Peut-on parler de l’Islam et pourquoi ?
Ecrit en prévision d'un dossier de G&S qui traitera de "Vivre entre (ou avec)
deux cultures ", cet article
écrit par un historien
trouve sa place à la veille "du" débat sur la laïcité qui se tiendra demain à Paris.
C'est pourquoi nous avons choisi de vous le proposer dès maintenant.
La controverse redondante et agressive sur “Faut-il débattre de l’Islam français ?” me fait penser à cette caricature de Caran d’Ache, le 14 février 1899, dans “Le Figaro”, au moment de l’affaire Dreyfus. Première image : “Un diner en famille ” joyeux, convivial ; commentaire : « Surtout ! ne parlons pas de l’Affaire Dreyfus ! ». Deuxième image : bagarre générale, les gens se battent, s’étranglent, se mordent… parce qu’ « ils en ont parlé… » Mais, en parler ou pas, l’Affaire était là. Rien n’est pire en matière politique, comme dans la vie d’un ménage, que de nier des faits, se les cacher ou les présenter comme des fantasmes de gens faibles et crédules 1. Et pourquoi faudrait-il ne pas parler de l’Islam en France, qui existe, alors qu’on ne se prive pas de parler – souvent de façon très critique – des autres religions ?
Quand des gens disent que l’Islam 2 soulève un certain nombre d’interrogations à la République française “laïque et indivisible”, ce n’est pas en raison de qualités ou de défauts qui seraient propres à cette religion, mais d’abord de son caractère hétérogène par rapport à la culture dite européenne qui était la base de la vie des citoyens. La personnalité de celle-ci, on pourrait dire son idiosyncrasie, s’est construite à travers 2000 ans d’histoire, avec les apports de la philosophie grecque, du droit romain, des préceptes chrétiens, de la sagesse juive, de la raison des Lumières… Nier cette histoire, c’est s’exposer à ne rien comprendre à la situation actuelle, y compris dans ses aspects conflictuels, et à rendre impossibles des solutions pacifiques.
Pour tenter d’expliquer les phénomènes de rejet constatés d’une partie de la population vis à vis des musulmans 3, rejet qu’il n’est, bien entendu, pas question de justifier mais de comprendre pour permettre d’en dépasser le réflexe, il pourrait être utile de regarder comment des phénomènes d’exclusion ont pu se passer ailleurs. Lorsqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles, les Japonais ou les Chinois ont violemment rejeté – jusqu’à la persécution – les missionnaires chrétiens et leurs convertis, c’est en grande partie parce qu’ils étaient “étrangers”, mais aussi parce que leurs croyances et modes de vie exogènes apparaissaient inacceptables dans leur culture. Pour justifier les massacres de chrétiens, les Coréens, au XIXe siècle, prétendirent vouloir éradiquer une “secte perverse”.
L’Islam est mal connu des “français de souche”. Connaissant peu les pratiques purement religieuses des fidèles paisibles, ils en perçoivent d’abord prioritairement, par des médias avides de sensationnel, les messages belliqueux d’Al Qaida ou des tueries de Chrétiens perpétrées à travers le monde. Et les discussions philologiques sur la signification exacte du mot “djihad” n’apaisent pas les inquiétudes, surtout quand on constate comment des extrémistes peuvent avec facilité manipuler les foules, comme ce fut manifestement le cas après une maladresse verbale de Benoît XVI à Ratisbonne. Certes, cela se passe généralement hors de nos frontières. On ne peut nier, néanmoins, qu’il existe, aussi chez nous, moins immédiatement dangereuse mais ressentie comme une agression, une véritable stratégie de la part de certains islamistes-politiques pour harceler la société française par des demandes incessantes de son adaptation aux mœurs présumées islamiques ; et ils tentent de pousser la revendication toujours plus loin. Les tentatives de faire accepter le voile à l’école allaient dans ce sens ; maintenant c’est le port de la longue robe noire. De même, l’exigence, parfois musclée, pour obtenir un traitement particulier dans les hôpitaux. Pas d’hommes pour soigner les femmes musulmanes ? Concrètement, outre la question du principe d’égalité, y aura-t-il assez de médecins femmes pour faire face ? Et en suite viendra peut-être le refus d’une doctoresse juive ou athée, etc. Jusqu’où ?
