Que sait-on de Jésus ? (chapitre 8)
La mort de Jésus, fin et commencement
La venue à Jérusalem pour la Pâque
À la fin de son activité publique en Galilée, Jésus se rend à Jérusalem pour la fête de la Pâque, avec ses disciples et quelques autres personnes. Manifestement il fait cela consciemment, en continuité avec son message du Règne de Dieu et son activité spectaculaire en Galilée : on peut s’attendre à ce que les événements atteignent ici un paroxysme (souvenir conservé à sa façon par Jean 11,8 et 16 : « Allons-y nous aussi et mourons avec lui »).
De fait, lors de son entrée à Jérusalem Jésus ne se dérobe pas aux ovations de la foule, il accepte les attentes messianiques qui s’expriment et qui peuvent être interprétées politiquement (Marc 11,1-11). En continuité avec cet accueil et presque aussitôt après, Jésus se rend dans le Temple et en chasse vigoureusement les vendeurs. Dans quel objectif ? Il est difficile de le savoir, mais on peut rapprocher ce geste de la parole conservée par Marc 13,2 : « Tu vois ces grandes constructions ? Il ne restera pas pierre sur pierre, tout sera détruit ». Dans ce cas, il ne s’agirait pas pour Jésus de rendre le Temple à un culte qui plairait à Dieu, mais de manifester par un geste prophétique que la présence et la venue du Règne de Dieu faisait perdre au Temple de Jérusalem sa fonction de lieu pour la rémission des péchés (cf. Luc 6,16). Le règne du mal touche à sa fin, plus besoin de sacrifices.
Le procès et la crucifixion
L’action contre le Temple mettait en cause l’ordre établi, au plan économique et politique, elle ne pouvait pas ne pas susciter de réactions (Marc 11,28 : « Par quelle autorité fais-tu cela ? Qui t’as donné autorité pour le faire ? »). Ce sont très probablement les Sadducéens, responsables de l’ordre à Jérusalem, qui ont procédé à l’arrestation de Jésus (Marc 14,1.43 et 53 : les Grands-prêtres sont chaque fois mentionnés) et l’ont conduit devant Pilate.
Les controverses religieuses entre Juifs n’intéressaient pas les Romains, mais le texte laisse clairement supposer qu’ils tenaient Jésus pour un résistant politico-religieux (seule question de Pilate, Marc 15,2 : « Es-tu le Roi des Juifs ? »). Nous connaissons par Flavius Josèphe plusieurs autres cas où les procurateurs romains se sont débarrassés de chefs révoltés pouvant mettre en danger l’ordre établi. Jésus de Nazareth a été crucifié par les Romains comme rebelle, très vraisemblablement le 7 avril de l’année 30.
3) Comment Jésus a compris sa mort : le dernier Repas avec les disciples
Il est frappant de remarquer que Jésus, malgré le danger prévisible, n’a pas quitté Jérusalem alors qu’il en avait l’occasion. La possibilité d’une arrestation ne pouvait le surprendre, il avait à l’esprit la mort de Jean le Baptiste et les mises en garde de son souverain Hérode Antipas (Luc 13,31). Malgré cela il demeure à Jérusalem et se comporte consciemment de manière provocante. Tout cela indique que Jésus envisageait sa mort comme possible, mais qu’il ne fit rien pour échapper à ce destin.
Diverses paroles de Jésus dans les Évangiles parlent de sa mort à venir : Luc 12,49-50 ; 13,31s, Marc 14,7) en plus des annonces de sa Passion, mais il est difficile d’y discerner ce qui provient d’avant ou d’après Pâques. Par contre, le dernier repas de Jésus avec ses disciples est une donnée d’une haute vraisemblance historique. Comme les autres repas communautaires vécus auparavant, Jésus vit ce repas dans la certitude de la présence de Dieu et dans l’attente de son Royaume. Les repas sont déjà une forme concrète et un gage du Royaume en train de survenir : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu » (Luc 19,10, durant le repas chez Zachée).
