Pour une Église moins essoufflée
Cet article a été écrit sans esprit polémique. Son auteur, converti il y a plus d’un demi-siècle par amour de Jésus de Nazareth, veut seulement dire sa souffrance de ce que l’Église qu’il a choisie – non pas “à bout de souffle” mais essoufflée – ne puisse apparaître à “tous les hommes de bonne volonté” aussi belle et attirante qu’on lui avait fait espérer dans les prémices de Vatican II, et surtout qu’elle ne réunisse pas tous les disciples du Christ, selon la volonté du Maître. Il essaye d’en cerner quelques causes, souvent simplement historiques.
Notre temps s’interroge sur l’avenir du christianisme à travers celui des Églises, spécialement de l’Église catholique, apostolique et romaine, et souvent à l’occasion de ses manifestations publiques parfois si spectaculaires. Favorables ou hostiles, les prises de positions, de clercs ou de laïcs, sont multiples et convaincues.
Lors de l’élection du nouveau pape, la presse s’est obstinée à le placer face aux “grands chantiers” qui l’attendaient, questions pendantes ou mal tranchées. Parmi elles, l’unité de l’Église apparaît centrale parce qu’elle commande la crédibilité du message évangélique dans un monde où les chrétiens, toutes confessions confondues, sont globalement minoritaires et doivent faire face à un indifférentisme croissant ou à des hostilités exacerbées. Une partie d’entre eux sont, en outre, mal à l’aise dans leurs Églises tentées par une crispation identitaire. Bien d’autres problèmes en instance se rattachent en fait à celui de l’unité.
Il est totalement exclu, même si certains en rêvent encore, que l’unité se fasse par un “retour des brebis perdues ”. Elle ne peut résulter que d’une convergence. Elle ne pourra se faire tant que les Églises ne voudront rien abandonner – ne fût-ce qu’à titre d’hypothèse – de la vaine abondance de leurs écrits spécifiques et de leurs rites propres, amassée peu à peu pour essayer de balbutier Dieu à leur manière. Ne serait-il pas conforme à la volonté du Seigneur qui voulait parler aux humbles et non aux philosophes de relire plus naïvement l’Évangile pour en retenir l’essentiel, le vital ? Ne vaut-il pas mieux, comme le recommandait saint François de Sales, essayer de vivre de la grâce plutôt que d’en disputer ? Il y a une certaine hypocrisie à prier Dieu “pour l’unité”, comme si c’était à Lui et non à nous de la réaliser.
Souligner notre responsabilité collective et l’urgence des efforts désintéressés à faire par chacun est fondamental en matière d’œcuménisme. Un des arguments les plus fréquents contre une tabula rasa qui permettrait un redépart dans la clarté, c’est de “ne pas abandonner les richesses de nos traditions ”. Mais l’Évangile ne nous invite-t-il pas à renoncer aux richesses, à vendre tous nos biens, même culturels, même cultuels, pour trouver la perle rare de l’unité ? Qu’est-ce que les premières communautés, au sein desquelles se sont élaborés les évangiles, ont transmis de cette “Bonne Nouvelle”, pour l’annonce de laquelle un “homme-Dieu” a accepté d’être cloué sur une croix, comme sceau authentique d’une “nouvelle alliance” entre son Père et ses frères humains ? Il ne s’agit pas de sacrifier au mythe d’une primitive Église idéale ; les Actes des apôtres sont là pour nous assurer qu’elle ne l’était pas, parce qu’elle était constituée comme la nôtre d’hommes pécheurs. Mais il nous faut comprendre quelles permanences essentielles sont à retenir, au delà de la culture contextuelle juive, puis gréco-romaine. Comment vivre librement mais effectivement cet amour de Dieu et de nos frères, premier et seul commandement intangible ?
