Quand la misère chasse la pauvreté

Publié le par G&S

Ouvrage de Majid Rahnema (Fayard/Actes Sud 2003)


Majid-Rahnema-copie-1.jpgLe titre de cet ouvrage s’explique par le fossé qui existe entre la misère qui écrase l’homme qui ne peut rien maîtriser ni dans son corps, ni dans sa pensée, ni dans sa vie (313/314), et la pauvreté qui est un mode de vie basé sur la simplicité et la solidarité. Cependant le terme pauvreté est utilisé de manière très extensive dans le livre, sans se limiter à la pauvreté conviviale. Dans son livre Majid Rahnema nous éclaire sur les raisons de l’augmentation redoutable de la misère dans le monde. Il prend le contre-pied de nos « élites » qui vantent la mondialisation actuelle, qui prônent la sortie généralisée du sous-développement grâce à l’entrée dans l’économie moderne, grâce à la compétitivité, grâce à la mise en concurrence de tous avec tous. Aucun dogmatisme cependant dans ce livre qui refuse la « logique binaire » selon laquelle il n’y aurait d’alternative qu’entre progrès et  retour en arrière (45-427), entre mondialisation et antimondialisation. Après la seconde guerre mondiale, les pays du Tiers Monde ont laissé passer une occasion historique unique d’échapper à la logique binaire. Au lieu d’être obnubilés par la volonté de rattraper l’occident, ils auraient dû privilégier des alternatives concrètes, qui auraient permis d’associer leurs traditions de vie simple et de convivialité aux exigences des progrès techniques et scientifiques (47).

Ceux qui voudraient rechercher dans ce livre un programme ou des solutions clefs en main seront déçus. Le ton est modeste, inquiet. Il est un appel à rechercher ensemble de nouveaux paradigmes. Il nous y prépare en nous incitant à nous déprendre des idéologies, en montrant la diversité des situations qui exclut toute solution passe partout.

Le livre est un peu déroutant par sa complexité. Il montre les significations différentes de la pauvreté et de la misère selon les époques, les cultures, les religions. Il est nourri d’expériences vécues, de rencontres, de responsabilités diverses. Il s’enrichit des travaux historiques sur la pauvreté à différentes époques, de l’étude de courants spirituels très divers. Il parcourt les siècles et les cultures, il revient constamment sur ses pas. Méandres des rencontres, des expériences, des recherches, d’orient en occident, au cours des siècles. Ce livre est foisonnant et toute tentative d’en rendre compte court le risque de simplifier et de prêter à des malentendus. Le lire, profiter de la diversité des points de vue et des approches proposées, accepter les détours sans aboutir à des réponses simples pour répondre aux énormes défis à affronter aujourd’hui, c’est sans doute nécessaire pour se déprendre de toute idéologie, pour essayer d’inventer dans des situations toujours particulières avec les populations confrontées à la misère.

L’itinéraire de Majid Rahnema est essentiel pour comprendre son propos : son enfance à Téhéran ; puis, au cours de ses études, la phase idéologique due à la séduction opérée par la science venue de l’occident, qui l’engageait à s’affranchir de la connaissance des gens et des choses pour transformer le monde et sortir du sous-développement ; enfin sa carrière diplomatique et sa participation à de grandes conférences internationales, à l’Assemblée Générale des Nations unies, au Conseil exécutif de l’UNESCO, aux missions de développement qui ouvrent des brèches dans les forteresses idéologiques qu’il s’était inventées.

