Que sait-on de Jésus ? (chapitre 9)

Publié le par G&S

Après Pâques, les chrétiens

Après Pâques, on assiste à un changement essentiel. Jusque là c’est Jésus lui-même qui portait un message, la venue du Royaume de Dieu. Après Pâques, Jésus devient l’objet central du message, qui est un message de salut : Jésus est proclamé Messie, Seigneur, Fils de Dieu. Jésus, qui appelait à la foi en Dieu et à l’accueil du Royaume, devient lui-même objet de foi et contenu central de la confession de foi.

Comment s’est opéré ce passage de la prédication de Jésus à la prédication sur Jésus ? Il est lié aux événements de Pâques. Mais on peut alors s’inspirer de deux modèles :

- Le modèle de la discontinuité, qui a longtemps été dominant, et dont le représentant le plus célèbre a été Rudolf Bultmann. Il oppose le « Jésus de l’histoire », qui vivait dans l’attente du Royaume et de la fin du monde, et le « Christ de la foi ».

- Le modèle de la continuité, qui n’a cessé de gagner du terrain au fur et à mesure des travaux historiques sérieux, depuis les années 70. Il voit dans la naissance de la christologie une conséquence naturelle des affirmations de Jésus avant Pâques autant que des expériences fondatrices vécues par les premiers chrétiens avec le Ressuscité et l’Esprit-Saint. La naissance de la christologie repose donc ainsi sur plusieurs éléments :

1 – Le comportement de Jésus avant Pâques

Nous l’avons établi dans les études précédentes : déjà du point de vue de l’histoire des religions, le comportement de Jésus, avec ses dimensions charismatique, prophétique, messianique et de sagesse, a quelque chose d’unique. Aucune figure de l’Antiquité n’a élevé une revendication ni accompli une action semblables à celles de Jésus de Nazareth :

- Jésus lie la fondation du Règne de Dieu sur terre à sa personne, son action est déjà survenue du Royaume de Dieu,
- sa personne devient le critère lors du Jugement dernier (Q 12,8),
- comme Dieu, il pardonne les péchés, guérit les malades et se situe au-dessus de Moïse,
- en choisissant douze disciples il vise la restauration eschatologique d’Israël.

Tout cela situe nécessairement Jésus dans une étroite proximité avec Dieu et donne à son action une qualité eschatologique. C’est à partir de là qu’une christologie explicite se développera après Pâques. Ce qu’il y avait d’unique dans le comportement et les revendications de Jésus sera renforcé après la Résurrection. Le christianisme primitif sera en continuité avec l’action et le message de Jésus sur plusieurs points :

1) Jésus n’attachait pas la volonté de Dieu à des rites, mais à l’éthique de l’amour de Dieu et du prochain. Son action visait à restaurer les relations entre les hommes et Dieu et entre les hommes entre eux. On retrouvera tout cela dans le christianisme primitif.
2) Tout en se sachant envoyé d’abord à Israël, Jésus annonçait un amour de Dieu sans limites, ouvrant des perspectives allant au-delà des frontières d’Israël. Cela rendait possible après Pâques d’adresser la Bonne Nouvelle aux païens.
3) Jésus interprétait les piliers du judaïsme de son temps, la Torah, le Temple, le sabbat, avec beaucoup de liberté. Cela préparait un nouvel universalisme.

2 – Les apparitions du Ressuscité

Elles constituent manifestement l’étincelle initiale pour les premiers chrétiens : le Jésus de Nazareth, mort honteusement sur la croix, n’est pas un criminel, mais il est ressuscité d’entre les morts et il appartient désormais définitivement au monde de Dieu. En comparant les divers récits de Pâques avec la tradition ancienne de 1Corinthiens 15, on discerne trois éléments partout sous-jacents :