Transmission ? Dans tous les domaines, non seulement pour la morale, sur lequel il est si souvent critiqué, mais aussi le dogme, la spiritualité, etc., il faudrait que le discours du Magistère s’exprimât à voix peut-être moins tonitruante (Dieu, Lui, s’exprime en une “brise légère” Cf. 1Rois 19,11-12), mais de façon plus intelligible dans la culture d’aujourd’hui. Malgré les progrès faits dans ce sens sous les tout derniers papes, la “langue de buis” pratiquée par encore trop de clercs ne “dit” souvent plus rien à nos contemporains. Annoncer l’Évangile aux hommes d’aujourd’hui – plus ou moins complètement déchristianisés – est tout autre chose que de catéchiser des personnes nées dans le sérail. Et si catéchisme il y a, il doit se faire autrement que dans l’habituel style “scolastique”, à la fois technique et ampoulé, abusant d’adjectifs homériques pour tout ce qui touche à l’institution, tels que “sacré”, ”saint”… (or “Dieu seul est saint ”), étayé par les références obligées aux écrits des prédécesseurs “de vénérée mémoire”, quand le rédacteur ne se cite pas lui-même… Face à l’immobilisme, on disait jadis : « l’Église a le temps pour elle ». Mais les ruptures de la transmission, en particulier dans les familles, ne lui en laissent peut-être plus autant.
Certains dogmes, auxquels un bon catholique doit en principe adhérer, sont devenus incompréhensibles, et en contradiction avec ce qu’un minimum de science, y compris les sciences humaines, et sans scientisme, nous ont appris. Par ex. : que l’existence du mal soit un des problèmes capitaux de l’espèce humaine et de son éventuelle survie, le XXe siècle nous l’a amplement démontré. Mais l’explication de son mystère par le “péché originel ”, formalisé tardivement (concile de Carthage, 418), n’a de sens que si, à l’origine de l’homme et face à Dieu, on ne trouve assurément qu’un couple unique, pleinement “responsable”. Alors que l’on tend aujourd’hui à penser que l’humanisation – qui est loin d’être terminée – est un lent processus dans l’épaisseur d’un temps long, avec, il est vrai, un saut qualitatif à un moment indéterminé. En outre, si Adam, le “terreux”, et Ève, “mère des vivants”, ont transgressé les défenses divines (Genèse 3,11), il paraîtrait cruel qu’un Dieu d’amour ait condamné tous leurs descendants “innocents” sur plus de 100.000 générations : lourd héritage, que le livre de la Genèse ne mentionne pas expressément. À moins que le P. O. soit une “maladie sexuellement transmissible”.
En fait, beaucoup de dogmes seraient plus largement accessibles s’ils gardaient une signification symbolique, plutôt que d’être exposés en termes “réalistes”. C’est le cas du mystère central de l’Eucharistie et de la “Présence réelle” sur lequel l’Église vient de réinsister avec la même rigueur qu’à la Contre-Réforme, et la même indifférence à la sensibilité des “Églises-sœurs” (ce pluriel est problématique pour certains, mais en Apocalypse 1,4, il y a déjà sept Églises en Asie).
Sur le plan de la discipline ecclésiale, le problème majeur, en lien avec l’œcuménisme, reste celui de la fonction pontificale. Beaucoup de chrétiens non-catholiques seraient prêts à admettre un “patriarche d’Occident”, primus inter pares, qui soit signe et garant d’une communion de communions, elles-mêmes composées de communautés vivantes. Ils répugnent, et nombre de “catholiques” avec eux, à soumettre leur foi à un monarque absolu décidant, seul ou avec des bureaux coupés des réalités vécues par le “peuple de Dieu”, de toutes choses en matière de foi et de mœurs. L’Esprit ne soufflerait-il que sur lui ? Tout se passe comme si le pape devenait, par son élection, un être à part, impeccable, alors que saint Pierre, premier titulaire de la fonction, était, au témoignage des évangiles, capable d’erreurs de jugement (“passe derrière moi, Satan”, Matthieu 16,21) et de reniement (Luc 22,54-62).
Le culte de la personnalité à l’égard du “souverain pontife”, qui s’est épanoui depuis des années, ne favorise pas une détente entre les Églises ni un progrès sincère de l’œcuménisme. Pourtant, Jésus nous a mis en garde contre toutes autorités et puissances terrestres : « Ne vous faites pas appeler “Rabbi, car vous n’avez qu’un Maître, et que vous êtes tous des frères. N’appelez personne votre “Père” sur la terre, car vous n’en avez qu’un, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler “Maîtres”, car vous n’avez qu’un Maître, le Christ » (Matthieu 23,8-10).