Enfant à Téhéran, il a l’exemple de sa tante qui manquait des choses élémentaires, eau courante, électricité et autres commodités, sans jamais s’en plaindre ; l’exemple du grand-père qui avant de mourir convoqua les siens pour leur dire qu’il avait sa vie durant été béni par le don de pauvreté. Il leur disait : si vous suivez mon exemple vous pourrez vivre dans la richesse : « Le secret de cette richesse est bien simple : demander à Dieu de vous élever à l’état de non-besoin comme il a bien voulu le faire dans mon cas ». M.Rahnema cite le mot célèbre du Prophète : « La pauvreté est ma gloire » qui est une invitation permanente à la pauvreté choisie. Et sa mère lui rappelait souvent qu’avant le Prophète, le Christ était le « Prince des pauvres ». Un autre personnage l’a frappé dans son enfance : « monsieur le professeur » soucieux de justice qui, en percevant son salaire de l’Instruction publique, considérait que ce n’était pas de l’argent propre, car il provenait des impôts soutirés à une population qui n’avait pas les moyens de se défendre. M.Rahnema constate aussi qu’en parcourant les rues de Téhéran pour aller voir sa tante « le paysage de la pauvreté ne ressemblait en rien à celui qui s’imposait quand on arrivait chez elle ». Certains visages durs et hargneux lui faisaient peur. Dans son livre, on ne trouve aucun angélisme qui donnerait à penser que dans les sociétés traditionnelles la vie serait idyllique. Bien au contraire il souligne que les équilibres sociaux et culturels qui permettent de faire face aux nécessités ne se font  pas sans tension douloureuse même si elle est toujours tonique et vivifiante. (431).  

Sorti du cocon protecteur dans lequel il avait grandi, il lui a semblé que la plupart des gens autour de lui partageaient une vie de malheur et que personne « à commencer par Dieu ne savait agir sérieusement pour les aider à vivre » (40). La rencontre d’amis qui avaient beaucoup lu le projeta dans un autre univers « celui des idéologies qui se proposent de tout expliquer et de tout résoudre ». « Il me semblait que je pouvais désormais m’affranchir de la connaissance directe des gens et des choses, la Science venue de l’Occident nous apprenant sur nous tout ce que nous avions jusque là ignoré » (41).

Il lui a fallu attendre la quarantaine pour commencer à comprendre la force de cette colonisation intérieure. Les vraies questions étaient refoulées par un magma de convictions théoriques que Kundera appelle « la non-pensée des idées reçues ». À cet égard, l’exemple du Rwanda est saisissant et emblématique. M.Rahnema était en 1960 commissaire des Nations Unies pour la supervision des élections. Son équipe avait reçu une vague de félicitations car la communauté internationale était fière de ces élections techniquement réussies, qui avaient permis aux populations locales de s’exprimer librement sur les choix qui leur étaient proposés. En fait, ces élections libres allaient déclencher des tragédies. Elles « servirent aussitôt à légitimer les initiatives du premier gouvernement “ démocratique ”… et à procéder à une élimination en bonne et due forme de la minorité tutsi qui jusque là avait dominé le pays ». Ce qui déclencha la chaîne des violences et des contre-violences qui culminèrent dans les horribles massacres de 1999 ». Et M.Rahnema s’interroge. Au lieu d’être prisonnier de la logique binaire : ou l’indépendance immédiate ou continuation de l’administration belge, n’aurait-il pas fallu donner aux populations locales le temps nécessaire pour que les « vieux » et les sages des deux ethnies participent à un « palabre » organisé selon les traditions africaines ? À l’époque M.Rahnema soutenait les militants impatients « d’utiliser les instruments modernes pour forcer l’histoire à accoucher avant terme ». « Comme dans le cas de la « pauvreté », tous les « progressistes » pensaient alors que tout retard apporté à des solutions rapides et modernes ferait perdre aux « damnés de la terre » l’occasion historique unique qui leur avait été offerte pour emprunter la grande autoroute de Progrès ».

M.Rahnema a participé à des projets qui ont fait dialoguer les sagesses locales avec des innovations expérimentées ailleurs et qui ont permis de mettre en œuvre des alternatives éducatives, de nouvelles pratiques agricoles, une formation du personnel de santé, la construction de ponts et de routes. Mais il souligne en même temps la fragilité de telles réalisations et même leur caractère potentiellement néfaste si des changements importants n’interviennent pas dans les rapports de pouvoir et de savoir « nécessaires à une véritable régénération des capacités autonomes de la population » (46). « Autrement dit, aucune évolution substantielle ne verra le jour sans un changement d’attitude radical de la part du corps social tout entier » (444).

