Précarité et Responsabilité
Avec l’arrivée de l’hiver, voici à nouveau le « social » à la Une des journaux. Les restaurants du cœur ont repris du service avec, cette année encore, des demandeurs de plus en plus nombreux. Les centres d’accueil d’urgence se sont aussi ouverts. Lors de la création du Samu social, il y a plusieurs années, il avait été recruté plus de 500 bénévoles pour être présents, la nuit, avec ceux qui sont dans la détresse. On les appelait à l’époque « Samaritains ».
À un journaliste qui suspectait des relents spiritualistes dans cette expression, Xavier Emmanuelli, le créateur du Samu social, avait alors rappelé le sens universel de la parabole de l’Évangile du Bon Samaritain. Elle met en scène des « clercs » de l’époque qui discouraient probablement très doctement des malheurs du temps, mais se détournaient de celui qui gisait à terre. Et c’est le « Samaritain », homme sans qualité aux yeux des Juifs de l’époque, qui s’est senti concerné par le malheur d’autrui. Au lieu de s’indigner en s’exclamant « que fait Dieu ? » ou « que fait le gouvernement ? », il a pris sa responsabilité d’être humain vis à vis de son semblable. Au risque d’écorcher des oreilles effarouchées par tout ce qui serait engagement personnel y compris au nom de valeurs spirituelles, il faut rappeler qu’aucun système de protection sanitaire et sociale ne peut nous dispenser de l’attention personnelle à autrui.
Dans son entretien, Xavier Emmanuelli notait l’évolution des grandes institutions sanitaires et sociales vers une politique de « guichets ». Jadis, les mots « hospice », « asile », « hôtel-Dieu » étaient utilisés pour désigner des centres d’accueil et de soins. La technicité grandissante de la médecine a donné une connotation péjorative à ces termes. Et les normes actuelles de gestion mettent de plus en plus en avant l’analyse administrative et comptable des soins. Il n’est pas question de remettre en cause les progrès indispensables qui ont permis d’échapper au paternalisme parfois morbide qui régnait dans ces institutions. Cependant, il convient de s’interroger pour savoir comment notre protection sanitaire et sociale traduit aujourd’hui les valeurs d’accueil, de protection, de fraternité que désignaient ces mots vieillots.
Tous les chiffres nous montrent que les « lendemains qui chantent » annoncés, après les marxistes, par les ténors du libéralisme du marché ne sont pas au rendez-vous. La fracture sociale ne cesse de s’aggraver. La précarisation atteint des populations ayant un emploi mais dont les conditions ne permettent pas de vivre dignement. Le travail ne protège plus de la pauvreté. Pendant des décennies, les sociétés européennes ont généré une classe moyenne de plus en plus importante en réduisant les extrêmes de la grande richesse et de la misère. Aujourd’hui, jamais les riches n’ont été aussi riches et la masse des personnes vivant dans les difficultés sociales et économiques croît chaque jour.
Les valeurs que promeut le libéralisme sont l’individualisme et la compétition. S’arrêter sur la route pour porter secours à un être humain apparaît comme un handicap dans ce challenge permanent auquel nous sommes conviés.
Le geste du Samaritain n’est pas seulement un acte d’altruisme individuel. Il s’inscrit dans l’espace public comme une rupture avec que le fondateur de la revue Esprit, Emmanuel Mounier, appelait « le désordre établi ».
Bernard Ginisty