Pierre Ceyrac, homme du Tiers-Monde
Le P. Pierre Ceyrac est mort mercredi matin 30 mai à 98 ans à Madras. Le jésuite a traversé l’histoire de l’Inde et du Cambodge sans jamais dévier de sa ligne : le service des plus pauvres
Ceux qui ont eu la chance de croiser ce prophète du XXe siècle à Loyola College, la grande université jésuite de Madras où Pierre Ceyrac s’était installé depuis 1952, sont restés frappés par son inlassable bonté. « Il ne peut garder la moindre roupie plus de quelques minutes », disait de lui un de ses frères jésuites, habitué à voir la frêle silhouette du P. Ceyrac engloutie sous une nuée d’enfants souriants et de mendiants en haillons à chaque fois qu’il franchissait le portail de l’université. Le vieux jésuite donnait tout ce qu’il avait en poche.
Ceux-là n’ont pu oublier non plus la manière dont il célébrait l’Eucharistie, invitant l’hôte du jour à se joindre à son intercession fervente pour le monde et sa misère. Tout Pierre Ceyrac était là, dans cette infatigable prière et ce don total de lui-même, sans réserve ni calcul. Comme un enfant. « L’Inde nous remet en contact avec notre âme d’enfant, comme s’il était un temps où, avant d’être chrétiens, nous étions tous hindous », avait-il l’habitude de dire pour expliquer son attachement profond à l’âme de l’Inde depuis plus de soixante-dix ans.
C’est en 1937, en effet, qu’il était arrivé à Madras (aujourd’hui Chennai) comme missionnaire jésuite débutant. Né le 4 février 1914 à Meyssac (Corrèze), dans une famille bourgeoise catholique – son frère, François Ceyrac, fut patron du CNPF –, Pierre Ceyrac avait choisi, après sa scolarité au collège jésuite de Sarlat, d’entrer à 17 ans dans la Compagnie de Jésus. Il souhaitait marcher sur les traces de son oncle jésuite, Charles Ceyrac.
Mal à l’aise avec une Église qui paraît riche et divisée
Aussitôt arrivé à Madras (pour son scolasticat), il apprend le tamoul (langue parlée dans l’État du Tamil Nadu) et le sanskrit (langue des textes sacrés de l’hindouisme) et se passionne pour la culture indienne. Tant il lui semble qu’un missionnaire doit avant tout « s’incarner », « renaître » dans la culture de son pays d’adoption. Après son ordination sacerdotale (1945) et son « troisième an » en France (1947), celui que l’on appelle désormais « Father Ceyrac » est nommé aumônier du collège Saint-Joseph de Tiruchirapalli, dite « Trichy » (Tamil Nadu), puis aumônier général des étudiants catholiques de l’Inde, à la tête du All India Catholic University Federation (AICUF), poste qu’il occupera jusqu’en 1967.
Pendant toutes ces années, il sillonne le pays, du Kerala au Bengale, à moto, en 204 Peugeot bâchée ou en train-couchettes, découvrant comme il l’écrira en 1960 dans King’s Rally , revue des étudiants (1), « cette Inde du XXe siècle confrontée aux problèmes gigantesques de 400 millions d’habitants ». Son objectif n’est pas de « faire grandir l’Église » en Inde mais de sauver l’homme, quel qu’il soit.
Mal à l’aise avec une institution qui, sur place, paraît riche et divisée, il préfère s’engager pour la justice, notamment à l’égard des « dalits », victimes de discriminations, y compris au sein des paroisses catholiques. À l’instar de Mère Teresa et du Mahatma Ghandi qu’il a rencontré (et admiré), le P. Ceyrac veut rendre leur dignité aux intouchables.
En 1967, il redevient simple missionnaire
Grâce à son réseau d’étudiants, il lance un premier projet (1957) pour accueillir les miséreux des trottoirs de Madra, dans un village proche de Pondichéry. Des routes, des maisons, des dispensaires, sont construits dans ce lieu baptisé « Cherian Nagar », où 20 000 hindous, musulmans, chrétiens vivaient au début des années 1980. C’est ainsi que naissent « Les chantiers Ceyrac » (financés par des dons de l’étranger, de France) qui permettront la construction de bien d’autres villages dans le sud de l’Inde, avec l’aide de volontaires indiens et européens, venant en particulier de collèges jésuites ou de grandes écoles.