1) Le tombeau vide comme préalable, tant chez Paul « il a été mis au tombeau » (1Corinthiens 15,4) que dans les Évangiles. Un argument décisif appuie cela : le message de la Résurrection n’aurait jamais pu être proclamé avec succès à Jérusalem si le cadavre de Jésus était demeuré dans un tombeau privé ou dans une fosse commune. Ni ses adversaires, ni ses partisans ne pouvaient ignorer l’endroit où Jésus avait été enterré. Le succès du message pascal à Jérusalem (cf. Actes 6) n’est historiquement pas pensable sans un tombeau vide.
2) Les premières apparitions. Les récits laissent entrevoir que Jésus est apparu vraisemblablement d’abord à Pierre et à Marie de Magdala ou à plusieurs femmes. L’apparition à Pierre fonde la place exceptionnelle qu’il occupa dans le christianisme primitif. Et des femmes jouent un rôle important dans presque tous les récits d’apparition, ce qui en souligne la véracité, puisque le témoignage de femmes n’avait pas de valeur juridique.
3) Après être apparu à des personnes, Jésus apparaît à des groupes : aux Douze, sans doute en Galilée, où les disciples s’étaient enfuis après l’arrestation de Jésus, puis à 500 frères à la fois. Puis encore à des personnes : Jacques, frère du Seigneur, qui jouera dès lors un rôle important dans la communauté de Jérusalem, et Paul.  

De quelle nature sont ces apparitions ? Théologiquement, elles sont inséparables du message qu’elles transmettent : Dieu a ressuscité Jésus d’entre les morts. Du point de vue de l’histoire des religions,  il s’agit de visions dans le contexte de représentations apocalyptiques, d’après lesquelles Dieu à la fin des temps accorde à quelques élus une connaissance de son action. On ne peut les situer au plan psychologique, les données des récits sont trop minces, et Paul lui-même, témoin authentique d’une apparition, reste extrêmement sobre quand il en parle.

De même que la Résurrection, il faut les comprendre comme des événements transcendants venant de Dieu, qui provoquent chez les disciples des expériences transcendantes. De telles expériences, on peut parler de deux manières : par des récits et par des rites, qui les commémorent et qui en évoquent la dimension transcendante. Baptême et Repas du Seigneur furent de ces lieux rituels par lesquels ces expériences sont renouvelées et confortées. On perçoit bien dans les textes à quel point ces expériences ont eu une signification immense : le Crucifié est Ressuscité ! Dieu a agi pour Jésus par son Esprit Créateur et a fait de lui la figure décisive des derniers temps ! Pâques a été l’origine d’un nouveau mouvement.

3 – Les expériences de l’Esprit

L’action de l’Esprit a aussi contribué à la naissance de la christologie. Tandis que les apparitions sont restées strictement limitées, l’action de l’Esprit va s’étendre largement et toucher de nombreuses personnes. Pour l’histoire des religions, Dieu et l’Esprit vont toujours ensemble. Dans le judaïsme ancien l’idée qu’à la fin des temps l’Esprit de Dieu sera répandu joue un rôle important (Ézéchiel 36,25-29 ; Isaïe 32,15-18 ; Joël 3,1-5 LXX). Le Messie est représenté comme porteur de l’Esprit.

Le point de départ du christianisme semble marqué par des expériences spontanées de l’Esprit : « Dieu nous a donné l’Esprit » répète souvent St Paul (1Thessaloniciens 4,8 ; 1Corinthiens 1,12 ; 2Corinthiens 1,22 ; 5,5 ; Romains 5,5, 11,8). La réception de l’Esprit est perceptible par des phénomènes visibles (Galates 3,2 ; Actes 8,18), par des guérisons, la glossolalie, des paroles prophétiques (1Corinthiens 12 et 14 ; Actes 10,19). Les Actes des Apôtres aussi comportent sûrement un noyau historique quand ils décrivent l’action de l’Esprit dans les premières communautés chrétiennes, même s’ils l’entourent d’un enjolivement légendaire. L’Esprit y apparaît comme « la force d’En-Haut » promise par Jésus (Luc 24,49 ; Actes 1,5 et 8). L’Esprit est accordé à ceux qui accueillent la prédication des Apôtres et se font baptiser.

L’action de Jésus lui-même, d’après la tradition la plus ancienne, était sous l’empreinte de l’Esprit. C’est l’Esprit de Dieu qui a opéré la résurrection et qui détermine maintenant l’être nouveau et la nouvelle manière d’agir du Ressuscité, l’Esprit aussi qui détermine l’être-nouveau du croyant à partir du baptême (1Corinthiens 12,13).