On débat, avec insistance et parfois hargne, sur l’existence ou non d’un “choc des civilisations”. C’est inopérant pour rendre compte des difficultés rencontrées par les uns ou les autres dans la vie quotidienne. Il faudrait parler plutôt de “choc des cultures”. C’est dans les différences habituelles des comportements, et non dans des débats théologiques, que se joue l’agacement réciproque, à partir des petites choses de la vie. Le président Chirac avait choqué en faisant très maladroitement allusion “au bruit et à l’odeur” rendant incommode la promiscuité avec certains “immigrés”. Mais il est patent que des modes de vie – là encore respectables en eux-mêmes – peuvent être incompatibles. J’ai hébergé jadis deux étudiantes japonaises. Elles étaient polies, discrètes, sérieuses… donc de bonnes voisines ; mais leur cuisine émettait des “fragrances” qui m’étaient insupportables. Était-ce du racisme que de constater qu’en l’occurrence la cohabitation était source de désagrément ? Et peut-être réciproque, car il est fort possible qu’elles aient eu le même dégoût par rapport aux effluves de notre cuisine. Dans ce domaine du quotidien, “l’effet burqa” compte plus qu’on ne le croit, non que l’homme de la rue en voit beaucoup, mais parce qu’il craint d’en voir de plus en plus.
Dans les causes de malentendus peut jouer l’impression que les musulmans sont soit plus nombreux numériquement, soit plus “présents” ; et cela suscite, chez une partie de nos concitoyens, une crainte qu’on peut considérer comme injustifiée mais qui existe ; les gens la formulent dans les radiotrottoirs, et ce sentiment peut évoluer, au gré des propagandes, en une véritable “peur” et donner lieu à une agressivité active. Nier ce fait, là encore, c’est s’exposer à alimenter les extrémismes qui l’exploitent. De leur côté, et cela transparaît parfois dans leurs attitudes ou leurs écrits, il existe aussi, chez des musulmans une “rancœur postcoloniale”, plus forte peut-être chez des jeunes, parce qu’ils n’en ont connu que les conséquences, que parmi les vieux qui l’ont vécue.
En partant du constat d’une situation réelle – tendue de part et d’autre, au moins à l’état latent, mais pas explosive, et à condition d’avoir la ferme intention de la dépasser par un dialogue franc et sincère – on offre une chance à une construction nouvelle avec nos compatriotes musulmans, quand, de part et d’autre, on se trouve entre gens de bonne volonté. Il faut se consulter, s’écouter et se tenir prêts à travailler ensemble. C’est dans une œuvre commune que se forgera un esprit unifié. Il est, dans ces relations, essentiel de tenir compte de la sensibilité de l’Autre. Un exemple récent : prononcer devant des musulmans le mot de “croisade” pour définir une simple « campagne menée pour créer un mouvement d'opinion » 4, est une totale ineptie et une ignorance crasse de leurs habitudes de pensée et des traces que les événement du Moyen-Âge ont pu laisser sur eux (de bonne foi ou comme prétexte). Et le ressentiment a pu être ravivé, à un moment ou à un autre, par une apologétique maladroite 5.
La tradition républicaine veut que les nouveaux citoyens le deviennent par choix positif, en adhérant aux valeurs de base, à commencer par ses lois, dans un pays qui, en bonne logique, devient leur “patrie”. Certes, le mot n’est plus à la mode, quoique l’on continue à faire semblant d’honorer ceux qui, étant parfois “étrangers” (dont des soldats d’Afrique du Nord ou des résistants venus d’Europe centrale), sont morts pour elle, lors du dernier conflit mondial. Il est donc indispensable que les nouveaux citoyens ne constituent pas des communautés à part, qui peuvent rapidement devenir comme des kystes rivaux entre eux et avec la nation d’accueil, y provoquant des césures durables et dangereuses pour l’unité. On voit assez, à travers le monde, les méfaits de l’existence de groupes à trop fort particularisme : communautés d’anciens colonisés au Royaume Uni, opposition entre hindouistes et musulmans dans le sous-continent indien, Kurdes en Turquie ou en Irak, chiites en pays sunnites et réciproquement, diverses ethnies dans les Balkans, etc. Le communautarisme menace les unités nationales et, tout simplement, la paix quotidienne.
