Pas de chômeurs pour la démocratie !
Le premier tour des élections régionales a été caractérisé par l’abstention de plus de la moitié du corps électoral. Le déroulement de la campagne — les sondages le montrent — a vu croître le manque d’intérêt des électeurs. Il y a plusieurs raisons à cela : le rôle de l’exécutif régional est encore mal perçu, les alternances des discours et des majorités n’entraînent, pour beaucoup d’électeurs, aucun changement significatif sur les drames du chômage et de l’exclusion.
Mais, plus profondément, la bouderie des urnes témoigne d’une attitude infantile vis-à-vis de la politique. Nous demandons à ceux que nous élisons de nous faire rêver pour mieux ensuite leur reprocher le prosaïsme de leur action quotidienne. Nous dénonçons leurs turpitudes pour mieux justifier les nôtres : puisqu’ils le font, pourquoi pas nous ? Nous finissons par réduire l’intérêt général à un système d’assurance pour nos intérêts individuels. D’où les thèmes obligés : plus de sécurité et moins d’impôts. D’autre part, l’omniprésence d’une économie financiarisée tenant lieu de politique transforme le bien commun en une consolidation comptable de nos soldes individuels.
Cette réduction du politique est dangereuse pour la démocratie. Elle méconnaît l’originalité propre du champ du politique qui ne se définit pas comme la somme de tous les égoïsmes. La démocratie est un travail et non une appartenance. Avant d’être l’adhésion à un camp ou un autre au gré des manichéismes créés par les médias, elle est une responsabilité. Voilà pourquoi, malgré les désenchantements, il faut « militer quand même ». On peut se gausser de ces humbles réunions de salles communales ou de la multiplication de blogs sur Internet. Mais c’est là que se crée le tissu vivant de la démocratie. Ce pays évoluera non pas avec moins, mais avec plus de politique. Les élections ne sont pas un match où l’on peut se satisfaire de brailler « on a gagné ». Ce genre de « troisième mi-temps » finit généralement par la « gueule de bois ».
La démocratie ne vit que du travail permanent de chacun pour inventer le vivre ensemble. Dans le très beau livre qu’il vient de publier où il rassemble ses écrits sur l’Europe, Jorge Semprun définit ainsi le travail démocratique : « La démocratie est la meilleure méthode, la plus sûre et la plus humaine pour transformer la société, pour tous ceux qui aspirent vraiment à cette transformation, et non pas à la substitution d’une minorité par une autre. (…) Nous ne savons que trop que la démocratie, par son essence pluraliste et tolérante, parce qu’elle admet, et même postule, que le conflit civique d’opinions et de projets politiques se situe à la racine même de sa dynamique, pour toutes ces raisons, nous ne savons que trop que la démocratie est extrêmement fragile. » 1
Dans notre société qui connaît une forte croissance du chômage, il serait mortel que, face à cette fragilité, nous devenions des chômeurs de la démocratie.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône-et-Loire le 20.03.10
1 - Jorge SEMPRUN : Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui. Éditions Climats, 2010, pages 312-313.
Jorge Semprun est né en 1923 à Madrid. Exilé en France avec sa famille en 1939, il entre très jeune dans la Résistance. Déporté à Buchenwald de 1943 à 1945, il est après la guerre un des dirigeants clandestins du parti communiste espagnol jusqu’en 1964. En 1988, il devient ministre de la Culture dans le gouvernement espagnol jusqu’en 1991.