Les assauts de l’économie productiviste ont modifié en profondeur les sociétés humaines de manière irréversible. Les pauvres ont été dépossédés des moyens de défense contre la nécessité qu’ils avaient élaborés pour s’adapter au mieux et de manière solidaire à des conditions difficiles. L’économie moderne a prétendu transformer la rareté en abondance, elle s’est présentée comme la seule réponse valable à la pauvreté. En réalité, la situation des pauvres s’est aggravée car un modèle uniforme a prétendu se substituer à une très grande diversité de solutions élaborées par les sociétés de subsistance pour lutter contre les raretés naturelles, pour tirer le meilleur parti des maigres ressources dont elles disposaient. Les connaissances et les technologies importées par les pays pauvres ont détruit ou paralysé les savoirs et savoir-faire qui jusque là constituaient leur richesse vivante.

Je voudrais illustrer les propos de M.Rahnema par ce que m’a raconté un ami psychosociologue, qui a travaillé à l’origine des enquêtes de satisfaction en France. Avec ses collègues il avait éliminé de l’échantillon les réponses de certaines personnes qui manifestaient qu’elles étaient contentes de leur situation, et qui ne se considéraient pas du tout comme pauvres, alors même que leur revenu monétaire était très faible. Selon les enquêteurs, à l’évidence, ces réponses n’étaient pas fiables et devaient être rejetées. Le hasard a voulu que cet ami fasse connaissance de ces familles vivant en pays de montagne quelque mois plus tard. Il a pu constater que ces familles étaient heureuses et très bien intégrées sans disposer de beaucoup d’argent. Elles n’avaient tout simplement pas le même genre de vie que la moyenne et elles couvraient une grande partie de leurs besoins par elles-mêmes et grâce à l’entraide.

M.Rahnema constate qu’on associe aujourd’hui la pauvreté à un manque de revenus. Plutôt que d’appréhender un phénomène pluriel, on préfère la facilité en ramenant la pauvreté à des données quantitatives. C’est ainsi qu’en France, les personnes dont le revenu monétaire est inférieur à 60% du revenu médian sont aujourd’hui considérées comme pauvres. Mais il est intéressant de remarquer que 15% de ces personnes ne se considèrent pas comme pauvres. L’inverse est également vrai puisque des personnes qui ne sont pas pauvres selon la statistique de leurs revenus se considèrent comme pauvres.

À un visiteur de leur quartier de Tepito à Mexico qui les interrogeait sur la pauvreté du quartier, les habitants rétorquaient : « No somos pobres, somos Tepitanos », « nous ne sommes pas pauvres, nous sommes des habitants de Tepito ». Ils récusaient cette appellation dégradante de pauvres dans la bouche d’un étranger et ils exaltaient « leur appartenance à une communauté, à une culture, à un lieu dont ils connaissent la valeur et dont ils sont fiers » (133).

La diversité des conditions de pauvreté selon les époques et les cultures est négligée au profit d’une image du pauvre de plus en plus simpliste et uniforme (147). Comme si l’on pouvait définir objectivement les besoins et les ressources, comme si en définitive la notion de valeur qui renvoie à ce qu’un groupe humain considère comme digne d’estime pouvait être ramené à une valeur marchande recouvrant partout la même réalité. Alors que « le bien-être d’humains aux besoins simples passe souvent par des richesses qui n’ont rien à voir avec l’argent ou le profit », la logique économique va s’imposer et prétendre définir les besoins de manière universelle. On évite les questions d’ordre philosophique et existentielle, on parle de besoins et de ressources comme si ces termes devaient recourir partout la même réalité (153). On va définir un « panier minimal de nécessités », on va définir des besoins fondamentaux.

