Petite Poucette

Publié le par G&S

Je viens de lire, avec intérêt, une publication récente de Michel Serres, Petite Poucette 1, ciblée sur une critique de la culture contemporaine. Il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation, dont le langage imagé provoque, et parfois irrite, par sa tendance à la généralisation extrême ; mais ce faisant, il nous invite à regarder notre environnement familier avec une distance accrue.

L'auteur nous rappelle que nos sociétés occidentales, après avoir vécu deux révolutions culturelles (passage de l'oral à l'écrit, puis de l'écrit à l'imprimé), sont entrées dans une troisième crise, ouverte par les nouvelles technologies.

La culture et la manière de vivre ont totalement changé : plus d'enracinement dans la nature, ni dans les générations antérieures, difficultés inédites dans les familles actuelles, souvent divorcées et recomposées. Les enfants « n'ont plus la même tête (...), ils n'habitent plus le même espace (...), écrivent autrement (avec les pouces sur SMS), ne parlent plus la même langue » (p. 13). Formatée par les médias et la publicité, leur faculté d'attention se limite à 7 secondes et cette société du spectacle éclipse l'école et l'université.

« Les nouvelles technologies externalisent enfin les messages et les opérations qui circulent dans le système neuronal, informations et code » (33). Il s'agit d'un autre mode de pensée, à distinguer de ce que l'on appelait jadis cogito, savoir et l'auteur va même jusqu’à supposer que les circuits, ainsi activés, ne concernent plus les mêmes neurones (difficile à vérifier cependant...).

Il s'agit d'une tête vide qui reçoit un savoir déjà constitué.

Petite-poucette----Serres.jpgLa vie scolaire s'en trouve elle-même modifiée. Dans la classe ou l'amphi, le silence n'existe plus : bavardage, brouhaha, mouvements... Pourquoi ? « Parce que ce savoir enseigné, tout le monde l'a déjà. En entier. À disposition (...) accessible par Web, Wikipédia, portable... » (36).

La vie en société, elle aussi, en est affectée : nulle écoute et l'individualisme règne en maître partout, au travail, et même à l'hôpital, lieu de souffrance. Ainsi, la visite du médecin à son patient s'exprime au travers d'un enseignement que le Patron prononce devant ses internes, venus l'accompagner, dans cette chambre de malade. « Armée, nation, église, peuples, classe, prolétariat, famille, marché... voilà des abstractions volant au-dessus de nos têtes » (61) ; et plus loin il fera dire à son héros : « À ces appartenances, nommées par des virtualités abstraites (...), je préfère notre virtuel immanent » (62). Alors, comment trancher ? La réponse réside dans un constat : « l'avènement d'un 5e pouvoir, celui des données, indépendant des quatre autres, législatif, exécutif, judiciaire et médiatique » (71).

Le partage des connaissances est dépassé, à cause de ce 5e pouvoir. Avant, existaient quatre facultés : lettres, sciences, droit, médecine-pharmacie :

- « Les premières chantaient l'ego, le je personnel, l'humain de Montaigne, ainsi que le nous des historiens, linguistes et sociologues" ;

- les secondes, facultés de sciences, décrivaient, expliquaient, calculaient le cela, énonçaient des lois générales, voire universelles ;

- les 3e et 4e, médecine et droit, « accédaient ensemble, peut-être sans le comprendre, à une manière de connaître qu'ignoraient les sciences et les lettres. Unissant le général au particulier, naquit dans ces facultés juridiques et médicales, un tiers sujet... l'un des ancêtres de Petite Poucette » (72).

Alors, que faut-il entendre lorsque l'on évoque Petite Poucette, le héros de ce livre ? « Entendez par Petite Poucette un nom de code pour tel étudiant, ce patient, cet ouvrier, ce paysan (...) anonyme certes, mais individué (...). Petit Poucet code cet anonymat » (73).

Poucette « déploie sans hésitation un champ cognitif (...) longtemps laissé en jachère, que l'on peut nommer procédural » (74). Appliqué jadis exclusivement à poser des gestes secondaires à l'école élémentaire (exécuter des opérations arithmétiques ou agencer des artifices grammaticaux), « ces procédures forment la pensée algorithmique, laquelle pouvait être mentionnée dans des exercices juridiques et dans la démarche médicale, liés à l'enseignement donné dans des facultés de droit et de médecine. Mais les pratiques du cognitif algorithmique, demeurent uniquement analytiques. Elles ignorent le lent cheminement des processus d'abstraction, les conduites de déduction du géomètre, ou celles de l'induction expérimentale. Cependant, la pensée algorithmique existe depuis longtemps, mais dans une culture qui était nourrie jadis aux différentes facultés de sciences et de lettres. Aujourd'hui, la nouvelle victoire de ces vieilles procédures vient de ce que l'algorithmique et le procédural s'appuient sur des codes » (76).

Quelle serait donc la signification de ces codes dont la présence est jugée déterminante dans le fonctionnement cognitif actuel ? Pour M. Serres, un code comporte deux faces contradictoires, il est à la fois accessible et secret. « Il suffit de coder pour préserver l'anonymat en laissant libre l'accès (...). Or le code, c'est le vivant singulier ; or le code, c'est tel homme. Qui suis-je, moi, unique, individu, générique aussi bien ? Un chiffre indéfini, déchiffrable, indéchiffrable, ouvert et fermé, social et pudique » (77).