La montée en puissance de l’autorité pontificale, depuis au moins la réforme théocratique de Grégoire VII (1073-1085) a abouti, après des siècles de combats (le terme n’est pas exagéré), à la proclamation de l’infaillibilité au concile Vatican I (1870). Une doctrine la justifiant s’est élaborée progressivement ; elle a fini par se confondre avec une tradition.
Il n’est question ni de rejeter ni de négliger la “Tradition” (avec un grand T ) édifiée par les théologiens, les papes, les conciles, et parfois sur intervention des fidèles pour certaines dévotions, à travers deux mille ans d’histoire. Elle est d’autant plus respectable que des gens ont vécu sur ses principes, que d’autres sont morts pour elle ; elle est riche de notre culture et elle l’a enrichie. On lit pourtant, toujours avec admiration, ces amples et magnifiques constructions intellectuelles pour dire que Dieu est… indicible ! En tout cas, la Tradition – parfois sacralisation conjoncturelle de traditions circonstancielles – ne saurait justifier aucun autodafé, encore moins des guerres pour délit d’incroyance ou de mécréance. Laissons Dieu reconnaître les siens ; Il est assez grand pour le faire tout seul. Sinon, c’est que nous manquons de confiance en Lui ou, pire, que nous voulons substituer notre volonté à la Sienne présumée par notre suffisance.
Il y a chez les chrétiens d’aujourd’hui, catholiques romains, évangélistes et pentecôtistes en expansion dans le monde, un désir affiché d’évangélisation. Il est légitime : le Christ nous a invités à faire des disciples (Matthieu 28,19). Mais on évite mal la tentation de ne dévoiler l’offre d’amour de Dieu qu’avec des mots, alors que le seul témoignage incontestable de la “vérité” de sa Parole reste avant tout notre vécu. Il faudrait que les “païens” voient la promesse réalisée à travers notre amour réciproque : « comme il est bon, comme il est doux d’habiter en frères tous ensemble ! » (Psaume 133,1. C’est un euphémisme que de dire qu’on en est loin !
Il subsiste un profond malentendu entre l’Église et les femmes. Elles n’ont pas, c’est le moins qu’on puisse dire, un statut d’égalité avec les hommes dans les Églises catholique ou orthodoxe. On est même en deçà de l’Église primitive puisque des diaconesses y ont existé. Mais on a peut-être mal situé le débat en le bloquant principalement sur le sacerdoce conféré ou non aux femmes. Certes, il n’y a pas d’arguments théologiques sérieux pour les empêcher d’y accéder. Une majorité de chrétiens, ainsi que le montrent des enquêtes de presse, est prête à accueillir des femmes-prêtres. La vocation de certaines d’entre elles n’a pas à être mise en doute, pensons au moins au témoignage de sainte Thérèse de Lisieux.
Le problème primordial n’est-il pas de réfléchir d’abord sur la conception et les conditions d’exercice des ministères ? Ils sont originellement des “services” de la communauté des croyants selon leurs besoins (voir l’invention des diacres, Actes 6,1-6). Indépendamment d’une théologie du sacerdoce trop uniquement axée sur la consécration, on peut s’interroger sur le modèle de vie proposé aux candidats à la prêtrise, et ce pour leur vie entière, puisque “consacrés” ils sont définitivement placés hors du statut commun du chrétien. Quelles raisons empêchent des jeunes gens – éventuellement aussi généreux que leurs aînés, tels les volontaires d’associations caritatives et humanitaires – d’entrer dans la cléricature ? Certes, il y a des prêtres heureux, heureusement ! Mais beaucoup vivent dans une terrible solitude, surtout à la campagne (or “il n’est pas bon que l’homme soit seul ”). Que leur mise à part institutionnelle les maintienne à distance des autres, ou que les charges pastorales les écrasent, ils manquent fréquemment d’un vrai temps personnel pour vivre concrètement l’amour fraternel qu’ils prêchent ? Le dévouement de la plupart est indéniable, l’esprit de sacrifice peut servir de refuge à certains ; trop souvent, ni l’un ni l’autre ne suffisent à rendre visible, palpable, exemplaire un “voilà comment il faut vivre ”.