Les plus anciennes affirmations chrétiennes sur l’action de l’Esprit de Dieu expriment la conviction que l’espérance juive sur le Pneuma source de vie à la fin des temps a trouvé maintenant sa réalisation. Dans l’action de l’Esprit de Dieu les premiers chrétiens reconnaissent la réalité de la Résurrection du Christ.

4 – La lecture christologique de l’Écriture

La manifestation de Jésus dans l’histoire d’Israël renvoie les premiers chrétiens aux Ecritures d’Israël. Ce sont les Ecritures qui donnent à la christologie son langage, comme on le voit dès 1Corinthiens 15,3 : « selon les Écritures ». Les premiers chrétiens vivent par et dans les Écritures d’Israël (spécialement les LXX), en en faisant une lecture neuve à partir de l’événement du Christ.

Dès les lettres authentiques de Paul on trouve 89 citations de l’A.T. Marc situe des citations de l’Ecriture aux moments-clefs de son Evangile. Chez Matthieu, les citations d’accomplissement constituent un élément fondamental de la christologie, à partir du modèle : Promesse-Accomplissement. Le verbe « plêroo » est souvent au passif, pour souligner l’action de Dieu, pour dire : l’histoire de Jésus est l’histoire de Dieu. Jean souligne fortement que dans la Passion du Christ s’accomplit la volonté de Dieu. Pour lui, non seulement les Ecritures renvoient à Jésus, mais le Christ se rend témoignage en elles.

Certains textes de l’Écriture prennent une place plus importante dans la relecture opérée par les premiers chrétiens : Psaumes 110,1 LXX et Psaumes 2,7 ont sûrement contribué fortement à la constitution d’une christologie du Fils. Chez Paul, Genèse 15,6 sur la foi d’Abraham devient une référence majeure.

5 – Le contexte et l’arrière-plan religieux, juif et hellénique

Le développement de la christologie a pu s’accomplir en continuité avec les principes du judaïsme, qui offraient aux chrétiens des catégories de pensée importantes :

- Le monothéisme : Dieu est Unique, il est le Créateur et le Souverain du monde,
- Dieu est Unique, mais il n’est pas seul. Des figures célestes médiatrices sont situées dans une proximité immédiate de Dieu : la Sagesse, le Logos, le Nom de Dieu. Et des patriarches bibliques comme Hénoch ou Moïse ou encore l’Archange Michel sont proches de Dieu et agissent en son nom. Ils sont des témoins que Dieu est tourné vers le monde. Ils participent au monde divin, mais ils sont soumis à Dieu, et comme forces créées n’entrent nullement en concurrence avec le Dieu unique. Les chrétiens s’appuieront sur tout cela pour désigner Jésus de Nazareth comme « Christ », « Seigneur », « Fils de Dieu ».
- L’espérance en une résurrection des morts s’était développée depuis le 3e siècle av. JC avec la littérature apocalyptique (Daniel 12,2, 2Maccabées 7,9).

Les représentations religieuses caractéristiques du monde hellénique ont aussi facilité et influencé la première christologie. L’incarnation de dieux ou d’être semblables à Dieu et le devenir-Dieu d’un homme, étrangers au judaïsme, étaient des idées présentes dans la culture grecque. La représentation d’un médiateur à la fois divin et humain était acceptable pour des Grecs comme pour des Romains à partir de leur propre arrière-plan culturel. Elle était par contre inacceptable pour des Juifs, qui rejetèrent violemment l’Empereur Caligula lorsqu’il voulut se faire honorer comme dieu.

La christologie primitive, prenant appui sur ce contexte religieux, a dû placer très tôt ses propres accents pour définir la place unique de Jésus : elle affirme la filiation divine d’un crucifié, elle voit en lui le médiateur de l’autorévélation de Dieu. Tout cela s’est réalisé très rapidement, dans un foisonnement de représentations diverses. Déjà avant Paul, on trouve affirmé :

- le Jésus Ressuscité est le Fils de Dieu (1Thessaloniciens 1,10 ; Galates 1,16 ; Romains 1,4)
- il est semblable à Dieu, image de Dieu (Philippiens 2,6 ; 2Corinthiens 4,4)
- comme être préexistant il participe à l’action créatrice de Dieu (1Corinthiens 8,6 ; Philippiens 2,6)
- sa place est au ciel, à la droite de Dieu (Romains 8,24), d’où il domine tout l’univers (Philippiens 3,21) et toutes les puissances célestes (Philippiens 2,10)
- envoyé par Dieu, il agit actuellement dans la communauté (Galates 4,4 ; Romains 8,3)
- il sera le plénipotentiaire divin lors du Jugement dernier, au moment de sa Parousie (1Thessaloniciens 1,10 ; 1Corinthiens 16,22 ; 2Corinthiens 5,10).