Le concept clef en France pour la réception de nouveaux membres de la communauté nationale, a longtemps été l’”intégration”. Le principe est juste : il ne doit y avoir qu’une sorte de citoyens égaux “à part entière”. L’école s’est montrée longtemps un bon facteur d’intégration, mais elle n’arrive plus à mener cette mission pour différentes raisons qui nécessiteraient un autre article. Mal menée par l’État, l’intégration a en partie échoué depuis quelques décennies, par manque d’imagination, de générosité ou de prudence. Mais aussi parce que la population autochtone a eu des réactions de méfiance devant un afflux d’étrangers et qu’une partie des immigrés eux-mêmes n’avaient pas toujours envie de se fondre totalement dans la masse du pays. Une difficulté annexe mais importante : certains, en particulier parmi les femmes, ne parlent pas la langue du pays et atteignent un niveau d’instruction insuffisant pour espérer accéder à des emplois et métiers intéressants et rémunérateurs. Le maniement correct de la langue pourrait être – plutôt que la religion – un critère objectif indispensable avant toute naturalisation.
Espérer que le temps suffirait seul à régler les incompréhensions réciproques et les conflits potentiels en arguant, comme on l’entend parfois, que la réception des Espagnols, Portugais, Italiens, Polonais, aujourd’hui citoyens parfaitement intégrés, ne s’était pas faite sans affrontements, c’est oublier, volontairement ou par ignorance, que l’”étrangeté” éprouvée était atténuée par le fait qu’ils étaient de culture chrétienne, donc assez largement identique à celle des autochtones. Ce n’est sans doute pas “correct” de dire cela, mais c’est un fait historique 6. Cette remarque n’implique d’ailleurs aucune supériorité du christianisme sur les autres religions, mais souligne qu’à l’intérieur d’une culture donnée, il est sans doute plus facile d’aplanir des incompréhensions. La même remarque pourrait, bien entendu, s’appliquer à d’autres aires culturelles que l’Islam.
Et les Asiatiques en France dira-t-on ? Ils sont beaucoup moins nombreux que les immigrés venus de pays musulmans et, moins “visibles”, ils expriment peut-être leur foi, ou leur mal-être éventuel, de façon plus privée.
Beaucoup de “chrétiens” connaissent mal leur religion. Mais la laïcité a limité les répercussions de cette ignorance sur la vie publique. L’Islam est mal connu des “Européens” et d’une partie de ses adeptes. Les heurts peuvent venir du poids de pratiques ou de comportements dont il n’est pas sûr qu’ils soient tous d’origine coranique mais que la tradition tend à imposer. C’est ainsi que les structures familiales traditionnelles compliquent parfois le succès de mariages mixtes. L’affaire du voile a été symptomatique. Un certain nombre de musulmanes semblent sincèrement penser que leur religion exige qu’elles soient “voilées”, quoique des théologiens musulmans affirment que c’est plutôt une coutume qu’une obligation religieuse. Ce n’est pas à nous de trancher, mais on peut se questionner.
En admettant que la prescription religieuse soit avérée, s’agira-t-il d’un simple foulard éventuellement discret couvrant les cheveux (cachant ainsi ce symbole de la puissance érotique des femmes que représentent les cheveux, dans une tradition que l’on retrouve largement en Orient depuis des siècles), ou une “burqa” enfermant la personne dans un espace clos et la coupant des autres ? “Protection” disent quelques-un(e)s ; peut-être mais le mur qui donne abri peut également enfermer. Il n’empêche que ce mode de “coiffure” met à part une partie de la population et la signale à l’attention. Et quand les partisans de la burqa, ou leurs alliés, dénoncent la “stigmatisation” qui serait imposée par la loi aux femmes portant ce voile, il y a abus de langage. On doit rappeler que les stigmates sont des signes visibles infligés à une personne par la maladie ou pour la mettre à part des autres, telles les marques au fer rouge pour des esclaves fugueurs ou l’étoile jaune pour les Juifs pendant la guerre. Au contraire, l’interdiction du voile (au moins les plus voyants) permettrait à une personne de passer inaperçue ; c’est particulièrement vrai à l’école. D’ailleurs, le droit musulman n’invite-t-il pas ses fidèles, quand ils résident dans un pays non-musulman, à respecter les mœurs de celui-ci ? Cela a été rappelé par des imams interrogés à ce sujet.
