à toute une manipulation des sources qui nous déconcerte peut-être (par son indifférence, par exemple, à la chronologie), mais qu’il serait naïf de qualifier de falsification ou de mensonge. »
Sur les rapports du christianisme avec les changements apportés par l’histoire, un constat s’impose : le christianisme, comparé aux autres religions, a montré au cours des âges une étonnante capacité de créativité et d’adaptation aux temps, aux espaces et aux cultures. Issu du judaïsme, il s’est rapidement intégré à la civilisation gréco-romaine, puis il est « passé aux barbares », pour créer une chrétienté européenne et s’épanouir ensuite à l’échelle planétaire.
Par ailleurs beaucoup d’historiens, dont je suis, estiment que ce n’est pas un hasard si la science moderne, les Droits de l’Homme et l’amélioration du statut de la femme ont pris leur essor en terre chrétienne. Toutefois sur ces derniers sujets on objectera, à bon droit, des faits en sens contraire : la condamnation de Galilée, que l’Église romaine a mis 359 ans à regretter, la longue défiance de la théologie à l’égard du fait de l’évolution, les condamnations par Pie VIII de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 et par Pie IX de celle de liberté de conscience et de religion, etc. Mais reconnaissons en contre partie qu’en notre temps, depuis Vatican II et grâce surtout à Jean XXIII et à Jean Paul II, l’Église catholique a demandé pardon avec une netteté exemplaire pour l’Inquisition, pour son antijudaïsme de jadis et pour son silence sur la traite des Noirs, et qu’elle est maintenant en tête du combat mondial pour la liberté de conscience et de religion, pour les Droits de l’Homme et contre la peine de mort. Cela veut dire que notre Église n’est pas insensible aux « signes des temps ». Mais nous devons l’aider à poursuivre sur ce chemin, pour qu’elle ne cède pas aux tentations du repli et ne revienne pas aux erreurs du passé.
Nous sommes aujourd’hui dans une situation inédite. Jamais dans le passé n’a existé une civilisation comme la nôtre. Sur le plan matériel les sujets de Louis XIV étaient plus proches des contemporains de Périclès que de nous. Le christianisme, comme les autres religions du monde, se trouve aujourd’hui inséré dans une civilisation autre que celle dans laquelle il est né. Ne nous étonnons pas que l’adaptation soit difficile. Nous avons vécu depuis la fin du XVIIIe siècle deux révolutions majeures : d’abord la révolution industrielle, puis, aujourd’hui, la révolution de l’informatique et du numérique. Le cumul de ces deux transformations géantes conduit à la mondialisation accélérée, à une urbanisation massive et à la communication instantanée dans un flux assourdissant de sons et d’images. Accompagnant ces bouleversements, les progrès de l’enseignement et l’élévation du niveau de vie dans les pays anciennement développés et maintenant aussi dans les pays émergents ont induit et continuent de susciter la demande de parole des citoyens, une plus grande autonomie des consciences et la sécularisation globale des sociétés. Jamais dans le monde, avant la création des États-Unis et la Révolution française, n’avait existé de séparation entre religion et pouvoir politique. À cet égard nous sommes depuis deux cents ans dans une situation radicalement nouvelle dont le christianisme, notamment dans sa composante catholique, doit prendre la mesure ; faute de quoi il sera marginalisé et la « nouvelle évangélisation » échouera.
Les crises internes du premier semestre 2009 : la levée, sans consultation de l’épiscopat français, de l’excommunication des quatre évêques lefebvristes, les déclarations scandaleuses de l’un d’entre eux sur la Shoah, etc. ont montré de graves défauts dans la gouvernance de l’Église romaine. L’archevêque de Salzbourg a accusé le Vatican de « ramener l’Église au rang d’une secte où ne resterait plus qu’une poignée de membres fidèles à la ligne officielle ».
De multiples appels se sont élevés récemment dans notre Église pour souhaiter qu’elle se décentralise, qu’elle restaure la collégialité épiscopale, qu’elle fasse une place plus grande au principe de subsidiarité et au dialogue et qu’elle écoute davantage la voix des fidèles, notamment sur les grands problèmes de société. Dans son récent livre, J’aimerais vous dire, Mgr Rouet écrit notamment : « La spécificité chrétienne demande de trouver une structure qui permette l’échange …Cela suppose, si l’Église veut redevenir crédible, de redéployer toutes les tâches, tous les ministères et tous les services ». Il ajoute : « Fût-ce de manière douce, l’obéissance ne peut fonctionner dans l’Église à partir d’ordres incompris ou non préparés ».
Dans un ouvrage paru en 2007 le cardinal Daneels écrivait : « Quand on ne réunit plus, comme au concile, tous les évêques pour décider de l’avenir de l’Église, c’est l’administration qui reprend les rênes ». Notre Église n’a pas assez la culture du débat. S’interrogeant sur L’avenir de la foi, le P. Sesboüé renvoie à la formule de saint Cyprien : « ce qui concerne tous doit être l’affaire de tous » et rappelle le souhait du cardinal Martini qu’« il y ait la possibilité dans l’Église de discuter ouvertement et librement de certains problèmes ». Le célibat des prêtres, la place des femmes dans l’Église, la contraception artificielle, le statut religieux des divorcés remariés sont de ceux-là ; d’autres sujets encore se situent « dans ces zones d’ombre ou zones frontières où ce qui est vraiment bien n’apparaît pas immédiatement et où il ne sert à rien de dire non et surtout d’interdire de manière prématurée ».
