Où sont passés les « cathos de gauche » ?
Moins visibles que dans les années 1970, où ils ont fourni les bataillons de la "deuxième gauche", on les croit disparus. Erreur!
Faut-il lancer un avis de recherche ? Issus pour la plupart des rangs de l’Action catholique, artisans de la victoire de François Mitterrand en 1981, les cathos de gauche semblent avoir disparu de la scène politique. À moins qu’ils ne soient devenus si discrets que le souvenir de cette époque glorieuse suffise à alimenter chez eux une certaine nostalgie.
En mai 1968, ils ont béni les "événements", puis adhéré au PSU, parti qui compte alors le plus de prêtres. « Dieu n’est pas conservateur ! », lançait le cardinal-archevêque de Paris, François Marty. En 1974, beaucoup ont rejoint le PS lors des Assises du socialisme, jouant ainsi un rôle décisif dans le renouveau de la gauche. Nombre d’entre eux, membres de la Mission ouvrière, n’ont pas hésité à s’encarter au parti communiste. Ces croyants militaient pour "changer la vie". Certains ont occupé des postes clés dans les partis ou les ministères.
Au Parti socialiste, les cathos se retrouvaient au sein de la "deuxième gauche" chère à Michel Rocard. Une mouvance animée par des fonctionnaires de haute volée, dont les propositions étaient souvent jugées trop "réalistes" par les purs et durs. Dans cette filière catho des serviteurs de l’État, il y a eu la génération de Jacques Delors, puis celle de Pascal Lamy, qui dirige actuellement l’Organisation mondiale du commerce. Ce dernier est âgé de 62 ans, et la relève tarde à pointer son nez. Responsable de la banque de détail du groupe BNP-Paribas, François Villeroy de Galhau, 50 ans, a dirigé le cabinet de Dominique Strauss-Kahn lorsque ce dernier était ministre de l’Économie du gouvernement Jospin. Mais on voit mal cet ancien haut fonctionnaire, qui a été invité (privilège suprême) à prononcer une conférence de carême à Notre-Dame de Paris en février 2007, siéger au bureau directeur du PS, comme jadis un Paul Quilès ou un Christian Pierret.
Alors, les cathos de gauche seraient-ils une espèce en voie de disparition ? Oui, répondent certains, pour qui il s’agit d’un juste retour des choses : en France, dans la mémoire collective, l’image de l’Église catholique comporte une alliance quasi naturelle avec la droite. Attachés aux notions d’ordre et de tradition, les catholiques ont très longtemps appartenu au camp conservateur, voire réactionnaire. L’adhésion à l’autre camp passe, du moins dans les réflexes courants, pour être contre nature. « S’afficher chrétien de gauche n’est pas un positionnement facile à assumer car on est doublement minoritaire, explique Vincent Soulage, catholique pratiquant, ancien conseiller municipal PS de Nanterre. Minoritaire dans l’Église et minoritaire à gauche, où très peu de chrétiens s’identifient comme tels. Avec la privatisation des comportements, la foi des responsables de gauche est presque toujours rejetée dans la sphère privée. » Si leur visibilité collective a perdu de son éclat, leur présence au monde continue, sous des formes plus discrètes, mais non moins significatives et efficaces.
Un phénomène aggravé par une crise de transmission de la foi, plus marquée parmi les chrétiens de gauche. Aggravé aussi par une crise intellectuelle et l’absence de relais médiatiques. Malgré le travail de réflexion mené par les Semaines sociales de France ou par le groupe Paroles, malgré l’existence de l’association d’intellectuels chrétiens Confrontations ou du laboratoire d’idées Chrétiens en forum, le catholicisme d’ouverture souffre non seulement d’une absence de leadership, mais aussi d’un manque de lisibilité politique. D’ailleurs, aucune de ces instances ne se reconnaît comme formellement de gauche. Pour le philosophe Patrick Viveret, qui a vécu toutes ses années lycéennes à la JEC avant de devenir, un temps, l’un des inspirateurs intellectuels de Michel Rocard, « la moindre visibilité des chrétiens sociaux s’accompagne d’une vitalité souterraine encore plus forte ». Exemple, le mouvement altermondialiste : « Le premier Forum social mondial, il y a dix ans, se tenait à l’université catholique de Porto Alegre et ses fondateurs, tels Chico Whitaker ou Candido Grzybowski, viennent du christianisme social. »
N’est-il pas logique que ces cathos de progrès, "allergiques à toute posture identitaire, se vivent surtout comme des médiateurs" ? Plus globalement, les catholiques d’ouverture, ayant généralement la laïcité bien chevillée au corps, hésitent à faire état de leurs convictions spirituelles dans l’espace public. Même Ségolène Royal, tout en prenant l’audace de conseiller à ses camarades socialistes de « s’aimer les uns les autres », préfère affirmer sa filiation avec l’humanisme : on ne l’a jamais entendue se revendiquer « catho de gauche ».
