Ouverture sur le vrai…
Nous reprenons à dessein le titre, très légèrement modifié,
d’un ouvrage de M. Zundel : Ouvertures sur le vrai
Paris, Desclée 1989
« The time is out of joint… » (Hamlet I,5)
« Addio alla verità… ; » 1 : telle est l’invitation de Gianni Vattimo dans un livre récent âprement discuté chez nos amis transalpins. Rien de romantique ici, rien qui ressemble à un cri d’alerte ou à un regret… Seulement un constat implacablement pessimiste et agressivement pragmatiste, et l’acceptation de l’inévitable absurdité d’un monde livré au subjectivisme et au relativisme : à nous d’en inventer sans cesse le meilleur mode d’emploi….
La tentation est forte en effet de céder à cette proposition : dans un univers d’images et d’illusions, le mensonge se fait de plus en plus attractif, lui que nous ne savons et ne voulons plus différencier d’une possible et inaccessible vérité. D’ailleurs la performance a déjà (et pas seulement dans le monde de l’art et de la culture) remplacé la pertinence, nous prenant dans les rets d’une falsification infinie et d’une confusion inévitable… la débâcle de la vérité ne peut qu’accompagner l’avènement d’une société du spectacle, glissant avec habilité à la « surface des choses… 2 » où s’affirment avec peine des identités éphémères qui y trouvent une jouissance dont nous ne percevons même plus l’insidieuse pathologie.
Certes le dogmatisme, dont il importe de « se réveiller » comme eût dit Kant, porte en germe le fanatisme, obstacle à toute authentique quête de vérité et d’harmonie sociale. Les sciences elles-mêmes vivent désormais de vérités provisoires et s’en accommodent en induisant des applications techniques toujours plus fascinantes, brouillant encore un peu plus encore notre rapport à la vérité. Aussi balançons-nous entre doute nécessaire et peurs incontrôlées, prêts à nous compromettre avec ce qui risque à terme de se présenter comme une autodestruction tout autant intellectuelle que morale ou sociale…
Le temps, comme le dit Hamlet, est disjoint, sans cesse nous nous éloignons de nous-mêmes, acculés que nous sommes à le « rejointer » sans savoir comment nous y prendre…
« Words, words, words… » (Hamlet II,2)
Notre réalité au surplus est « criblée de fuites » 3. Aussi était-il opportun de démythifier cette vérité prétendument « objective », accord de la chose et de l’intelligence (adaequatio rei et intellectus… !!). La vérité en effet n’est ni dans la chose ni dans l’intelligence, mais dans leur mise en relation… Évidente simplicité que nous peinons à comprendre aujourd’hui… Qu’est-ce que l’intelligence, qu’est-ce que le réel ?... lequel n’est peut-être au fond qu’une construction de notre imagination et de notre volonté… 4 !!
Entre l’effacement d’un sujet (ou d’un observateur) que les sciences ont réintroduit à bon escient dans leurs variables) et celui d’une réalité inaccessible, il était urgent de tenter de reprendre ce qui est la tâche même de la pensée, en évitant enfin les platitudes erronées du réalisme comme du scientisme.
Nietzsche s’y est brûlé au moment même où il interrogeait justement les mots même avec lesquels nous paraissions pouvoir rendre compte du réel et saisir la vérité : « Qu’est-ce que la vérité ? Une armée mobile de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de corrélations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement amplifiées, transposées, enjolivées, et qui après un long usage semblent à un peuple stables, canoniques et obligatoires : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et vidées de leur force sensible, des pièces de monnaie dont l’effigie s’est effacée et qui ne comptent plus comme monnaie mais comme métal. » 5
Tout n’est alors que jeu de langage, d’où l’appel à une « vérité des images » à laquelle nous sommes si pressés d’acquiescer et le retour de la part de Nietzsche à la fable, au mythe, pour dénoncer cet instinct de vérité, cette passion du connaître qui gonflée comme une outre fit comme la grenouille qui voulait être aussi grosse que le bœuf… 6
Entre démythification et ré-enchantement nous balançons indéfiniment…
Un presque rien…
Mais si les vérités sont des illusions qui s’ignorent, les illusions sont aussi des vérités qui s’égarent, comme le virtuel est aussi quelque chose du réel et le mensonge un hommage pervers au vrai… : la vérité si je mens… !!! En notre époque d’images qui sont autant de déroutants et fragiles points de repères, il convient de revenir à quelques évidences…
L’image est capable de s’emparer de nous… parfois même elle nous invite comme Roland Barthes le disait déjà de la photographie 7, à fermer paradoxalement les yeux… pour laisser advenir quelque chose qui n’est pas sans rapport avec le lien ombilical qui relie le corps de la chose vue ou photographiée (même déformée) au regard : la lumière impalpable est ce « milieu » charnel, comme une peau que le spectateur que nous sommes tous, partage avec le monde… Là se révèle ce que certains grands peintres du XXe siècle, Monet ou Cézanne, avaient eux aussi entrevu : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai… » écrit Paul Cézanne à Émile Bernard le 23 octobre 1905 !
