Peut-on espérer encore ?

Publié le par G&S

Octogénaire, Jean Dumont,
ancien instituteur de l'Enseignement Public, prêtre,
aumônier des Équipes Enseignantes d'Amérique Latine,
a choisi d'habiter au Pérou et d'y partager la vie de ses habitants.
Il nous livre une réflexion sur la société actuelle
et plus particulièrement sur l'Église (catholique), à travers le prisme éducatif.
(Cet article est un extrait de la Lettre de Dialogue & Coopération – Novembre 2011).

 L’heure est de plus en plus sévère. L’aggravation de la crise planétaire, l’intensification de la lutte en tout lieu, en tout esprit des forces de vie et celles de mort, la multiplicité des transformations à effectuer, tout cela tend à nous rendre impuissants. L’espérance semble morte. Les vieilles générations sont désabusées et les jeunes générations sont plongées dans le désarroi… Un désastre planétaire anéantirait non seulement la possibilité de métamorphose, mais aussi les perspectives pour plusieurs siècles.

Notre société postchrétienne est dans une crise globale, économique, écologique, éthique. Toutes ces crises n’en font qu’une, celle de l’Homme. Au centre, il y a le Marché, la marchandisation des corps et des cœurs. C’est le triomphe absolu du libéralisme sociétal et du libéralisme économique. Crise de tout ce qui institue, de tout ce qui relie. Deux modèles se proposent : la fusion, en épousant les aspirations de cette société, et le refus, qui est la tentation actuelle de l’Église. « Il ne faut ni s’enfouir, ni s’enfuir, mais garder l’espérance » (Jean-Pierre DENIS).

« On sait qu’on est en rupture de civilisation, en métamorphose » disait Edgar Morin. Et de poursuivre : « On arrive à un seuil de l’histoire, ce n’est plus la période des révolutions, on est en mutation ». Ceux qui ont déjà vécu un certains temps ont peut-être cette chance de pouvoir contempler, mais aussi d’agir. En ce moment, les « vieux » parlent fort et librement ! (cf. Croire quand même, de Joseph Moingt, La voie d’Edgar Morin).

Des convictions, des constats

« Nous avons été sauvés, mais c’est en espérance, or voir ce qu’on espère n’est plus espérer. Ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas c’est l’attendre avec persévérance ». (Lettre aux Romains 8,24-25). Il faut marcher jusqu’au bout. Je me dis que le moment de la mort est le moment le plus dur parce que c’est le moment où on perd l’espérance. Mais on découvre que l’objet de l’espérance, on l’a, on est dedans et on l’avait déjà. On est dans l’évidence. Cela relève de la Foi. Même des gens ne partageant pas la foi chrétienne vivent cela. Pour être des hommes et des femmes d’Espérance, il faut savoir se situer dans l’histoire et dans le peuple, sinon on est des atomes perdus dans l’univers. De plus en plus on vit dans une massification et en même temps, on vit dans la solitude extraordinaire. Solitude de tous les âges de la vie et en même temps on n’est jamais tout seul. On ne peut pas ignorer les différentes facettes de la mondialisation, et la période actuelle d’individualisme.

Avoir le sens de l’histoire, se relier au passé, on ne peut pas bâtir si on n’a pas un sous-sol historique. Cela permet de relativiser les événements. Les crises entrent dans quelque chose de plus large, de plus important. De même, si on ne regarde pas l’avenir, on est écrasé par le moment présent. On ne fait pas de projet si on ne se situe pas dans l’histoire. On s’évade, on ne prend pas le temps de résoudre les crises, de chercher des solutions avec les autres. En regardant l’histoire, on s’aperçoit que les moments de grande obscurité sont aussi les moments d’où jaillit la lumière.

Durant la 2e guerre mondiale, on a vu le pire (marché noir, dénonciations…) mais on a vu aussi le plus beau. La lumière peut naître à travers des intellectuels comme Simone Weil mais aussi à travers des pauvres et des petits, des moments d’horreur comme Stalingrad (qui a marqué l’arrêt de l’hitlérisme même si cela a été récupéré ensuite par le stalinisme). L’Europe a commencé à se construire avant la fin de la guerre. En France la Sécurité Sociale, le vote des femmes… étaient en mijotement durant la guerre. Les gens qui ont cherché à construire l’Europe de manière correcte s’appelaient Schuman, Adenauer, De Gasperi, De Gaulle… et ceux qui les inspiraient.