Contestée par certains, l’expression associe un positionnement politique à une appartenance religieuse. En dehors des années 1960-1970, cette double identification n’a été le fait que d’une infime minorité. La tendance aujourd’hui est au contraire de séparer ces champs. La reconnaissance du pluralisme politique des catholiques et les prises de position contrastées des évêques (proches de la gauche ou de la droite selon les sujets) brouillent les cartes. « En dehors des traditionalistes, il n’y a pas de groupe à forte cohérence politico-religieuse », confirme Vincent Soulage.
Ainsi, parmi les cathos de gauche, ou perçus comme tels, nombreux sont ceux qui récusent l’expression. Certains, tel le secrétaire d’État Jean-Marie Bockel, dénoncent la confusion des genres. C’est aussi l’avis de Michel de Virville, conseiller de Pierre Mauroy et de Laurent Fabius à Matignon dans les années 1980, puis directeur des ressources humaines de Renault, aujourd’hui codirecteur du Collège des Bernardins, à Paris : « Avec un père à droite et une mère à gauche, j’ai grandi dans l’idée que le catholicisme pouvait être aussi bien d’un côté que de l’autre. Et l’époque où celui-ci était fragmenté, entre “ceux de gauche” et “ceux de droite”, n’est pas un paradis perdu pour moi : on a plutôt retrouvé un élément fondateur de la foi, la capacité à faire unité entre des gens que tout oppose. »
De fait, quand le CCFD s’engage contre les biens mal acquis par les chefs d’État africains en France, son combat fait l’unanimité chez les catholiques, alors que cette ONG est depuis longtemps identifiée comme un mouvement de gauche, en raison à la fois de ses prises de position et des personnalités qui l’animent. Dans le même temps, plusieurs mouvements chrétiens qui, par le passé, avaient pris des options politiques clairement à gauche (JOC, MRJC, ACO, Équipes enseignantes…) sont revenus à des positions plus neutres, même si leur sympathie partisane reste connue de tous.
Militants dans l’âme, les catholiques hésitent aujourd’hui à investir le champ politique. Soutenir les sans-abri ou aider les victimes du tremblement de terre en Haïti est noble et acceptable. Réclamer une action de l’État en faveur du logement social ou la suppression du bouclier fiscal pose plus de problèmes. Dans les cercles qui encouragent les jeunes chrétiens à un engagement public, comme l’association La Politique, une bonne nouvelle, animée par les jésuites, il est difficile de réhabiliter la politique comme l’ont proclamé les évêques. La distinction plus ou moins artificielle entre "le" politique et "la" politique y rencontre un grand succès. "Le" désignant l’engagement au service du bien commun, "la" renvoyant à l’affrontement partisan avec tous ses travers. « Si l’on veut vraiment agir politiquement, il est impossible de dissocier les deux », se fâche Jacques Delors, pour qui « cette distinction totalement artificielle ouvre la porte à tous les renoncements ».
Des débats complexes sur le difficile équilibre entre "compromis" et "compromission" ne sont pas de nature à encourager l’engagement politique des chrétiens, encore moins à gauche. Les divergences en matière de bioéthique (à commencer bien sûr par l’acceptation ou non de la loi Veil sur l’avortement, véritable ligne de fracture entre cathos de droite et de gauche) constituent parfois une barrière insurmontable. Il est plus facile alors de choisir un engagement associatif qui évitera ces questions. D’autant que, selon l’historien Étienne Fouilloux, « les catholiques, facilement idéalistes, ont du mal à se heurter au réel. Ils n’ont pas l’appétit du pouvoir, manquent souvent d’ambitions personnelles et préfèrent rester d’honnêtes militants ».
Il n’empêche ! À la fois plus discrète et plus modeste, une nouvelle génération de catholiques, revendiquant leur double identité, catholique et de gauche, est aujourd’hui à l’œuvre au sein des partis. Certains s’y sont cassé les dents, mais restent tout de même très actifs. C’est le cas d’Olivier Bobineau, 38 ans, membre du PS, qui, avec une poignée de jeunes passionnés, a fondé en 1997 l’association Chrétiens pour une gauche nouvelle (CGN). Son objet ? "Être un mouvement spirituel et laïc, engagé à gauche, rassemblant les chrétiens pour un projet politique centré sur la promotion de la personne et du bien commun." L’expérience a fait long feu, mais elle a permis de rassembler, des années durant, des personnalités de premier plan – qui souhaitaient garder un maximum de discrétion sur leur foi – et des anonymes engagés à gauche. Son président, Didier da Silva, expliquait à l’époque la volonté de CGN de « s’attaquer à la rénovation de la social-démocratie en tentant d’incarner une radicalité authentiquement humaniste, non individualiste et non matérialiste ».