Le P. Ceyrac vise aussi à contrecarrer l’influence des camps de jeunesse communistes. En 1964, il accueillera Paul VI venu parler aux étudiants de l’AICUF lors du congrès eucharistique de Bombay. Durant ces années, Pierre Ceyrac devient aussi un missionnaire itinérant, parcourant les continents pour enrôler les étudiants catholiques au service de leur peuple.
En 1967, à sa demande, il redevient simple missionnaire et, alors qu’une famine sévit en Inde, il achète un terrain dans une région aride du Tamil Nadu pour y implanter une ferme. Dans cette ferme Ameidhi (« paix » en tamoul) de Manamadurai, on applique les innovations scientifiques et techniques, ce qui permet une production agricole de qualité. Au fil des ans, elle deviendra un pôle local de développement économique et social, notamment après la création du Manamadurai Polio Children Center (Centre pour enfants atteints de poliomyélite, ouvert en 1994).
« Homme du tiers monde, je n’accepte pas que des enfants meurent »
Le P. Ceyrac répond aussi à d’autres appels au secours. En 1977, des inondations ayant ravagé la région de Gunthur (au nord de Madras), il s’y rend aussitôt et avec une équipe de volontaires passe deux mois à rebâtir des villages. L’année suivante, il se rend auprès des dalits de Villupurum (au sud de Madras) qui ont tout perdu dans des émeutes racistes. Il retrouve là le très charismatique jésuite Anthony Raj, d’origine dalit, qui lutte contre le régime des castes. Le P. Ceyrac le soutiendra dans son combat et en 1997, il fondera avec lui, le centre de formation et d’éducation Doctor Ambedkar Cultural Academy (Daca) dont l’objectif est d’« éradiquer l’intouchabilité et rendre leur dignité aux dalits ».
Ayant appris les besoins de volontaires pour travailler auprès des réfugiés cambodgiens fuyant les Khmers rouges de Pol Pot et se réfugiant dans des camps de fortune à la frontière thaïlandaise, il part pour le camp de Chonburi Phanat Nikkom. Cette mission « Father Ceyrac » , composée de huit médecins et infirmiers et de quatre jésuites (dont l’Américain John Bingham, qui deviendra son associé et ami), devait durer six mois. Il restera treize ans dans les camps de Khao Dang, apaisant la détresse des réfugiés (il a appris la langue khmère), plaidant leur cause auprès des personnalités occidentales (notamment Bernard Kouchner, Claude Cheysson et Danielle Mitterrand), aplanissant les obstacles pour les candidats à l’émigration…
« C’est très bien de nous objecter toujours les difficultés économiques (de la France), écrit-il alors 1. Mais actuellement 20 % de la population mondiale possèdent plus de 80 % des richesses mondiales ! Alors moi qui suis un homme du tiers-monde, je n’accepte pas que des enfants meurent ou ne puissent se développer parce que nous n’en voulons pas chez nous. » Un accident de voiture en 1992, alors qu’il travaille avec un autre missionnaire français, le P. François Ponchaud, le laisse très affaibli. Si bien que l’année suivante, il retourne à Madras.
« Tout ce qui n’est pas donné est perdu »
Infatigable, le P. Ceyrac lance le mouvement « Mille puits » pour résorber les problèmes d’approvisionnement en eau dans les villages : en 2004, 1 200 puits auront été creusés grâce à cette initiative. Peu après, pour venir en aide à un Indien Kalai Veeramani, qui lui explique qu’il ne peut nourrir les 38 orphelins dont il a la charge, le P. Ceyrac lance le mouvement Les mains d’amour qui prend en charge aujourd’hui près de 40 000 enfants pris en charge par des jeunes indiennes ayant fini leurs études. Certains proches du jésuite se sont souvent inquiétés de la gestion de ce mouvement par Kalai, mais le P. Ceyrac l’a toujours défendu.
En 2003, à peine opéré de la hanche, le voilà à Kaboul (Afghanistan) poser la première pierre d’un hôpital pour femmes et enfants. Tout au long de sa vie, le missionnaire français n’aura donc pas cessé de lancer des mouvements, de créer des écoles, des centres médicaux et des foyers pour les plus pauvres dont il se sentait frère. Surtout, il n’aura pas cessé d’aimer, fidèle à la maxime qu’il avait vue inscrite en sanskrit dans une léproserie où il a beaucoup travaillé et qu’il choisira pour titre d’un ses ouvrages : Tout ce qui n’est pas donné est perdu (DDB, 2000).
Claire Lesegretain
Extrait de lacroix.fr du 30/5/12
1 – Cité dans Une vie pour les autres, l’aventure du Père Ceyrac, de Jérôme Cordelier, Perrin 2004, 280 p., 19 €.