Penser à Dieu est une action
(Maurice Blondel)
Le grand mystique médiéval Maître Eckhart, évoquant le nom de Père que les chrétiens donnent à Dieu, écrivait ceci : « Père veut dire naissance, non pas ressemblance » 1. Et il ajoutait qu’on ne peut comprendre Dieu qu’à travers l’expérience d’une naissance.
En effet, la pensée de Dieu ne peut être que chaque jour nouvelle. C’est dans la fidélité à l’étonnement d’exister que l’esprit et le cœur interrogent chaque jour cet abîme sans fin qui les précède. Et cet étonnement, que d’aucuns qualifient d’absurde, le croyant le vit comme la trace d’une grâce.
Dès lors, l’attention à l’autre, et d’abord à l’étranger à laquelle ne cesse d’inviter la Bible, traduit dans la vie concrète cette conscience d’une continuelle naissance. Le don premier d’exister qui m’a été fait, comme dit Eckhart « sans pourquoi », me rend solidaire de tout homme, et d’abord du plus exclu.
Le philosophe chrétien Maurice Blondel, écrivait : « Au moment où l’on semble toucher Dieu par un trait de pensée, il échappe, si on ne le garde, si on ne le cherche par l’action. Son immobilité ne peut être visée comme un tout fixe que par un perpétuel mouvement. Partout où l’on reste, il n’est pas ; partout où l’on marche, il est. C’est une nécessité de passer toujours outre, parce que toujours il est au-delà. Sitôt qu’on ne s’en étonne plus comme d’une inexprimable nouveauté et qu’on le regarde du dehors comme une matière de connaissance ou une simple occasion d’étude spéculative sans jeunesse de cœur ni inquiétude d’amour, c’en est fait, l’on n’a plus dans les mains que fantôme et idole. Tout ce qu’on a vu et senti de lui n’est qu’un moyen d’aller plus avant ; c’est une route, l’on ne s’y arrête donc pas, sinon ce n’est plus une route. Penser à Dieu est une action » 2.
Tant de religions et de spiritualités se sont fourvoyées dans ce que Blondel appelle « fantômes et idoles ».
Le rapport à Dieu ne se traduit pas d’abord par la virtuosité théorique ou l’orthodoxie dogmatique. La rupture fondamentale entre les êtres ne passe pas par leurs croyances ou leurs religions, mais par leur attitude dans la vie qui en fait soit des sédentaires arrivés et sécurisés soit des nomades capables d’accueillir le neuf chaque matin. Et c’est la conscience d’être toujours en route qui ouvre à la fraternité humaine des pérégrinants.
Une religion, une spiritualité peuvent être le suprême confort d’une installation, un peu comme un tableau de maître donne une illusion de profondeur au salon bourgeois où l’on cause. Mais, et c’est le message de tous les prophètes et du Christ lui-même, toute foi authentique invite à l’exode, à quitter ses conforts pour prendre le risque de nouvelles naissances.
Comme l’exprime avec bonheur un poète majeur de notre temps, Jean Grosjean : « La respiration de Dieu sait nous être d’une admirable étrangeté comme tout ce qu’on commence à vivre. Elle nous est difficile comme un escarpement pour soudain nous découvrir un val printanier » 3.
Bernard Ginisty
1 – Maître Eckhart : Le livre de la consolation divine in Les Traités,
Éditions du Seuil, 1971, p. 115
2 – Maurice Blondel : L’Action de 1893 P.U.F. 1950 p. 352
3 – Jean Grosjean : Si peu, Collection Qui donc est Dieu, Éditions Bayard, 2001, pages 60-61. Jean
Grosjean (1912-2006) est un des poètes importants du XXe siècle. Familier des grands textes sacrés et littéraires, il est un traducteur de la Bible, du Coran, de Sophocle et de
Shakespeare. En 1989, il crée avec Jean-Marie Gustave Le Clezio la collection L’Aube des peuples chez Gallimard où sont publiés les grands textes fondateurs des
civilisations.