L’association, dont l’activité s’est interrompue en 2003 mais dont l’esprit perdure par des amitiés en réseau, comptait 200 membres actifs et plusieurs centaines de sympathisants. « Quelques évêques nous ont soutenus, mais il n’était pas simple de se dire chrétiens de gauche. Ce n’était bien vu ni par l’Église ni par les partis », témoigne Didier da Silva. « Ceux d’entre nous qui se sont lancés en politique n’ont guère eu plus de succès. Nous n’étions pas assez tueurs », ajoute Olivier Bobineau, devenu aujourd’hui sociologue. Mal à l’aise avec les conflits de pouvoir et les affrontements personnels, la plupart des catholiques concernés préfèrent aujourd’hui s’investir dans la politique locale, jugée peut-être moins risquée et, surtout, moins partisane. Ils suivent ainsi la trace de leurs aînés, parmi lesquels Daniel Delaveau, maire (PS) de Rennes, qui fut président de la JEC dans les années 1970, Jean-Pierre Sueur, sénateur (PS) du Loiret, issu également de la JEC, ou encore Joseph Spiegel, président (PS) de la communauté d’agglomérations Mulhouse Sud-Alsace.
Diacre permanent, François Corbineau a été élu conseiller municipal sur une liste PS à Saint-Herblain (44). « Il faut que l’Église garde un lien concret avec la cité, affirme cet homme qui a reçu le soutien de son évêque. Il m’a simplement invité à être très prudent des deux côtés : pas de prosélytisme et une grande attention à tous mes concitoyens, quelle que soit leur étiquette politique. » À 27 ans, Laure Olivier est l’une des plus jeunes élues du conseil municipal d’Arras (62). Militante Verte, la jeune femme fait un lien très étroit entre son engagement politique et sa foi. « Le respect de la Création et de la dignité humaine, la responsabilité vis-à-vis des générations futures, la vision positive de l’homme sont des valeurs que j’ai découvertes dans le scoutisme. »
Membre de la communauté Mission de France (MDF), Mathilde Mage, 51 ans, milite elle aussi chez les Verts, l’écologie politique devenant un nouveau champ d’investissement pour les cathos de gauche. Conseillère municipale à La Roche-sur-Yon, cette mère de trois enfants anime depuis peu le Réseau élus citoyens. « Lors de la dernière université d’été de la MDF, nous nous sommes aperçus que, sur 250 participants, 50 avaient un engagement politique. Tous à gauche. Nous avons donc décidé de créer ce réseau pour réfléchir à la cohérence de nos choix. » Une démarche qui n’étonne pas Jérôme Vignon, ancien haut fonctionnaire européen et président des Semaines sociales : « Les cathos de gauche appartiennent au groupe des chrétiens sociaux qui estiment que l’Évangile a des implications politiques. » Ce qui, selon lui, n’est pas le cas des cathos marqués à droite, « pour qui la foi chrétienne a surtout des implications personnelles ».
Ancien secrétaire national de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), Hugo Vandamme, 30 ans, est membre du PC depuis dix ans. Conseiller municipal à Lille, il fait partie de ces militants, devenus plus rares, qui ont trouvé quelques similitudes entre le message chrétien et l’idéal communiste. « Le refus du fatalisme, le combat pour la justice, pas seulement morale mais matérielle et sociale, et la solidarité envers les plus démunis sont des valeurs au cœur de ma vie et au cœur de l’Évangile. » Élu municipal sans l’avoir cherché, Hugo Vandamme parle de son engagement comme d’un « choix de vie » : éJe ne dis pas que j’ai raison mais, comme dans la parabole des talents, je me risque à faire quelque chose. »
D’ATD-Quart-monde au collectif des Morts de la rue, d’Amnesty International aux cercles de silence pour la défense des sans-papiers, d’Emmaüs aux centres de rétention, les cathos de gauche ont investi les associations humanitaires et des droits de l’homme. Un engagement peut-être plus politique qu’il n’y paraît. Et ce n’est pas un hasard si ce sont des chrétiens de gauche qui se trouvent à la tête des grands mouvements de solidarité. Parmi eux, François Soulage, ancien responsable du PS, au Secours catholique, Guy Aurenche, au Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD), François Fayol, ancien responsable CFDT à la Délégation catholique pour la coopération (DCC), Christophe Deltombe, successeur de Martin Hirsch à la présidence d’Emmaüs. « Ces enfants de Delors et Rocard se trouvent aux commandes des mouvements d’Église », relève Jean-Baptiste de Foucauld. Si les chrétiens sociaux se trouvent au premier rang de la lutte contre l’exclusion, leur faiblesse, selon cet inspecteur des finances qui a lui-même fondé de nombreuses associations, réside dans « l’insuffisance du travail théologique sur les grands enjeux actuels comme l’écologie ou l’exclusion ». Un travail théologico-politique dont la gauche aurait pourtant besoin tant « elle manque de base anthropologique sur le rapport à l’autre et reste très marquée par l’utilitarisme ». De nouveaux "cathos de gauche" utiles à toute la gauche ?
Ce serait alors le signe d'un véritable renouveau.