Qu’est-ce qu’une morale spécifiquement chrétienne ?

Publié le par G&S

Comment mieux répondre à cette question qu’en recherchant ce que Jésus lui-même a enseigné dans ce domaine ? L’ensemble du Nouveau Testament comporte un enseignement moral déjà adapté aux circonstances différentes de la vie des communautés chrétiennes mais toujours en s’inspirant de Jésus, considéré comme le Seigneur et comme la référence suprême.

Les études concernant la vie historique de Jésus et son enseignement ont fait d’énormes progrès depuis quarante ans. Au début du 20e siècle, Albert Schweizer avait fait le constat d’échec des vies de Jésus, genre littéraire où les auteurs (dont Renan, le plus célèbre) projetaient trop d’eux-mêmes et de leurs propres idées. La recherche historique, appuyée sur de nouvelles bases, est repartie dans les années 50 ; elle s’est développée surtout depuis les années 70 et elle atteint maintenant un haut niveau de qualité scientifique. On ne peut certes pas écrire une biographie de Jésus à partir des Évangiles, mais on peut atteindre une excellente connaissance du message et de l’action de Jésus dans le contexte de la Palestine de son temps.

Au cœur du message de Jésus : le Dieu Unique

Jésus est profondément enraciné dans le monde juif de son temps, il n’est pas compréhensible sans lui, il est nourri de ses Écritures, il est même lié plus directement à sa petite patrie, la Galilée, à laquelle il consacrera l’essentiel de son action. Mais en même temps il se révèlera rapidement, dès l’arrestation de Jean le Baptiste, qui avait d’abord été son maître, comme une personnalité profondément libre et originale.

Au cœur de son message et de sa vie se trouve le Dieu Unique, le Dieu confessé par son peuple Israël : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Unique » (Deutéronome 6,4, cité par Jésus en Marc 12,29). Toute sa vie est orientée vers lui, au point qu’il ne supporte pas qu’on l’appelle « bon maître » : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Personne n’est bon, sinon le Dieu unique » (Marc 10,18). Et ce théocentrisme, cette orientation de toute la vie vers Dieu, dans la lumière de Dieu, a déjà des conséquences éthiques : une liberté intérieure souveraine, une confiance en Dieu et dans la vie, une certitude qu’avec Dieu on trouve la vie et le bonheur : « Ne vous inquiétez donc pas en disant : qu’allons-nous manger ? Qu’allons-nous boire ? Il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses… Ne vous inquiétez pas pour le lendemain : à chaque jour suffit sa peine » (Matthieu 6,31 et 34) « Je suis venu pour que les hommes aient la vie et qu’ils l’aient en abondance » (Jean 10,10).

La venue du Royaume de Dieu

Car avec Jésus commencent des temps radicalement nouveaux, la grande espérance formulée par les prophètes est en train de s’accomplir. Jésus choisit pour exprimer ces temps nouveaux l’expression : « le Royaume (ou le Règne) de Dieu ». Tout est neuf : « Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres » (Marc 2,22). Marc résume au début de son Évangile ce message de Jésus : « Le temps est accompli, le Règne de Dieu est en train de s’approcher » (1,17).

Dieu est passé à l’action, il intervient dans l’histoire de manière neuve, il reste simplement aux hommes à accueillir ce Dieu qui vient vers eux : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît » (Matthieu 6,33). Cela appelle une toute nouvelle manière de vivre. Laquelle ?

Le double commandement de l’amour

Lorsqu’on interroge Jésus sur ce qui est pour lui le plus important, sur le premier de tous les commandements, il reste en accord total avec la foi d’Israël : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force ». Mais Jésus ajoute aussitôt : « Voici le second : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là » (Marc 12,30-31). Ce second commandement provient aussi de l’Ancien Testament (Lévitique 19,18), mais ce rapprochement entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain est une création de Jésus ; on ne le trouve nulle part attesté dans le judaïsme de son temps. Et Jésus entend cet amour du prochain de manière très concrète, exprimée par de nombreux exemples. Il appartient à la nature de l’amour d’être spontané, de s’adapter à chaque situation. L’amour sait répondre aux circonstances, en se libérant de toute prescription, comme le montre la parabole du Samaritain (Luc 10,29-37).

