Que sait-on de Jésus ? (chapitre 6)
La conscience de soi de Jésus
La question de la conscience que Jésus avait de lui-même est posée de multiples manières par ce que nous savons sur sa vie et sa mission :
- le lien établi entre le
Royaume de Dieu et sa personne,
- sa pratique du pardon des péchés,
- les guérisons miraculeuses,
- la revendication des antithèses : parler directement au nom de la volonté de Dieu,
- la revendication d’être celui par rapport auquel se décidera le Jugement définitif conduisant au salut ou à la perdition (Luc 12,8),
- l’affirmation : « Il y a ici plus que Jonas… plus que Salomon » (Q 11,31-32)
- la déclaration : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez ! » (Q 10,23-24).
Cette question est naturellement difficile à résoudre. Écartons le titre qui vient le premier à l’esprit : on ne peut prouver que Jésus avait conscience d’être « Fils de Dieu », les expressions en ce sens étant trop conditionnées par la foi pascale. La manière d’appeler Dieu « Abba » est très personnelle chez Jésus, mais, nous l’avons montré, elle s’enracine dans le judaïsme. Reste à confronter les traditions concernant Jésus avec les trois grandes figures messianiques d’attente dans le judaïsme de son époque : le Prophète des derniers temps, le Fils de l’homme venu du ciel, le Messie politico-religieux.
1 – Jésus, Prophète des derniers temps
Comme Jean le Baptiste, Jésus a souvent été perçu et désigné comme un Prophète. On ne peut décider si Jésus, à partir d’Isaïe 61,1 s’est compris comme le Prophète des derniers temps. Mais il a recours à des paroles prophétiques (Q 10,13-15;11, 31-32), il a des visions (Luc 10,18), il accomplit des actes symboliques comme les prophètes : appeler des disciples, manger avec des pécheurs, chasser les vendeurs du Temple. Comme chez les prophètes, on trouve chez lui une profonde identité entre sa vie et sa mission : la vie des prophètes est tout entière au service de leur mission et sert aussi à l’exprimer.
Mais d’un autre côté Jésus dans deux logia s’écarte de la catégorie des prophètes : Q 11,32 : « Il y a ici plus que Jonas » et Luc 16,16 : « La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean, depuis lors, la bonne nouvelle du Royaume de Dieu est annoncée », et on ne connaît aucun texte sûrement authentique où Jésus se soit lui-même désigné comme prophète. On peut donc conclure que la conscience de soi de Jésus, son message et son comportement font éclater la dimension du prophétique.
2 – Jésus Fils de l’Homme
C’est la désignation la plus fréquente de Jésus dans la tradition évangélique, 82 fois, et toujours (sauf Jean 12,34) dans la bouche de Jésus lui-même. Expression typiquement sémitique pour se désigner soi-même : « ma personne », presque incompréhensible dans sa traduction grecque, ce qui explique que Paul ne l’emploie jamais. Il y a donc tout lieu de penser qu’elle était une expression favorite de Jésus lui-même. Elle a un triple avantage : elle le désigne lui-même dans la discrétion de sa mission (Q 9,58), elle l’identifie au Fils de l’homme attendu par Daniel 7,13 (Q 12,8-9), elle reste une expression ouverte, voilée et non strictement définie de sa mission. On peut aujourd’hui écarter l’idée que Jésus attendait pour la fin des temps un autre que lui comme le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel : on peut abandonner définitivement ces idées de Bultmann.
Jésus a lié fondamentalement son destin présent et futur à la figure du Fils de l’homme. Dans ses paroles les plus caractéristiques (Q 7,33-34 et 9,58) le pouvoir du Fils de l’homme n’est pas manifeste, mais plutôt voilé. Ces paroles, qui en même temps révèlent et voilent, ont une structure parallèle aux paroles de Jésus sur le Royaume de Dieu. Royaume de Dieu et Fils de l’homme sont des expressions qui reflètent bien toutes deux la perspective de Jésus, à la fois évidente et mystérieuse, comme les paraboles. De même que le Royaume de Dieu est une grandeur réelle, à la fois manifeste et cachée, de même le Fils de l’homme n’agit pas dans le présent avec puissance, mais dans une action cachée.
3 – Le titre de Messie
Le mot Christos est attesté 531 fois dans le Nouveau Testament, dont 270 chez Paul ; c’est dire qu’il a joué un rôle majeur après Pâques. Et avant Pâques ? En deux endroits, le titre de Messie attribué à Jésus est bien attesté : la confession de foi de Pierre (Marc 8,29) et celle de Jésus face au Grand Prêtre (Marc 14,61s). Mais ces deux textes sont si bien inscrits dans la christologie de Marc qu’ils ne peuvent donner de renseignement historique.
Beaucoup de choses cependant indiquent que Jésus, par sa prédication et son action, a déclenché de grandes attentes messianiques, des espérances à la fois politiques et religieuses ; en particulier son entrée à Jérusalem avant la Pâque (Marc 11,8-10) et sa purification du Temple. L’inscription sur la croix : « le Roi des Juifs » ne peut provenir ni des Juifs, ni des Chrétiens : elle montre que les Romains l’ont exécuté comme un prétendant messianique, sans qu’on puisse savoir si Jésus a lui-même revendiqué ce titre durant son procès.
On peut donc au moins affirmer que la vie de Jésus n’a pas été sans traits messianiques : sa revendication d’être le représentant du Royaume de Dieu présent et à venir, sa liberté face à la Torah, l’appel souverain de disciples, sa certitude d’être le Fils de l’homme et la figure déterminante lors du Jugement, tout cela conduit à la conclusion que Jésus a élevé pour lui-même une revendication extrême, sans équivalent dans le monde juif ni avant, ni après lui.
Mais il est frappant que cette revendication s’exprime toujours de manière étonnamment voilée. Jésus refuse tout signe spectaculaire, toute preuve d’autorité directe. Il exige pour son message un engagement total, il lie salut ou perdition à sa personne, mais il prend ses distances par rapport à toute forme connue d’autorité messianique. Ce qui est décisif, ce n’est pas un savoir sur Jésus, mais la confrontation avec lui et son message, pour s’engager totalement dans la réalité nouvelle venant de Dieu.
Jacques Lefur
d’après Udo Schnelle : Theologie des Neuen Testaments. Vandenhoeck & Ruprecht
2007, pages 128-136