Enfin, on assiste à un retour massif de pratiques de piété : pèlerinages, processions, culte des reliques, exaltations publiques ou privées de saints, dévotions singulières pas toujours exemptes de superstitions ou de “magisme” , etc. Elles appartiennent traditionnellement à la religion populaire. Mais quand on souhaite des formes de culte épurées, le culte “en esprit et en vérité ” prédit par Jésus (Jean 4,21-24), qui ne s’attache pas à tel haut-lieu (le mont Garizim) ou à telle cité (Jérusalem, mais aussi bien Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle), on s’entend répondre qu’il faut prendre les gens là où ils en sont. C’est juste et pédagogique, à condition de ne pas les y laisser, à condition que cette “religion” ne devienne pas un anesthésique de la foi. Une piété sincère est respectable, vivifiante ; routinière, elle peut devenir un alibi ou un masque. Elle ne peut remplacer une réflexion pour essayer de comprendre ce que Dieu a voulu nous dire collectivement, ni un engagement personnel pour accomplir ce qu’Il attend de chacun de nous.
Il y a des initiatives à prendre, la hiérarchie nous y invite parfois ; elles prendront sens à condition de ne pas être immédiatement bridées. Certains ont souhaité un nouveau concile. Est-ce souhaitable pour reprendre véritablement souffle ? Car, compte tenu de beaucoup de nominations épiscopales dans les dernières décennies, ii risquerait de se conclure en retrait de Vatican II. Et surtout, il ne serait utile que s’il était précédé d’une consultation, la plus universelle possible, tenant compte de toutes les sensibilités chrétiennes, à travers les différentes civilisations, et où des voix de laïcs, hommes et femmes, pourraient également se faire entendre. Ce n’est pas revendiquer une “démocratie” stricto sensu dans l’Église que de vouloir prendre enfin au sérieux l’expression “peuple de Dieu ”, si souvent employée par les clercs sans qu’ils en tirent, semble-t-il, de conclusions pratiques. Pour qu’elle prenne sens, cela suppose un dialogue réel, créatif et réactif entre les fidèles et les autorités légitimes. Pie IX souhaitait des fidèles en paisible troupeau ; si l’on veut faire des chrétiens d’actifs “évangélisateurs”, il faut les former… et puis faire un peu confiance à l’Esprit Saint.
À propos de l’Esprit, dont on ne répétera jamais assez qu’”il souffle où il veut”, et pour terminer sur une perspective plus positive, rappelons qu’il y a eu dans l’histoire de l’Église des femmes et des hommes qui ont montré un visage plus rayonnant du christianisme que le juridisme dans lequel des rois et des clercs l’ont figé au cours du temps et qui choque aujourd’hui. Ils ont montré par l’exemple d’une existence toute donnée au Seigneur le chemin où l’on pouvait le rencontrer. Non, ce ne sont ni les Croisés, ni les Inquisiteurs de toutes sortes, ni même les théologiens, mais tout simplement les mystiques, dont la vie brûlante d’amour se fond dans un cœur-à-cœur avec Dieu. L’Église s’est souvent méfiée de ces pionniers, parce que parvenus au-delà des contingences ils paraissaient incontrôlables ; certains ont même été victimes de l’Inquisition. Les “autorités” religieuses préfèrent généralement des fidèles “rangés”, obéissants, ne posant ni questions ni problèmes. Ce n’est pas un hasard si, ignorant le trésor de ces spirituels dont on ne leur parle jamais, sinon pour en faire des objets de dévotions, des “chercheurs de sens”, comme on dit, se tournent vers les spiritualités orientales. Alors, pour redonner souffle à notre foi, tournons-nous vers l’Esprit. Aspirons à en être saisis. Si l’institution initie cette voie, tant mieux… sinon elle sera un jour exsangue.
Albert Olivier