Voilà des propositions positives pour ouvrir de nouveaux chemins au message évangélique dans le monde d’aujourd’hui. Il faut donc insister sur quelques urgences. L’une d’entre elles est de tirer les conséquences de l’effacement de la civilisation paroissiale qui était adaptée au monde rural ou à des villes de dimensions modestes. Aujourd’hui nos villes sont énormes et elles imposent la mise en place de structures d’Église démultipliées, donc des « communautés de base » : expression que vient d’employer Mgr Papin, évêque de Nancy, au sujet de son diocèse et qui caractérise aussi les créations de Mgr Rouet dans celui de Poitiers. En outre, la création de communautés de base entraînerait logiquement une redéfinition du statut du prêtre.
Ce n’est pas un hasard si les groupes évangéliques se sont multipliés ces dernières années en Amérique latine. Ils ont là-bas profité de la suspicion de la hiérarchie à l’égard des communautés de base, groupes de quartiers actifs et chaleureux, qui, Dieu merci, n’ont pas disparu. Nous devons en tout cas réfléchir au succès des groupes chrétiens de proximité, évangéliques ou non : ils sont sans doute la structure ecclésiale souple et décentralisée dont notre époque a besoin.
Enfin j’appelle instamment de mes vœux une relance, d’une part, de l’œcuménisme actuellement en panne et, d’autre part, des contacts interreligieux que Jean Paul II avait inaugurés par les rencontres d’Assise. S’agissant de l’œcuménisme, il est déraisonnable, quand le christianisme est l’objet d’attaques convergentes, que les fidèles de Jésus ne resserrent pas les rangs. C’est un fait en tout cas que, dans le vécu quotidien, les chrétiens connaissent et comprennent de moins en moins les raisons de leurs divisions passées.
Quant au dialogue interreligieux, il peut avoir un immense champ d’action devant lui, moins peut-être sur le plan théologique que sur celui du sauvetage de la planète. Rêvons un instant : si les grandes religions du monde se mettaient d’accord pour une action commune contre la guerre, la torture et les épidémies, pour les Droits de l’Homme, pour un meilleur partage des ressources de la planète et pour un ordre économique plus humain, quelle immense espérance soulèverait une telle coordination, qui ne nuirait en rien à l’approfondissement par chacun de sa propre religion.
Car je voudrais encore expliquer en quoi consiste l’originalité du christianisme et pourquoi il reste, selon moi, d’actualité. La double réponse à ces questions est qu’il a apporté de façon inédite et décisive une nouvelle image de Dieu et institué de nouveaux rapports entre Dieu et les hommes. Jésus était juif. Mais – je cite ici Régis Debray (Dieu, un itinéraire) – Jésus a « déterritorialisé la religion… Un divin hors sol, cela ne s’était jamais vu… (Le Dieu de Jésus) n’est plus un Dieu ethnique… C’est un Dieu désenclavé, déraciné… Jésus a mondialisé Dieu… Toutes les nations sont admises à la Sainte Table ».
Aussi peut-on légitimement affirmer que Jésus a donné un nouveau statut à la liberté humaine. Le premier Testament avait surtout insisté sur les libérations successives du peuple élu, d’abord de l’Égypte, puis de la captivité de Babylone. Le christianisme, au contraire, comprit l’enseignement de Jésus comme une parole libératrice adressée à tout homme. Paul le proclama aux Galates : « C’est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés. Vous avez été appelés à la liberté » Et Jean de confirmer : « La vérité vous fera libres… Si le Fils vous affranchit, vous serez réellement libres ». Selon le christianisme, les hommes sont tous frères de Jésus et cohéritiers avec lui du Royaume de Dieu, tous appelés au même destin de divinisation ultime. Jamais auparavant la dignité de l’homme – de tout homme – n’avait été affirmée avec une telle force et justifiée par un aussi fort argument. Tous les hommes sont en droit égaux devant Dieu. C’est pourquoi, à mon avis, l’actuelle mondialisation donne une nouvelle chance au christianisme.
Autre caractéristique sans précédent de l’enseignement de Jésus : la façon dont il a parlé de son Père en lui disant « Abba » (papa). À ce sujet Régis Debray écrit aussi : « Au Dieu dur des armées qui se venge et punit (“Ta droite, Ô Eternel, a écrasé l’ennemi’’) succède un doux qui pardonne et désarme… Yahweh gronde ; Jésus sourit ». L’appel adressé par Jésus à son Père ouvre sur une doctrine stupéfiante dans les annales religieuses de l’humanité, celle de l’Incarnation, mystère inaccessible à la science et communiquée aux hommes par une parole venue d’ailleurs, une « Révélation ». Le christianisme affirme que Dieu n’a pas fait semblant de devenir homme. « Il a gémi dans un berceau, écrivait Luther… Il a tété les seins de sa mère et a été couché dans la crèche : voilà l’article principal de notre religion ». Il est donc notre frère et la promotion de l’humanité s’est faite grâce à l’Incarnation, mystère qui a révolutionné l’image de Dieu.
Ultime novation chrétienne, aussi paradoxale que la précédente, mais qui donne son plein sens à la Révélation chrétienne : la proclamation de la résurrection de Jésus qui a été « relevé » d’entre les morts. Un événement unique, inattendu, incompréhensible en termes de science, un « mystère » au sens fort. Nous pouvons refuser de croire à cette « folie » – c’est l’expression de Paul – mais force est de constater que jamais auparavant n’avait été proposée pareille doctrine. Son corollaire, c’est que Jésus, en ressuscitant, nous a ouvert les portes du royaume des cieux et qu’il nous y accueillera. D’où, en finale, cette question : pourquoi une telle espérance serait-elle démodée ?