« Le code fait naître un nouvel ego. Personnel, intime, secret (...) public, publiable » (78). Une réalité à deux faces contradictoires, « le double du pseudonyme ».

Au terme de la présentation de cet ouvrage, je me permettrai d'ajouter un commentaire personnel. Cette analyse critique d'un fonctionnement cognitif, lié à notre culture technologique contemporaine, exprime, en termes très généraux, la position d'un épistémologue et philosophe classique 2. Cependant, la pertinence de cette analyse me conduit aujourd'hui à deux types de commentaires :  

1° – D'abord, je soulignerai la portée pratique de cet essai, qui éclaire de multiples expériences quotidiennes, en citant quelques exemples concrets. Deux expériences récentes ont confirmé récemment les effets produits par la "pensée algorithmique" et par la carence du silence dans l'écoute.

- Lors d'une fuite d'eau provenant de mon lave-linge (installé ces dernières années par Darty) j'ai fait appel à l’artisan plombier du village. Ce dernier, au terme de son intervention, a prononcé le jugement suivant : votre dégât des eaux provient d'une pratique répandue aujourd'hui chez les techniciens des grandes entreprises. Mal formés, ils relient l'appareil au tuyau d'évacuation de l'eau selon une procédure standard, globalement indiquée, sans souci de précision et de contrôle. Cet employé, mal payé sans doute, n'avait pas pris la précaution d'emporter avec lui une pince destinée à serrer très fortement, ensuite il n'a pas vérifié l'étanchéité du raccordement en faisant circuler l'eau à différents niveau de pression.

- Invitée à la fête scolaire de fin d'année (données par les écoles maternelles et élémentaires), j'ai assisté aux spectacles dans lesquels mes petites filles se produisaient dans des danses contemporaines. Dans la cour, brouhaha et mouvements : les parents parlaient entre eux et se levaient pour mieux voir les apparitions de leur progéniture ; dans l'orchestre, la batterie puissante s'efforçait de couvrir le bruit de la foule. Résultat : nul n'entendait les indications données sur scène par les présentateurs...

2° – Pour conclure, une question se pose : faudrait-il que l'analyse développée par l'Auteur et les constats relevés ci-dessus nous conduisent à un jugement négatif sur la culture contemporaine ? Interrogé sur cette question par un journaliste (Le Point, 14 juin 2012), Michel Serres se refuse au pessimisme pour inviter à un optimisme de combat, capable d'instaurer un dialogue constructif entre les jeunes et leurs ainés (enseignants, parents), mais, sans pour autant préfigurer une piste d'avenir.

Il me semble que le danger redouté ne consiste pas dans l'avènement de nouvelles techniques mais dans l'usage que nous en faisons et dans le pouvoir que nous leur attribuons. Les valeurs que nous voulons défendre, dans un humanisme républicain (et chrétien aussi), ne dépendent pas des objets et des pratiques, mais de la représentation et de l'usage que nous en faisons ; ces derniers devraient être ordonnées au service d'objectifs humanistes et/ou spirituels.

L'homme, aujourd'hui comme hier, doit d'abord être capable de bien connaître (sans préjugés plaqués) son environnement, en vue de l'utiliser avec l'efficacité attendue. De la sorte, il deviendrait alors capable de dépasser le paradoxe de sa condition propre, telle que proclamée par Pascal. Condition unique et paradoxale, au sein de tous les autres vivants, plus ou moins soumis à une programmation biologique. Un être qui demeure, certes, très vulnérable, mais aussi, capable d'affirmer sa puissance de transformation : sur l'environnement proche, comme sur la planète entière, aujourd'hui.

De plus, en tant que chrétiens, nous pensons, que chacun de nous représente un germe de divinité, lequel ne peut se développer et s'accomplir qu'en relation avec les autres, nos frères humains et avec l'Autre, suprême transcendant. C'est la tâche qui nous est confiée, en tant que co-créateur : s'avancer sur le chemin ouvert par Jésus-Christ, chemin chargé d'obstacles, en vue de poursuivre (avec les moyens du siècle), la construction d'une humanité orientée vers son épanouissement plénier.

En pratique, ce labeur commence avec la mise en place d'une éducation adaptée, auprès des enfants actuels. Éducation suffisamment lucide et réfléchie afin de former leur intelligence et de nourrir leur cœur, alors qu'ils sont projetés dans un monde aussi bruyant et changeant... La tâche se poursuit, ensuite au cours de l'existence, en évitant tout autant le rejet pessimiste que le conformisme aux modes ambiantes. Le maintien d'une vigilance éveillée aiderait à découvrir et à discerner dans les nouveautés qui surgissent les nourritures fécondes.

Francine Bouichou-Orsini

1 –  Michel Serres, Petite Poucette, Ed. Le Pommier, mars 2012. (82 p.).
2 –  Actuellement professeur à l'Université de Stanford.

 

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