Cette logique économique est portée par les colonisateurs (dans tous les sens du terme : politique et idéologique) incapables de comprendre et de respecter une autre façon de vivre que la leur. Celui qui n’a pas les revenus suffisants pour consommer est considéré comme sous développé. Les pauvres eux-mêmes intériorisent le langage dominant et deviennent les agents de leur propre destruction. (399). Ils entrent dans la course, perdue d’avance, entre des ressources jamais suffisantes et des besoins toujours nouveaux, entre des besoins systématiquement créés et l’impuissance à les satisfaire (270 -313). Supplice de Tantale.

L’économie productiviste crée simultanément l’abondance pour quelques-uns et la misère pour le grand nombre. Pour illustrer ce constat de M.Rahnema on peut prendre l’exemple des émeutes de la faim survenues en 2007-2008. À la suite de ces événements, de larges cercles ont enfin reconnu combien il était criminel d’avoir incité bien des pays à se centrer sur des cultures d’exportation, en négligeant les cultures vivrières au nom de la théorie économique des avantages comparatifs. Cette politique préconisée par les grands organismes internationaux tels que Banque mondiale, OMC, FMI, a permis aux « élites » locales de s’enrichir et ont précipité les pauvres dans la misère. En l’occurrence, les « élites » des pays dominants et des pays dominés ont des intérêts convergents. Le livre de M.Rahnema a été écrit avant que la montée en puissance de l’Inde, du Brésil, et surtout de la Chine, soit tout-à-fait manifeste. Les catégories : pays développés, pays en développement sont désormais quelque peu brouillées, mais cela ne modifie pas l’analyse : les « élites » chinoises sont tout aussi cyniques (sinon plus) que les « élites » occidentales pour s’allier aux « élites » des pays africains dans l’exploitation de leurs matières premières, sans aucun bénéfice pour les populations pauvres.

La majeure partie des aides au développement passe par des voies qui servent à la fois les puissants du Nord et du Sud (402). Aminata Traoré, naguère ministre de la culture au Mali, parle ainsi du rôle de la Banque mondiale et du FMI dans la propagation de la misère en Afrique : « Leurs stratégies incantatoires se traduisent, essentiellement, par des projets dits spéciaux destinés à corriger au plan social et humain les effets désastreux des réformes économiques et monétaires. Les Bamananw appellent un tel procédé « mordre quelqu’un et souffler sur la plaie ». (401)

M.Rahnema cite Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, ancien vice-président de la Banque mondiale qui constate dans son livre « La Grande Désillusion » : « l’impact dévastateur que peut avoir la mondialisation sur les pays en développement et d’abord sur leurs populations pauvres ». Siglitz répète : « Ça ne marche pas pour les pauvres du monde, ça ne marche pas pour l’environnement ». Mais M.Rahnema considère que les solutions préconisées par Stiglitz sont cosmétiques, car elles sont internes au système alors que, selon lui, « le paradigme même sur lequel repose le système économique dominant est à condamner » (396). Il y aurait là un débat à ouvrir entre M.Rahnema et J.Stiglitz à la lumière de l’autre livre de J.Stiglitz intitulé « Un autre monde – contre le fanatisme du marché ». Toujours est-il que pour M.Rahnema un changement de paradigme s’impose, car il est illusoire de chercher des solutions à l’intérieur du système actuel.