Dans l’Église, les plus vieux qui ont vu la naissance des Équipes Enseignantes ne se sont pas ennuyés, et ont connu une création extraordinaire. Le Concile n’est pas né de rien : il y avait des projets dans l’Église, de nouvelles prières liturgiques.

Soyons des gens qui regardent et qui notent. Sachons reconnaître où naît la lumière – ce peut être une phrase, un visage, une parole, un geste – cela sauve l’espérance. En éducation, que ce soit en Europe, en Amérique Latine ou en Asie, cherchons ceux qui vont dans la même direction. Les Équipes Enseignantes pourraient faire plus en ayant le sens du peuple, de l’organisation citoyenne, de l’histoire, car nous sommes un mouvement mondial.

Des signes d’espérance dans la société

° Les dangers vécus provoquent à la réflexion. Il suffit de voir comment on a pu réfléchir après le tremblement de terre du Japon et ses conséquences nucléaires : les dangers provoquent à un réveil, à une réflexion salutaire. C’est très nouveau de prendre conscience de la fragilité de la planète. L’écologie, le respect de la terre, la culture bio, tout cela est signe nouveau d’espérance.

° Le questionnement à propos des transgéniques, des mines en Amérique Latine est impressionnant. Au Nord du Chili, les Canadiens avaient découvert de l’or sous un glacier, ils ont acheté le terrain et se préparaient à faire sauter le glacier sous lequel se trouve l’or. Or l’eau qui sort du glacier alimente toute une vallée. Les gens ont réagi et ont fait réagir au niveau mondial et les Canadiens ont reculé.

° La conscience qu’on a de l’unité du créé : les humains, les animaux, la nature, la terre, forment un tout. A travers toute une histoire, en Amazonie, dans le Sud andin, les Quechuas, les Aymaras, ont su vivre une espèce d’harmonie entre le créé et eux, entre la nature et eux, entre le travail et eux. Les paysans des Andes ont une attache ancestrale à la terre. La terre, c’est la Pacha Mama, c’est la Terre Mère. On essaie de redécouvrir les sagesses indiennes, dans tout cela, ne se révèle-t-il pas une espérance ?

° L’interdépendance de l’humanité donne aussi de l’espérance, même si cela nous écrase un peu. Ce qui se passe en ce moment en Somalie, au Rwanda, au Bengladesh, en Roumanie… m’intéresse, me réjouit, m’inquiète, me fait de la peine, me scandalise, mais me réveille aussi. Si la mondialisation porte des germes de mort, elle porte aussi des germes de solidarité. Si on réagit ensemble, si on lutte contre l’individualisme, alors peut-être est-on en train de préparer à travers cela les cieux nouveaux et la Terre nouvelle. Je vois l’Apocalypse là-dedans.

La découverte que cette unité du monde est mortelle, absurde, si elle est faite sous le règne de l’or, si on est mené par des forces occultes, des gouvernements complices, impuissants. Il existe beaucoup de courants humbles, souterrains, qui sont comme des rivières d’eau vive cachées. Notre travail est de découvrir ces rivières d’eau vive et de les faire se relier entre elles.

Au Venezuela, pays difficile à réveiller, Chavez a fait de bonnes choses en éducation et pour réduire la pauvreté, mais il y a des inégalités. On y voit aussi des choses extraordinaires, et qui s’étendent : quelqu’un a poussé des jeunes à former des orchestres de grande musique, cela s’appelle « El sistema ». Ce n’est pas grand-chose et c’est formidable : des gamins des rues se mettent à jouer du Mozart et sont des passionnés. Ils ont multiplié les orchestres symphoniques dans toute l’Amérique Latine. De toutes petites choses comme cela sont des preuves que le monde peut bien s’orienter.

° Certains semblent mieux voir les sagesses des différents âges de la vie.  Des gens s’intéressent plus aux différents âges de la vie. On parle beaucoup de la famille qui disparaît. Il y a sûrement des victimes, mais quelque chose se cherche. Mes neveux et petits-neveux sont nés de la volonté des parents au moment où ils ont voulu. Ceux-ci ont été généreux et ont donné la vie librement. C’est bon, c’est un signe de responsabilité, ils ont de l’espérance.

Le travail de réflexion autour de la maladie, de l’accompagnement de la mort, montre qu’on change face à la souffrance et la mort. C’est un signe que l’humanité croît en responsabilité pour affronter les âges et les maladies, l’approche de la mort (voir les soins palliatifs). L’âge de la vieillesse fait peur, mais actuellement les vieux se révèlent. Les vieux sont des rejetés et en même temps ils ont une espèce de grande liberté.