Une autre affaire a récemment fait débat, et même polémique : l’affirmation par un journaliste qu’il y a dans les prisons – au moins proportionnellement à leur nombre dans la population – plus d’Africains ou de Maghrébins que de “français de souche”. C’est brutal, mais – plutôt que de s’offusquer d’une affirmation qu’on peut aisément contrôler statistiquement, en donnant par là l’impression de vouloir cacher les choses « pour ne pas donner d’arguments à l’extrême-droite » – il serait plus juste et surtout plus efficace d’essayer de comprendre pourquoi il en serait éventuellement ainsi. L’historien Louis Chevalier a publié, en 1959, un livre intitulé “Classes laborieuses, classes dangereuses à Paris dans la première moitié du XIXe siècle”. Il y étudie la criminalité grandissante dans la capitale et constate que les pauvres sont statistiquement plus “criminels” que les riches. Cela peut provenir d’abord du fait qu’ils ne pratiquent pas la même criminalité (les pauvres font rarement des escroqueries d’envergure et les riches échappent souvent à la prison). Mais il existe surtout des conditions objectives à cet accroissement constaté de crimes dans les “basses classes” : arrivée massive de gens de la campagne sans repères dans une ville où règne la violence (suicides, rixes, émeutes…), le manque de ressources, les effets du chômage, la démographie urbaine, etc. On a pu dire que les antagonismes entre les classes sociales avaient alors pris l'allure d'une lutte “raciale”, comme si deux civilisations s'affrontaient. Serait-il impensable d’utiliser une pareille grille pour élucider la question débattue actuellement, en se demandant si le déclassement économique et social de gens n’ayant pas réussi à s’intégrer ne favorise pas la délinquance, et non leur origine ethnique ou leur appartenance religieuse ? Tout vaut mieux que de laisser le champ libre aux idées reçues.
On parle souvent aujourd’hui des beautés du “multiculturalisme” ; il convient de discerner les paramètres de cette beauté, de les apprécier, de trier ceux qui font progresser l’humanité. Ce constat ne devrait amener qu’à respecter les différentes cultures présentes dans le pays et à s’en enrichir réciproquement, pour bâtir ensemble une nouvelle “identité”. Car s’il doit susciter des communautarismes, repliés sur eux-mêmes et concurrents, alors il risque d’entraîner des affrontements plus ou moins violents et, à terme, un éclatement de la Nation. Cela pose une vraie question d’avenir, dont il faut être capable de discuter ouvertement entre citoyens.
Marc Delîle
1 – C’est ce que le candidat Lionel Jospin avait fait à propos du “sentiment d’insécurité” ; on sait ce que ça lui a coûté.
2 – Pourquoi parler de l’Islam au singulier, comme s’il était monolithique ? Quoiqu’ils aient en commun le trésor du Qoran et de la sunna, il existe des Islams. Il y a bien des différences entre un soufisme assoiffé de divin et la mouvance Al Qaïda, justifiant des prétentions politiques par la religion. Entre les extrêmes, une foule de positions complexes, souvent explicables par l’histoire récente ou pas, entre autre des relations plus ou moins tendues avec les “Occidentaux”, figés dans leurs déviances colonialistes, et qualifiés un peu sommairement de “Chrétiens”.
3 – Les 20% d’électeurs du Front National le sont pour beaucoup, il n’en faut pas douter, en grande partie à cause de cette réaction et non sur de grandes options politiques ou économiques.
4 – Fût-ce effectivement une des définitions du dictionnaire, en sens dérivé.
5 – Ainsi, en 1930, au Congrès eucharistique de Carthage, des jeunes des écoles avaient défilé, au vu des populations tunisiennes, habillés en croisés.
6 – Avec,
aussi, des points communs à la situation actuelle. Par exemple, au début du XXe siècle, des ouvriers du Midi reprochaient aux “Ritals” ou ceux du Nord vis-à-vis des “Polacks”
(acceptant les uns et les autres d’être moins payés par les patrons) de venir prendre leur travail, comme on l’entend dire aujourd’hui contre les “Arabes”.