Car dans le jeu parfois pervers des illusions, dans le monde brisé des messages contradictoires, dans le déversement des images, travestis séduisants d’une réalité qui se dérobe sans cesse, il ya toujours « un petit reste », un « presque rien » qui nous relie aux choses, aux êtres, au monde… et finalement à nous-mêmes. Au cœur même de l’effondrement des « valeurs » (mais une valeur – financière ou morale – ne vaut justement rien, vouée à la caducité qui la définit), face à une réalité soumise à un perpétuel déclassement, dans nos sociétés en dérive, il importe de ne pas se laisser emporter par ce terrible mouvement.
Si le doute nous envahit, si l’errance et la violence nous guettent, il nous reste encore ce qui secrètement traverse nos vies, nos expériences éclatées, et dont il ne faut pas perdre la trace…
Un désir de métaphysique
Dès lors la vérité a encore peut-être non seulement un sens mais un avenir, un ad-venir…
G. Vattimo en appelle au devoir de la pensée (« compito del pensiero », p. 32). Certes mais à condition de n’y voir pas seulement un ajustement technique à un monde acculé à l’immanence et à la liberté exclusive de toute hétéronomie, c’est-à- dire de toute transcendance. Permettons-nous de ne pas le suivre en effet dans ce qu’il voudrait décrire comme un acquiescement joyeux et transgressif et qui risque bien de n’être qu’un triste enfermement dans le chaos.
Si la critique de tout fanatisme est au fondement du seul devoir de la pensée, celui de « penser en vérité 8 », le renoncement à la vérité en serait la négation même car il conduirait à nier l’instance critique elle-même, laquelle, en fin de compte, ne peut que se prévaloir que de ce qui lui ad-vient et dont elle n’a ni la maîtrise, ni l’entière compréhension. À nous de recommencer sans cesse le combat de Jacob et l’Ange.
Jacob a le dessous, mais : « il continue la poursuite de la vérité qui se dérobe. Elle abandonne toutefois, en fuyant, quelques fils de sa robe et quelques rayons de son corps. De ces reliques chatoyantes, l’homme de science (et ajoutons-nous chacun de nous) construit ardemment une figure mais il est obligé de recommencer sans cesse. La figure éphémère qu’il est est cependant toujours plus belle et le sculpteur inquiet, conscient de l’humilité de son œuvre mais ferme dans son idéal espère qu’à la limite il lui sera donné de contempler et d’aimer la Forme éternelle et immuable à laquelle il avoué son âme... 9 »
On dira qu’ici pointe à nouveau cette métaphysique dont Kant a prophétisé la fin, et à laquelle la philosophie contemporaine a prétendu définitivement renoncer… Certes ! Pourtant peut-on si facilement s’en débarrasser ?
Deux indices 10 :
- le tout nouveau professeur de philosophie au Collège de France, spécialiste reconnu de philosophie analytique, Claudine Tiercelin, n’a pas hésité à intituler son cours : « Métaphysique et philosophie de la connaissance », et ceci malgré les objections ou haussements d’épaules rageurs qui n’ont pas manqué d’accompagner sa nomination et le choix qui est le sien. Son dernier livre justifie amplement son option qui s’intitule opportunément : « Le Ciment des Choses » 11.
