Où sont nos morts ?

Publié le par G&S

Ruht wohl, ihr heiligen Gebeine…
… lass…
Dein Leib in sein’m Schlafkämmerlein

Gar sanft, ohn’ein’ge Qual und Pein
Ruh’n bis am jüngsten Tage.

Pour répondre à la question que pose ici même Jean Blache, écoutons d’abord ces étranges et dernières paroles de la Passion selon Saint Jean de Bach. Reposez bien, saints ossements… Permets que le corps dans sa petite chambre à coucher, bien doucement, sans aucun tourment ni peine, repose jusqu’au jugement dernier.

Image apaisée et apaisante du corps mort, qui a déjà traversé l’insoutenable étape de la corruption pour en arriver à la pureté minérale du squelette, l’élégance sans nom de l’humaine armature. Nous reviendrons à Baudelaire, mais faisons un détour par cette malédiction grecque : na min liósoun ta kókalá sou, que jamais tes os ne soient décharnés, ce nettoyage étant jugé nécessaire au salut.

Le cimetière, c’est là qu’on enterre les morts. Les morts sont donc dans le cimetière. On leur apporte des fleurs, surtout pour le Jour des Morts, maintenant totalement confondu avec la Toussaint. Un ami corse me disait que dans son village les cercueils étaient d’abord déposés dans la chapelle qui surmonte le caveau ; les proches venaient plusieurs jours auprès d’eux, leur parlaient, disaient des prières. On ne les enterre que plus tard. J’ignore si cet usage a persisté. Mais nous sommes nombreux à nous rendre dans les cimetières sur les tombeaux de nos proches, moins souvent qu’auparavant, c’est certain, mais tout de même. Que va-t-on y faire ? Nettoyer la pierre, certes, fleurir parfois, dire une prière. C’est ce que j’ai vu faire dans ma famille : les femmes, âgées essentiellement ; mais les jeunes et les hommes étaient pris par leurs horaires de travail, et ils les déléguaient d’une certaine façon.

Mais aussi parler aux morts. Cette pratique me semble à la fois très répandue, et en même temps elle provoque une gêne, une pudeur. On s’y livre dans la solitude ou dans l’extrême intimité. Elle expose en effet aux sarcasmes ou au moins à la pitié des esprits forts, comme on disait autrefois. Elle nous révèle dans notre contradiction profonde d’êtres formatés par le scientisme et toujours habités par les affres du mystère. Le frisson espéré et redouté des fictions d’horreur atteste cette persistance, et combien d’entre nous accepteraient de passer une nuit d’hiver enfermés seuls sans lumière dans la cave d’une maison inhabitée au fond d’une vallée, même avec toutes garanties d’en être tirés le lendemain matin, alors que tant de rats et de chauves-souris s’en feraient une joie ?

Les morts nous entendent, c’est notre espérance secrète. Les morts nous voient (ah, s’il nous voit, s’il nous entend de là-haut…). Saint Pierre avec ses clefs fait partie du folklore humoristique ; les caricaturistes représentent les défunts illustres sur un nuage, parfois ailés comme des anges. Même des athées proclamés n’hésitent pas à évoquer, dans un registre mi-sérieux mi-ému, la vie paradisiaque prêtée à tel défunt dont on commémore le souvenir. Une fillette qui venait de perdre un père qu’elle adorait demandait devant moi : pourquoi dit-on que les morts voient tout ? Mieux encore, dans une tradition où le culte de la Vierge et des saints nous a permis de conserver certains avantages du polythéisme, on continue à recourir comme intercesseurs aux morts que nous avons connus bienveillants de leur vivant.

Que font les morts au cimetière ? Normalement, en attendant la trompette, ils dorment dans ce dortoir, puisque c’est le sens du mot en grec. Parfois que d’un œil, si l’on en croit les poètes. La servante au grand cœur, qui dort son sommeil sous une humble pelouse, bien oubliée de ses maîtres ingrats, trouverait du réconfort à recevoir d’eux un discret hommage, car les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs, et tandis que se défait leur enveloppe charnelle, ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver. La source littéraire que nous appellerons gothique, avec l’un de ses plus flamboyants interprètes, Baudelaire, brillant traducteur d’Edgar Poe, ancêtre de Lovecraft, a fait grand usage des cryptes, caveaux, squelettes, créatures monstrueuses. Les morts y vivent une vie larvaire, s’y agitent parfois, cherchent même, paradoxe, le sommeil, comme en témoigne la terrifiante Berceuse du mort pour s’endormir de Jarry.

