Notre langue en péril ? Que fait l'Académie ?
Grosse émotion apparemment à propos de l'introduction de cours en anglais dans l'enseignement supérieur. Même des académiciens s'en sont émus. Notre belle langue française serait en danger de ce seul fait. Cependant, les justifications pratiques de cette proposition sont concrètes : beaucoup d'étudiants étrangers désireux de venir en France afin d'y poursuivre leurs études sont arrêtés par leur maniement nul ou insuffisant du français. En outre (surtout ?), dans certains secteurs, par exemple ce qui touche au tertiaire, en particulier le commerce, la communication, les nouvelles technologies, nos propres étudiants gaulois seront handicapés dans les échanges internationaux s'ils ne sont pas capables d'utiliser pour leurs travaux l'idiome d'outre-manche. On peut le regretter. Mais c'est un donné objectif. D'ailleurs il n'est pas question de donner tous les cours en anglais, ce qui serait inadmissible, mais des cours.
On se souviendra peut-être, à ce sujet, du scandale quand l'Institut Pasteur – ce " fleuron " de la recherche française (dans lequel travaillent pas mal de chercheurs étrangers – avait voulu publier ses études en anglais. Mais en même temps, il est vrai que les scientifiques et techniciens du monde entier communiquent en anglais. Notons que ce type de problème s'est déjà présenté (en sens inverse) à la Renaissance, quand une partie des intellectuels d'alors a voulu promouvoir l'emploi de la langue " vulgaire " face à la prééminence de la langue " technique ", le latin utilisé dans les échanges savants internationaux. En 1549, le poète Joachim du Bellay publiait Défense et illustration de la langue française, afin de montrer que la littérature pouvait s'épanouir aussi dans cette langue. Cet engagement suivait de dix ans seulement l'Édit de Villers-Cotterêts par lequel François Ier donnait un statut officiel au français, en ordonnant son emploi dans la rédaction des actes administratifs et judiciaires. N'oublions pas que la première édition de l'Institution chrétienne de Calvin (1536) était en latin afin de faciliter sa diffusion auprès de ceux que la remise en cause de l'Église romaine pouvait toucher.
Au total, je m'étonne qu'on s'oppose à ces cours en anglais qui, quoique signe évident de la baisse d'influence du français, correspondent à un besoin, alors que rien n'est fait ni par le Ministère de la culture, ni par celui de l'Éducation nationale, ni enfin par l'Académie française (dont ce devrait être la mission originelle) pour sauver notre langue de son avilissement quotidien par l'introduction de quantité de mots anglais, laquelle ne s'impose pas quand leurs équivalents existent en français. Certes, amplifier (9 lettres) ou stimuler (8 lettres) sont plus longs que booster (7 lettres), mais est-ce la vraie raison pour qu'on utilise de plus en plus celui-ci ? Pourquoi tant de titres de films ou d'œuvres littéraires sont en anglais, non seulement pour des traductions d'œuvres anglo-saxonnes, mais parfois aussi écrites par des auteurs français ? L'appauvrissement de la langue s'accentue encore à cause de la polysémie de certains mots étrangers mal définis. Ainsi cool, qui signifie d'abord frais, exprime tout à la fois une légèreté, une détente, un laisser-aller (positif ou non) ; mais il peut aussi noter une tendance à l'effronterie, ou un degré de sympathie, d'estime (jusqu'à équivaloir à l'ancien génial) ou manifester une satisfaction – C'est cool ! – ou un rejet – T'es pas cool !. En fait, il est devenu presque une interjection. Il a détrôné, dans la jeunesse anglophile, le Goddam dont Beaumarchais disait qu'« avec God-dam en Angleterre, on ne manque de rien nulle part » (Le Mariage de Figaro, III,5).
Certains articles de journaux ou d'interventions à la radio ou à la télévision sont truffés d'anglicismes, soit par snobisme anglo-maniaque, soit par ignorance de notre langue, au point que certaines phrases deviennent obscures pour quiconque n'a pas appris la langue de Shakespeare, ou plutôt, aujourd'hui, celle de Bill Gates. Le prodigieux Michel Serres, maintenant réservé à l'égard de la mesure annoncée pour l'enseignement supérieur, n'a-t-il pas écrit : « Il y a plus de mots anglais sur les murs de Paris qu’il n’y avait de mots allemands sous l’Occupation ».
Là réside le vrai péril mortel pour notre langue. On dit qu'elle s'enrichit de mots nouveaux : sans doute, et, quand ils n'ont pas de correspondants en français, ils peuvent être les bienvenus (encore qu'on puisse créer des équivalents), mais au prix de plus grandes pertes. Combien de mots français sont réellement et quotidiennement utilisés par nombre de nos contemporains, et pas seulement des djeunes, et pas seulement ceux des banlieues. En première année de fac, je commençais le premier cours de l'année par une courte interrogation de vocabulaire historique. Le résultat était souvent alarmant.
Peut-être la défense du français doit-elle commencer par nous-mêmes, quand, tous les jours, nous faisons attention à ce que nous disons ou écrivons, à chercher le mot juste, à ne pas violer trop violemment la grammaire (N.B. : personne ne proteste contre cet emploi si peu euphonique du futur après " si ", qui logiquement devrait introduire un conditionnel).
Ne devra-t-on pas dire, si nous n'y prenons garde, qu'on a la langue qu'on mérite ?
Marcel Bernos