- par ailleurs un autre philosophe, Rémi Brague, vient de publier un petit traité de métaphysique : « Les Ancres dans le ciel » 12 dans lequel il appelle avec succès à revenir à des questions que la science en tant que telle ne peut ni résoudre ni poser, par exemple : « qu’est que le simple fait d’être ? », ce qui pourrait bien nous remettre directement sur le chemin du vrai !
Le devoir de la pensée depuis Parménide est bien en effet de retrouver l’Être et donc aussi le Vrai, qui comme tel nous précède toujours et seul peut faire lien, c’est-à dire faire droit aux exigences mêmes de la modernité si celle-ci accepte d’en interroger les secrets fondements.
Ciment des choses, Ancres dans le Ciel, entre pesanteur et légèreté, la vérité, tel est notre pari, peut encore aujourd’hui nous parler, nous entraîner dans son sillage et finalement tracer au cœur de l’angoisse face à notre puissance et à l’infinie dérision des images, une Voie salvifique par-delà nos abîmes.
À condition de savoir distinguer entre vérité des phénomènes, accessible aux sciences, toujours provisoire, vérité d’un monde marqué par l’inachèvement et l’incomplétude, et vérité « du dedans » comme dirait Teilhard, celle du « fond des choses » qui nous relie secrètement avec ce réel voilé que les sciences entrevoient sans parvenir à l’atteindre ou même à l’exprimer.
Vérité à la fois fragile et consistante, « presque rien » qui est aussi « presque tout », centre de relations et de directions, aimantant et faisant jaillir toutes nos vérités provisoires, mais leur donnant sens et consistance, vérité qui est Esprit et ne peut être reçue qu’en Esprit, car « connaître c’est naître, penser, c’est peser... au poids du Verbe ».
Addio alla verità… non plutôt « Alla verità… a Dio ! »
« Il suffit, pour la Vérité, d’apparaître une seule fois, dans un seul esprit, pour que rien ne puisse jamais l’empêcher de tout envahir et de tout enflammer. ».
Marie-Jeanne Coutagne
1 – Cf. G. Vattimo, Addio alla verità, Meltemi, 2009
2 – F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral - Babel, Actes-Sud Arles 1997, p 16
3 – Nous reprenons ici une expression de Ph Dick dans son roman au titre volontairement shakespearien : Le temps désarticulé – Calmann-Lévy,1975
4 – Cf. l’éditorial de J. Daniel dans le Nouvel Observateur n°2431 du 9 juin 2011 où l’on trouve un intéressant débat avec J.F.Kahn à propos de sa Philosophie de la réalité, critique du réalisme (Fayard 2011)
5 – Nietzsche, op. cité p 16-17
6 – Nietzsche op. cité, p 7-8
7 – R. Barthes La Chambre claire : Note sur la photographie, Gallimard/Seuil/Cahiers du cinéma, Paris, 1980
8 – noêma amphis alêtheiês : ce qui se pense selon la vérité ; Poème de Parménide, VIII,50
9 – Citation de R. Collin Les Hormones Albin Michel 1940, p 337 longuement commentée par M. Zundel, op cité p 52-53 note 19
10 – Nous ne faisons qu’évoquer ici, sans aucune analyse, laquelle serait pourtant certainement nécessaire, deux auteurs et deux ouvrages radicalement différents (et en un sens opposés) comme symptômes d’un désir de métaphysique auquel il nous faut, nous semble-t-il, faire droit
11 – Le Ciment des choses, Petit traité de métaphysique scientifique réaliste ; Coll. Sciences et métaphysique, Paris, Les Éditions d’Ithaque, 2011
12 – Les Ancres dans le Ciel, l’infrastructure métaphysique, Seuil, L'ordre philosophique, 2011
13 – Maurice Zundel Allusions, Paris, 1999, Éd. du Cerf, St Augustin-Anne Sigier, p. 46
14 – 15 mars 1955 : Pierre Teilhard de Chardin : Le Cœur de la Matière, Œuvres Complètes, Seuil, 1976 XIII,117