De fait, le comportement de Jésus manifeste autant que ses paroles l’accueil inconditionnel des hommes par Dieu. L’arrivée du Royaume de Dieu signifie la proximité pour tous de l’amour de Dieu. Et Jésus, de manière étonnante à son époque et souvent provocatrice, s’emploie à rejoindre spécialement les catégories des défavorisés et des déclassés :

- les pauvres : manifestement, Jésus au nom de Dieu prend parti pour les pauvres, aussi bien au plan religieux qu’au plan socio-politique : « Heureux, vous les pauvres, le Royaume de Dieu est à vous » (Luc 6,20)

- les femmes : Jésus leur prête attention, car elles sont défavorisées par la loi rituelle, souvent impures, laissées à l’écart du culte et de l’étude de la Torah.

- les enfants : considérés comme négligeables dans ces sociétés traditionnelles ; Jésus les accueille, les bénit, et, de manière provocante, va jusqu’à les donner en exemple (Marc 10,14-15)

- les Samaritains : discriminés car regardés comme n’étant pas pleinement juifs, mais Jésus n’éprouve aucune difficulté à entrer en relation avec eux

- les collecteurs d’impôt : leur métier au service des occupants romains les faisaient mépriser ; Jésus n’hésite pas à leur parler, à manger avec eux (Marc 2,13-16, Luc 19,1-10) et même à en appeler un parmi ses disciples (Marc 2,14, Matthieu 9,9) ; il s’en justifie en disant : « Ce ne sont pas les gens bien-portants qui ont besoin du médecin mais les malades » (Marc 2,17)

- les malades, physiques ou psychiques, que leur maladie maintient à l’écart du Peuple de Dieu : Jésus les guérit et voit dans cette victoire un signe de la présence déjà commencée du Royaume de Dieu (Luc 11,20).

Jésus vit donc lui-même intensément ce double commandement de l’amour, mais il invite tous ceux qu’il rencontre à vivre de même (Luc 10,37). Il appelle à la responsabilité et à la liberté de décision.

Restaurer le monde selon la volonté bonne du Dieu Créateur

Car pour Jésus, le Dieu qui intervient dans l’histoire est le Dieu Créateur qui aime l’œuvre qu’il a réalisée. Jésus admire la beauté et la bonté de la création (Matthieu 6,26-30). Le projet actuel de Dieu, que Jésus annonce, n’est rien d’autre que de mettre fin au règne du mal et de restaurer cette œuvre belle et bonne, si souvent détériorée par les hommes. Il s’agit donc pour les hommes de retrouver aujourd’hui et de mettre en œuvre la volonté bonne du Dieu Créateur. À l’activité de l’homme est donné un nouveau but. Tout retrouve son sens et sa place (cf. Matthieu 5,21-48) :

- d’abord la vie ensemble : il s’agit de regarder tout homme comme un frère, et non seulement de ne pas tuer, de ne pas faire le mal

- à l’égard de la femme : ne pas la réduire à un objet de convoitise, de possession, mais la traiter d’égal à égal. On restaure ainsi le mariage, tel que Dieu l’avait créé (Marc 10,2-9)

la parole : qu’elle soit dans tous les cas une parole de vérité (Matthieu 5,33-37)

- dans le domaine du pouvoir : au lieu de chercher la domination sur les autres, comme si souvent, se mettre à leur service, répondre à leurs préoccupations (Marc 10,42-44). L’État lui-même, dès lors, garde sa fonction d’organiser la vie ensemble, mais il n’a pas le caractère sacré qu’il revendique (Marc 12,13-17).

- dans le domaine de la propriété : c’est ici que les perspectives de Jésus semblent avoir été les plus radicales : non seulement Jésus situe les pauvres au premier plan des Béatitudes, mais il voit dans les richesses un obstacle majeur sur le chemin du Royaume de Dieu : « Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu » (Marc 10,25). Jésus s’explique dans une parabole (Luc 12,16-21) : celui qui possède beaucoup de biens s’y attache et risque toujours de désirer en posséder plus encore, alors qu’il faut être disponible comme un enfant pour accueillir le Royaume de Dieu (Luc 18,17). Jésus invite à s’attacher à l’essentiel, à « s’enrichir auprès de Dieu » (Luc 12,21). C’est la volonté de Dieu qui est pour lui le fil directeur de toute action morale.