° Les organisations internationales, les forums mondiaux, sont une belle invention. Michel Duclercq (fondateur des Équipes Enseignantes et premier aumônier des E.E. d’Amérique Latine) avait connu en son temps le Brésilien Francisco Whitaker (« Chico Whitaker »), initiateur de ces forums. Il s’en était inspiré pour lancer l’idée d’une éducation mondiale et des forums éducatifs mondiaux. Cela est plus sain que le G9 ou le G20. Il ne faut pas que ces forums tombent. On y dialogue et on y construit ensemble. Ce sont des signes d’espérance.

° Les moyens de communication mondiaux, il faut apprendre  à les utiliser sans en être esclaves. La communion des cultures passe partout.

Par exemple, en Colombie, j’écoutais une musique ; les Colombiens me disent qu’il s’agit d’une danse péruvienne adaptée au rock. Ils ont fait une synthèse de musique. Tout cela est signe d’espérance.

° Le réveil des peuples opprimés : les Mapuches (Chili) n’ont jamais été totalement conquis. Ils ne sont pas très nombreux. Des enseignants disent : « On est Chilien, on est Mapuche, respectez-nous, respectez notre manière de penser, d’éduquer… ».

° La découverte que nos démocraties formelles ne valent plus le coup : beaucoup votent avec une conviction relative. C’est un progrès que de découvrir qu’il y en a marre de la démocratie où l’on délègue son pouvoir à des députés qui n’ont pas de pouvoir. Si on agit et invente une démocratie participative, on est en fondu enchaîné. Ainsi, au Brésil, dans des quartiers de Sao Paulo et de Porto Alegre, les gens du peuple discutent du projet économique de la municipalité, ils proposent, interrogent. Pensons aussi au réveil des pays arabes, avec tous les dangers de dérapage qu’il peut y avoir… Tout cela est signe d’espérance.

° La remise en question de l’éducation : il ne faut pas défendre l’École Publique, il faut la recréer. Il faut recréer l’éducation du peuple, et pas seulement par les maîtres. On réinventera si on cherche sur place et mondialement. La crise de l’éducation et la crise des enseignants actuelle, c’est providentiel. Cela fait souffrir, mais en même temps cela peut recréer autre chose. Regardons bien les jeunes ici et ailleurs. Voyons leur rôle dans les pays du monde arabe méditerranéen. Regardons les collégiens et étudiants au Chili. Pinochet avait bien corseté l’École en en faisant un produit de consommation, il avait asservi les maîtres. Qui descend dans la rue depuis des mois, qui demande une École Publique gratuite pour le peuple ? Les jeunes, et 80% de la population les appuient. Cela ira loin, au Chili et ailleurs. Là, il y a une source d’espérance.

A nous de l’inventer. Jacques Delors disait : « L’éducation c’est apprendre à apprendre, apprendre à faire, apprendre à être, apprendre à vivre ensemble » et j’ajouterai maintenant « à vivre ensemble sur une planète à sauver ».

° Il y a vraiment des courants prophétiques et des prophètes. Par exemple, tous les anciens terroristes de la prison où je vais ont lu le livre Indignez-vous ! Voyez les indignados d’Espagne et d’ailleurs. Il faut avoir confiance dans les minorités, elles sauvent le monde. « Ne vous souvenez plus des premiers événements, ne ressassez plus les faits d’autrefois, voici que moi je vais faire du neuf qui déjà bourgeonne. Ne le reconnaîtrez-vous pas ? » (Isaïe 43,18-19). Nous, chrétiens, nous devons participer à ce bouillonnement de la Terre et y voir les Signes de l’Esprit.

Dans notre Église, il y a aussi des signes d’espérance

Certes, nos paroisses sont encore de vieux signes de chrétienté, parfois d’une chrétienté rajeunie avec des techniques modernes pour la faire vivre, mais ce n’est pas cela la jeunesse de l’Eglise. La jeunesse de l’Église, c’est l’Évangile.

L’Église vit dans la société et elle vit la crise de la société. C’est positif. L’Église est très divisée, mais ne faudra-t-il pas accepter une Église avec des courants divers ? L’Église peuple de Dieu, reconnue comme telle, c’est extraordinaire. Qui fait partie du peuple de Dieu ? Il faut relire souvent Lumen Gentium. Celui qui n’a pas de foi, mais qui vit selon sa conscience est ordonné au peuple de Dieu. C’est formidable, et ça a donné Assise en 1986. 