Pour ce dernier repas, deux paroles de Jésus sont particulièrement éclairantes : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir » (Luc 22,15). « En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu » (Marc 14,25). Dans des textes comme Isaïe 25,6-12 un repas est image de la communauté eschatologique dans le monde de Dieu à venir. Durant ce repas le regard de Jésus est tourné vers ce festin dans le Royaume de Dieu. Mc 14, 25 nous apprend deux choses :
- Juste avant son arrestation Jésus pense à sa mort et prend consciemment congé de ses disciples.
- Penser à sa mort ne conduit nullement Jésus à perdre espoir dans la venue du Royaume de Dieu, même si le moment de cette venue demeure pour lui indéterminé : « jusqu’à ce jour… ».
De plus, Marc 14,25 peut se comprendre comme une annonce prophétique de sa mort : Jésus boit du vin pour la dernière fois. Jésus, conscient qu’il va mourir, lie sa mort prochaine à l’attente du Royaume et à sa survenue imminente. Sa mort à venir ne peut être séparée de sa relation très singulière avec Dieu, de sa certitude qu’avec lui le Royaume a commencé à survenir (Luc 11,20). La conscience très élevée qu’avait Jésus de sa personne et de sa mission le conduit forcément à donner sens à sa mort, un sens que lui seul pouvait discerner. Vraisemblablement Jésus a compris sa mort à partir d’Isaïe 53, comme le don de soi pour la multitude : cf. Marc 10,45 : « Le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude ». Sa mort se trouve ainsi en continuité avec sa manière d’agir et de vivre « pour les autres ».
Ce don de soi, Jésus le formule durant le dernier repas avec des paroles imagées, selon son habitude dans les paraboles : « Ceci est mon corps… Ceci est mon sang versé pour la multitude » (Marc 14,22-24), sans que nous puissions reconstruire avec exactitude les paroles et les gestes de Jésus. En faisant passer une seule coupe à ses disciples (Mc 14,23), Jésus indique qu’au-delà de sa mort, il veut que la communauté qu’il a créée continue après sa mort. Jésus fête ce dernier repas conscient qu’ avec sa mort le Royaume et aussi donc le Jugement vont survenir.
Il donne sa vie, pour que « la multitude » soit sauvée lors du Jugement. Cette attente du Règne de Dieu se révélant pleinement avec sa mort ne se réalisa pas pour Jésus (cf Mc 15,34 : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »). Dieu agit pour lui de manière inattendue, en le ressuscitant d’entre les morts, mais ainsi aussi en continuité : la mort de jésus est et demeure un événement de salut « pour la multitude ». Après Pâques, le dernier repas deviendra un signe de mémorial et d’accomplissement, par lequel Jésus se révèle par la force de l’Esprit-Saint le Vivant présent dont on fait mémoire, le fondateur d’une alliance nouvelle, le Seigneur à venir de l’univers et de toute l’humanité. Cette structure fondamentale se retrouve dans toutes les traditions sur le dernier repas, sous des formes différentes.
Conclusion
Des trois ensembles d’événements mentionnés ci-dessus :
- Jésus est venu à Jérusalem en toute conscience
- il n’a nullement évité les conséquences de ses actes provocateurs
- lors du dernier repas il a donné sens à sa mort prochaine
une conséquence se dégage comme inévitable : Jésus espérait et attendait qu’avec sa venue à Jérusalem le Royaume de Dieu survienne définitivement. Sa mort est donc en relation immédiate avec toute son action précédente. La « pro-existence » 1 de Jésus pour Dieu, pour son Royaume et pour les hommes comprend et caractérise du même mouvement sa vie et sa mort.
(1) Concept proposé dès 1975 par Heinz Schürmann, exégète catholique à Erfurt (ex Allemagne de l’Est), pionnier après Jeremias de la recherche historique concernant Jésus, dans une Allemagne encore dominée par les positions bultmanniennes (impossibilité de connaître réellement l’histoire de Jésus, fossé entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi). Cf. Heinz Schürmann. Comment Jésus a-t-il vécu sa mort ? Collection Lectio divina 93, Cerf 1977.
Jacques Lefur
D’après Udo Schnelle, Theologie des Neuen Testaments. § 3.10, p. 136-144