Jésus et la Loi juive

Le comportement personnel de Jésus montre clairement qu’il ne met pas de côté la Loi de Moïse : il participe à la vie religieuse de son Peuple, il se réfère à l’Écriture. Mais Jésus ramène constamment tout au centre : la miséricorde infinie qui vient pour faire du monde le Royaume de Dieu. Or la miséricorde, qui va jusqu’à l’amour des ennemis, ne se laisse pas mesurer par des règles précises ; elle déborde toute mesure et toute règle. Dès lors, la Loi n’est plus au centre : c’est l’amour qui est la porte par laquelle chacun peut accéder à Dieu, c’est le « cœur » qui devient pour Jésus le lieu central de la décision morale.

Jésus a dès lors une vue très personnelle sur la Loi juive : l’inséparabilité des deux commandements de l’amour devient pour lui le principe d’interprétation de tous les autres préceptes.

Ainsi concernant le sabbat : Jésus ne le remet pas en cause, mais il invite à en retrouver le vrai sens, un sens humain, conforme au projet créateur de Dieu : « Ce qui est permis le jour du sabbat, est-ce de faire le bien ou de faire le mal ? de sauver un être vivant ou de le tuer ? » (Marc 3, 5 ; cf. aussi Luc 13,10-17) Car « le sabbat est fait pour l’homme, et non pas l’homme pour le sabbat » (Marc 2,27).

Concernant les règles de pureté rituelle, Jésus fait preuve d’une grande liberté : il lui arrive d’entrer dans la maison d’un païen, il touche un lépreux et il va jusqu’à balayer les règles alimentaires : « Ne savez-vous pas que rien de ce qui pénètre d’extérieur dans l’homme ne peut le rendre impur ?... Ce qui sort de l’homme, ce qui provient de l’intérieur, les intentions mauvaises, voilà ce qui rend l’homme impur » (Marc 7,18-21).

En résumé, « Jésus brise toutes les étroitesses légales par la liberté de l’amour » (Rudolf Schnackenburg).

Radicalisme et largeur de vues

La morale chrétienne dans ce qu’elle a de spécifique, à la suite de la morale enseignée par Jésus, repose donc sur un paradoxe :

- d’un côté, le monde nouveau qui commence avec l’arrivée du Royaume de Dieu appelle un comportement radicalement nouveau, qui déborde très largement les exigences des dix commandements. Nous en avons ci-dessus rappelé quelques aspects à partir des antithèses, si étonnantes, du Sermon sur la Montagne : « Vous avez appris qu’il a été dit aux anciens… mais moi, je vous dis… ». Tout est commandé désormais par l’attitude à l’égard de l’autre, toujours à considérer comme un frère, car il convient de porter sur lui le même regard que le Dieu Créateur, « qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et fait tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Matthieu 5,45). Dès ce moment, la phrase ancienne « Tu aimeras ton prochain » est rappelée, mais c’est pour la commenter ainsi : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux ». Le pardon, la générosité sans limites que Dieu nous accorde (Paraboles du Fils prodigue, Luc 15,11-32 et du pardon illimité, Matthieu 18,23-35) appellent en retour la même attitude.

- de l’autre côté, Jésus ne fixe aucune règle nouvelle, il appelle sans cesse à une liberté qui sache innover, qui corresponde aux appels concrets de l’amour vécu, et lui-même fait preuve jusqu’au bout d’une étonnante liberté, dans la confiance aimante en Dieu son Père. Son message, Jésus peut le résumer par cette phrase : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux, voilà la Loi et les Prophètes » (Matthieu 7,13). Saint Paul pourra dire plus tard, en s’inspirant de Jésus : « Vous, frères, vous avez été appelés à la liberté… Donc, par l’amour, mettez-vous au service les uns des autres » (Galates 5,12).

Jacques Lefur

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