Les morts jouent donc un rôle fondamental dans ce que notre imaginaire produit de plus horrifique. Mais rares sont les vivants qui s’abîment dans la confrontation avec ce domaine hors de quelques incursions cautionnées par l’amour de l’art. Nous nous persuadons d’ordinaire que les cadavres ont sombré dans l’inconscience à l’heure du décès, et que les corps in pulverem revertuntur * sans plus de fantaisie.  

On parle aux morts, cependant, disions-nous. Le spiritisme étant passé de mode, les morts ne répondent pas. Mais Dieu non plus, et des milliards d’hommes continuent de lui parler. Peut-on s’empêcher de formuler, même au plus secret de soi, cette parole adressée aux morts qu’on aime ? Je me suis souvent demandé comment procédaient à cet égard les plus convaincus des athéistes (ou peut-être même des croyants qui s’y refuseraient) quand la mort leur enlevait un proche. Je n’ai évidemment pas osé le leur demander. On forme donc en soi une parole, car notre pensée ne va pas sans elle, parole plus ou moins aboutie en énoncés de langage intérieur ou même extérieur, dans des circonstances qui nous rapprochent du souvenir du mort, devant une photographie, parfois encore comme autrefois exposée dans le lieu de vie ou au chevet. J’en possède une dont la dorure du cadre a été pieusement effacée là où elle a été saisie pour un baiser quotidien déposé pendant plus de quarante ans. Et aussi devant le tombeau qui renferme les corps des êtres aimés. Difficile de décrire le processus qui relie alors le vivant au cadavre et les représentations qu’il s’en fait. Le mort ne peut pas être là, Dieu merci pour lui, mais il y est cependant d’une certaine façon, il y vient à notre appel, osons-nous peut-être imaginer, et cette ambiguïté nous permet une rencontre symbolique et consolante dont le tombeau est le point de ralliement entre lui et nous.

Un prêtre de mes amis ayant remarqué la multiplication de ces micro-sanctuaires, souvent modestes et précaires, mais parfois plus élaborés, que l’on constitue sur le lieu d’un accident mortel, y voyait un effet de la crémation, surtout si elle est suivie de la dispersion des cendres. Les proches du mort auraient besoin de lui constituer une sorte de tombeau et fixer ainsi le pôle de leur relation avec lui. Car la crémation escamote le corps. Elle a l’avantage de lui épargner le processus de décomposition, mais au prix d’une énorme agression. Elle nous rend complices de la nature qui le détruit et elle tend à étrangler l’espace consacré aux morts dans la cité au profit d’ailleurs des convoitises immobilières.

En même temps que les morts sont au cimetière, dans leurs urnes, ou dans la nature, ils sont aussi au ciel, dit-on. Formulation que la plupart d’entre nous jugeraient naïf de reprendre à leur compte, mais n’est-ce pas le fondement des très mobiles et incertaines représentations que nous sommes nombreux à avoir ? Les propos tenus lors des obsèques religieuses ouvrent l’espérance d’une immédiate félicité. Où donc s’épanouit-elle ? Il nous faut bien imaginer un lieu, même si nous avons conscience de la vanité de ces images forcément marquées par l’espace et le temps tels que nous les percevons sur terre, et induites que nous le voulions ou non par des siècles d’iconographie.

Mais cette entrée immédiate dans la vie éternelle est-elle compatible avec le concept de jugement et de résurrection de la chair ? Les lecteurs d’Umberto Eco se souviennent de cette controverse médiévale où on s’inquiète d’ailleurs plutôt de savoir si les damnés seront immédiatement punis ou s’ils bénéficieront du long répit qui les séparera du Dies irae ; auquel cas, les pécheurs pourraient bien ressentir de façon moins urgente le besoin de se repentir…

Peut-on conclure quelque chose de tout cela ? Je m’en garderai bien. Savoir où sont les morts est une question à laquelle on ne peut échapper. Il est possible que certains arrivent à y donner jusqu’au fond d’eux-mêmes la réponse du néant absolu. Les autres errent à travers les représentations hérités ou forgées.

L’Évangile nous invite à une espérance. Si elle résonne en nous, c’est que nous refusons la mort parce que nous refusons d’accepter que l’amour ait une fin.

Alain Barthélemy-Vigouroux

* – Retourneront en poussière…

Publié dans DOSSIER VIVRE LA MORT

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