M.Rahnema cite aussi une étude considérable de la Banque mondiale menée par interview auprès de  60.000 pauvres. Dans l’avant-propos du document, le président de la Banque mondiale écrit : « Ce que nous disent les pauvres nous donne matière à réflexion. La majorité d’entre eux pensent que… leur situation matérielle s’est dégradée ». L’étude montre que les pauvres accordent une grande importance au tissu social fait de liens de réciprocité et de confiance et que c’est la désagrégation de ce tissu qui a été une cause importante de leurs malheurs (385). La Banque mondiale reconnaît les faits mais elle ne semble pas à même d’en tirer les leçons, comme s’il lui était impossible de comprendre qu’une véritable lutte contre la pauvreté suppose de ne pas se centrer sur le plus avoir, de ne pas susciter artificiellement des besoins. Il y a incompatibilité presque totale entre les tentatives pour aider les pauvres et les exigences de l’économie. Le discours économique continue à projeter partout sa vision réductionniste du pauvre, en évaluant sa situation au montant des dollars disponibles (392) ; même s’il est clair que, pour les pauvres, le tissu social et les équilibres avec leur environnement leur importent beaucoup plus que le montant de leur revenu.

Quelles pourraient être les conditions d’une véritable lutte contre la pauvreté ? Il faudrait reconnaître que dans les sociétés vernaculaires la vie économique fait corps avec la vie sociale et culturelle. La capacité de ces sociétés à se protéger de la misère dépend des liens humains, des équilibres sociaux et naturels qu’il est essentiel de conserver. M.Rahnema parle d’économie de subsistance ou d’éthique de subsistance. Il écrit : « l’économie de subsistance ne consiste donc pas seulement à garantir des biens physiques et matériels indispensables, elle est aussi, et surtout, une éthique de vie et une croyance partagées. Dans un environnement physique où la cohésion sociale est une absolue nécessité, cette notion de « partage » relève à la fois de la morale et de la pratique »(244) « En effet, l’éthique de subsistance, souvent dictée par la peur des pénuries alimentaires, consiste à renforcer les liens de solidarité » pour affronter le danger commun le jour venu.

Lutter efficacement contre la misère suppose de reconnaître la spécificité de chaque situation géographique et culturelle, de reconnaître la valeur des réponses traditionnelles à la lutte pour faire face aux nécessités. Il faut se déprendre d’un diagnostic économiciste de la pauvreté dépourvu de tout sérieux, qui va apporter des remèdes aussi inefficaces que dangereux. Il faut reconnaître le bien-fondé des façons de vivre et des savoir-faire traditionnels au lieu de prétendre imposer des solutions techniques valables universellement. Il s’agit de reconnaître la diversité des sociétés vernaculaires, dans lesquelles les activités autonomes, indépendantes des rapports marchands, permettent de répondre aux besoins de la vie quotidienne.

Depuis la parution du livre de M.Rahnema, peut-on espérer une évolution ? Peut-on considérer que les dégâts croissants, dans les pays riches eux-mêmes, de l’idéologie économiciste, les rendront moins vaniteux dans leur prétention d’étendre au monde entier leur conception du progrès ? A moins que, privés progressivement de l’idéologie qui leur permettait en toute bonne conscience de faire croire que leur type de croissance pouvait être étendu à tous les pays, le cynisme brutal les amène à poursuivre par tous les moyens leur mainmise sur les richesses naturelles, quels qu’en soient les moyens. La guerre menée en Irak par Georges Bush et Tony Blair nous en donne un avant-goût.

M. Rahnema considère qu’il est grand temps d’abandonner le paradigme dangereux du toujours plus, qui met en péril tous les humains et leur planète. Il s’agit de « nous mettre individuellement et collectivement, chacun à notre niveau de possibilités, à la recherche de nouveaux paradigmes » (402), de « paradigmes non encore pensés »(396).

Le choix est le suivant. Si « l’on définit la pauvreté en se basant sur les ressources nécessaires à la satisfaction de besoins croissants, la réponse est claire : non la pauvreté ne pourra jamais être résorbée ou éradiquée » (442). « Si, en revanche, nous définissons la pauvreté… comme un mode de vie simple et libéré de tout superflu, rien n’interdit de penser, au moins théoriquement, que pourrait voir le jour un monde plus clément pour la majorité de ses habitants »(443). 