Toutes ces affirmations, sans rien de systématique, se développent très rapidement dans divers milieux, à partir des expériences fondatrices : les apparitions, l’action de l’Esprit, la pratique des assemblées liturgiques, où l’on proclame : « Maranatha ! » « Notre Seigneur, viens ! » (1Corinthiens 16,22 ; 12,3). À côté de la réflexion théologique, les assemblées liturgiques, avec leurs acclamations et la vénération de Jésus, ont sûrement joué un grand rôle pour la formation, le développement et la diffusion des idées nouvelles en christologie.

6 – Le Médiateur venu de Dieu

Il fallait même aller plus loin. La divinisation de Jésus commence très tôt dans tous les domaines du christianisme naissant. On a recours pour cela au langage du mythe, c’est-à-dire au langage symbolique faisant place aux réalités divines qu’on trouve toujours, par exemple, dans les récits sur les origines. On le fait sur la base de représentations juive (monothéisme) ou gréco-romaine (incarnation d’un dieu, divinisation d’un homme), en assumant la revendication de Jésus avant Pâques et son destin après Pâques. L’histoire n’est pas pour autant supprimée, elle est intégrée dans une réalité plus vaste.

1) Les récits et les titres renvoient donc toujours aux origines, pour formuler l’appartenance au monde divin du Jésus Christ agissant dans l’histoire (Philippiens 2,6 ; Marc 1,1 ; Jean 1,1). Trois titres surtout vont être appliqués à Jésus, pour dire qui il est dans l’histoire du salut :

- « Christ » est un titre qu’on trouve dans les plus anciennes traditions et qui a l’avantage de résumer en un seul mot toute l’histoire du salut, très vite accolé, et déjà chez Paul, au nom propre de Jésus : « Jésus-Christ ».

- « Kyrios » « Seigneur » (cf. Psaumes 110 LXX), 719 fois dans le N.T. Jésus est élevé à la droite de Dieu, participe à la puissance et à la gloire de Dieu, et exerce à partir de là son Règne. Comme Seigneur, il est présent dans sa communauté sur laquelle il a autorité, il devient l’instance morale à laquelle on se réfère.

- « Fils de Dieu ». Ce titre exprime aussi bien la relation étroite entre Jésus et le Père que sa fonction de médiateur entre Dieu et les hommes.

2) Dans un hymne primitif (Philippiens 2,6-11) la réflexion christologique, déjà avant Paul, élargit le changement de statut de Jésus de l’existence postpascale à la préexistence. Une conception présente dans de nombreux textes du N.T. se trouve à l’arrière-plan de ce processus : on ne peut devenir que ce qu’on a toujours été. L’hymne oppose la « morphè theou » à la « morphè doulou » (forme de serviteur). Jésus Christ quitte son rang divin et descend dans son contraire le plus radical. Il passe de la Toute Puissance à l’impuissance et à l’abaissement, à l’humilité et à l’obéissance jusqu’à la mort. Le tournant au verset 9 est introduit par le nouveau sujet, « Dieu ». Le nouveau statut de Jésus-Christ est plus qu’un simple retour à la préexistence de l’égalité avec Dieu. C’est seulement son abaissement jusqu’à la mort qui confère au Ressuscité la Seigneurie sur l’univers, C’est dire que le préexistant lui-même passe par une transformation pour devenir ce qu’il doit être.

3) Parmi les autres formules de foi, on notera en particulier : 1Corinthiens 8,6, qui affirme que par son origine et sa nature le Christ appartient pleinement au monde de Dieu ; et une autre hymne au Christ, Colossiens 1,15-20 : l’existence du monde provient uniquement du Dieu unique, qui est source de toute existence, mais le Seigneur, le Fils, est le médiateur préexistant de toute la création : « en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre ».

Jacques Lefur
d’après un article en allemand de Gerd Theissen, mai 2012

Publié dans DOSSIER JESUS

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