L’Église est obligée d’accepter des défis nouveaux : l’éthique dans la politique, l’éthique de la biologie, la perspective de la théologie indienne… Tout cela réveille l’espérance.

° On dit que l’Église n’avance pas. Mais il y a trente ans, est-ce qu’on lisait la Parole de Dieu de tous les jours ? Aujourd’hui, l’appropriation de la Parole de Dieu par les chrétiens de base est assez extraordinaire. Des laïcs biblistes, des laïcs théologiens, des laïcs grands spirituels. Dans l’Église, les laïcs « occupent » l’Église, sans être reconnus officiellement, mais un jour ils le seront. Dans les Équipes Enseignantes au Pérou, on a essayé de se former un peu les uns les autres à travers la communauté. Un beau jour on a monté une grande cérémonie communautaire et les équipiers ont dit « on voudrait avoir quelqu’un qui nous accompagne avec sa sagesse et sa foi ». Toute l’assemblée a imposé les mains, on a appelé l’Esprit Saint, j’ai « ordonné » assesseurs des équipières et équipiers ; ils existent et ils travaillent. L’Église va découvrir qu’elle est féminine depuis longtemps !!! Il y a beaucoup d’espérance là-dedans.

°  La théologie de la libération est entrée dans le peuple. Des communautés chrétiennes naissent aussi en France. Une ancienne équipière du Pérou, habitant Rivesaltes, a fait naître quatre communautés laïques qui partagent et étudient l’Evangile et révisent leur vie. C’est cela l’Église.

°  Ce qui est nouveau et me donne espérance, c’est ce sont les gens sans religion qui trouvent Dieu.

Comme Etty Hillesum (Une vie bouleversée) femme juive hollandaise, morte à Auschwitz, qui a rencontré Dieu dans sa souffrance. Elle aurait pu y échapper… Telle personne qui ne croît « ni à Dieu ni à diable », réfléchissant sur sa vie, sur ce qu’est la mort et l’après, découvre par son raisonnement que l’Esprit a le droit de souffler où il veut sans notre permission. Et l’Esprit « dit » Dieu, c’est un des signes dans l’Église. Si l’Église est plus Église, plus fraternelle, plus évangélique, plus donnée, si elle sait reconnaître la présence de Dieu dans les autres, elle donnera son témoignage.

Il y a des médiocrités : au Pérou, la majorité des évêques sont de l’Opus Dei ou assimilés, là-dedans il faut réinventer l’Église, pas une autre Église – c’est notre Église – mais la vivre d’une autre manière et savoir lire les signes des temps. Il faut savoir faire confiance et travailler jusqu’au bout.

Dans l’Église du Brésil, il y a un Conseil National des Laïcs dans lequel se trouvent un bon nombre de maîtres d’école. Ils discutent, ils célèbrent. C’est très impressionnant. Les représentants des évêques sont là.

À la fin de son livre, Edgar Morin dit : « Je répète ici mes cinq principes d’espérance » :

*le surgissement de l’inattendu et l’apparition de l’improbable,
* les vertus créatrices, inhérentes à l’humanité (l’humanité se découvre des possibilités),
* les vertus de la crise,
* Les vertus du péril (là où croît le péril croît aussi ce qui sauve
* l’aspiration multimillénaire de l’humanité à l’harmonie ».

L’Esprit est présent. Saint Paul nous répète : « Comme votre vocation vous a appelés à une seule espérance » (Lettre aux Éphésiens 4,1-13). Et Saint Pierre nous recommande : « Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte. Mais que ce soit avec douceur et respect, en ayant une bonne conscience. » (I P 3, 15-16).

Notre vocation nous a appelés à la petite, fragile et forte espérance. Et à témoigner humblement de notre Espérance « au milieu du peuple d’aujourd’hui et dans l’histoire d’aujourd’hui ».

Jean Dumont

Conseils de lecture

Edgar Morin : La voie.
Joseph Moingt : Croire quand même.
Jean Rigal : Ces questions qui remuent les croyants.

Publié dans Signes des temps

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C
Je voudrais aussi rappeler ici la pensée de Paul Ricoeur, car je sais que Jean Dumont la connaissait bien . Paul Ricoeur, mort en 2005, a laissé une pensée très vivante, où nombre de gens de bonne volonté trouvent une façon d'être, une démarche où le dialogue occupe une place centrale. S'approprier cette démarche dans l'échange d'expérience, comprendre pour agir : c'est le but de plusieurs petits groupes de réflexion, en France comme ailleurs dans le monde. L'Association Paul Ricoeur peut vous renseigner .
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