Une réflexion sur les besoins est menée par M.Rahnema. « Toutes les sociétés vernaculaires développent en leur sein des mécanismes, destinés d’une part à contenir l’envie et la convoitise, de l’autre à maintenir une tension positive entre ce qu’il est individuellement possible de vouloir et d’avoir et ce qu’il est collectivement possible et raisonnable de produire ». Le nouveau langage des besoins dans nos sociétés modernes repose au contraire sur l’idée que la multiplication indéfinie des besoins est consubstantielle du progrès et de la croissance. C’est une impasse totale, dans la mesure où dans les pays industrialisés eux-mêmes ce type de croissance repose sur la frustration permanente du plus grand nombre, et surtout quand on sait qu’il faudrait plusieurs planètes comme la nôtre pour étendre au monde entier le « niveau de vie » des pays occidentaux.

La recherche de nouveaux paradigmes passe nécessairement par « de nouvelles approches – en particulier une autre éthique et une autre perception de ses propres richesses et pauvretés – et ce à la fois sur le plan collectif et individuel : le premier en vue d’un rétablissement des grands équilibres sociaux sur des bases nouvelles, le deuxième visant à mieux poser les questions existentielles telles que le sens de la vie, de l’amour, de l’amitié, de la souffrance et de la mort » (432). M.Rahnema y insiste : ce que « toutes les sociétés humaines ont recherché, sans exception, c’est un art de bien vivre face à la nécessité » (71). Il cite Socrate qui explique à l’un des citoyens les plus riches d’Athènes qu’il n’a besoin d’aucun supplément de fortune : « … je suis suffisamment riche. Mais toi Critobule, tu me parais d’une extrême pauvreté, et, par Zeus, il m’arrive parfois de te plaindre de tout mon cœur ». M.Rahnema cite aussi sœur Emmanuelle : « Un phénomène me stupéfie… : au bidonville, on dirait que je change de peau, plus trace de mon ego : je n’ai plus l’« avoir » mais l’« être ». J’existe comme une part de l’humanité avec laquelle je respire, mange et dors, pense et parle, je suis pauvre de biens et riche de vitalité partagée et joyeuse. Je ne vis plus à mon rythme individuel nécessairement limité et étroit, mais comme au rythme de l’humanité de l’homme ». En définitive, affirmation insupportable pour certains, les sociétés vernaculaires ont bien des choses à nous apprendre et peut-être même l’essentiel (238).

S’il est vrai que pour les pauvres en esprit « la foi semble la force essentielle pour échapper à l’anthropocentrisme et à ses avatars, et qu’elle a été, historiquement, la source principale des conversions vers ce type de pauvreté, rien ne permet d’affirmer qu’elle soit la seule voie possible. La certitude qu’une liberté de nature identique – mais aussi mystérieuse et incompréhensible – nous est donnée par la Conscience ou la Raison a amené bien des agnostiques à faire des choix et des expériences similaires à ceux des pauvres en esprit » (219).

Pour permettre aux modernes que nous sommes de rechercher un art de bien vivre en nous déprenant des sirènes du progrès automatique, nous aurions grand intérêt à suivre M.Rahnema dans son parcours des différentes conceptions de la pauvreté, notamment de ce qu’il appelle la pauvreté conviviale, selon les époques, selon les cultures, selon les religions. Ce parcours tient une grande place dans son livre et, malgré tout son intérêt, il n’en a pour ainsi dire pas été question dans ce compte-rendu. Pourtant, prendre le temps de cheminer avec lui tout au long, c’est sans doute nécessaire pour nous faire oublier progressivement nos prétentions à être la pointe du progrès et l’aboutissement satisfait d’une longue évolution.

Le livre de M.Rahnema se termine sur une note d’espoir en parlant de « l’entrée en scène de nouveaux acteurs sociaux, porteurs d’un langage, de pratiques et d’espoirs différents pour l’avenir de l’homme » (414).

Guy Roustang

Publié dans DOSSIER PAUVRE(TE)S

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