Mourir au Natal au temps du sida
Mon propos, dans ce bref exposé, est d’examiner comment le sida a changé la façon d’envisager la mort au KwaZulu-Natal 1, et plus particulièrement dans la région de Pietermaritzburg, depuis la fin des années quatre-vingts. Comme toute épidémie le sida est un phénomène global. Il affecte toutes les dimensions de la vie : le biomédical, bien sûr, mais aussi le social, le politique, l’économique, le culturel et le religieux.
Déficience du système immunitaire, le sida est reconnu comme maladie en 1981 en Californie et le virus qui cause cette déficience isolé pour la première fois en France en 1983. Dès 1982 un membre masculin du personnel navigant de South African Airways est contaminé. La même année les premiers cas de sida sont identifiés en Afrique centrale. L’étude rétrospective d’un échantillon sanguin révèle que la maladie existait déjà à Léopoldville en 1959. Dans la région qui nous occupe ici, la province du Natal comme on l’appelait alors, le premier cas est observé en 1987. Dans les années quatre-vingts l’épicentre de l’épidémie en Afrique subsaharienne est le Congo démocratique, alors appelé Zaïre, le Rwanda, le Burundi, l’Uganda et la Tanzanie. Il se déplace vers l’Afrique australe à la décennie suivante pour y demeurer jusqu’à l’époque présente. Au KwaZulu-Natal comme dans le reste de l’Afrique du Sud, au Swaziland, au Lesotho, en Namibie et au Botswana on atteint des taux de séropositifs de 20, voire 30 pour cent dans la population sexuellement active. Les femmes sont davantage touchées que les hommes et plus tôt dans leur vie.2
En 1996 le traitement antirétroviral commence à se répandre dans le monde développé. En Afrique du Sud le négationnisme du président Mbeki et de son entourage retarde l’introduction du nouveau traitement – qui bloque la reproduction du virus dans le sang sans le faire pour autant disparaître – pendant plusieurs années. Il faut attendre 2004 pour qu’il fasse son apparition dans les établissements de santé publique. Aujourd’hui l’Afrique du Sud a le plus grand programme d’antirétroviraux du monde avec plus d’un million et demi de personnes ayant commencé – mais pas nécessairement poursuivi de façon efficace – le traitement. Le taux d’infection a légèrement baissé mais le taux de mortalité a sensiblement décru.
Cet exposé est fondé, premièrement, sur l’expérience de l’auteur qui a œuvré dans divers projets associatifs liés au sida depuis 1993. En ce moment il dirige à l’université du KwaZulu-Natal le Centre Sinomlando 3 qui forme des travailleurs sociaux au travail de mémoire, une forme de soutien psychosocial aux enfants et adolescents touchés par le sida et à leurs familles. Des informations ont été également trouvées dans Living and Dying with AIDS, une étude publiée par la sociologue sud-africaine Tessa Marcus en 1999 4, dans un rapport du Centre for the AIDS Program of Research in South Africa (CAPRISA) sur sida et discrimination au KwaZulu-Natal rédigé en 2004 sur la base de 600 interviews de ménages 5 et dans un article publié en 2006 par Thomas Cannell, un jeune historien américain, sur les pratiques d’enterrement à Pietermaritzburg 6.
Une mort indicible
Le sida est une maladie sans nom. Elle est indicible. Pour la désigner on recourt à des paraphrases : « cette maladie-là », « cette chose », « les quatre lettres ». Pourquoi ce silence ? La première raison est qu’il est difficile de comprendre pourquoi on meurt du sida. Il n’y a pas longtemps, dans l’histoire humaine, qu’on comprend ce qu’est un système immunitaire. Dans une société encore profondément marquée par la conception traditionnelle de la maladie – on meurt à cause de quelqu’un et non à cause de quelque chose – comprendre qu’un virus peut affecter le système immunitaire est plus difficile encore à saisir. Le sida est une réalité mystérieuse.
Mais en plus il s’agit d’une maladie honteuse. D’une part le sida est lié à la mort, une réalité dont il est toujours difficile de parler. D’autre part, il est lié à la sexualité. Le principal vecteur de transmission en Afrique subsaharienne est en effet le rapport hétérosexuel. Les enquêtes citées plus haut et l’expérience ordinaire montrent que le sida est perçu, surtout lorsqu’il s’agit de femmes, comme le résultat de pratiques sexuelles illicites. Une femme séropositive est considérée comme une prostituée même si elle est infectée par un mari ou un concubin auquel est restée fidèle. Au sida est associé, à tort ou à raison, l’idée de promiscuité sexuelle. Mourir du sida, c’est avoir vécu dans cette promiscuité. On évite donc d’en parler. La stigmatisation demeure forte aujourd’hui même depuis que la maladie est devenue traitable sinon curable.
Au temps du sida, la mort est multiple, omniprésente. Quand Thomas Cannell réalisa son enquête en 2005, le nombre d’entrepreneurs de pompes à Pietermaritzburg, la capitale administrative du KwaZulu-Natal, venait de passer de quinze ou vingt à plus de cent 7. Les cimetières débordaient. Alors que traditionnellement les enterrements se célébraient le samedi, d’autres jours de la semaine étaient désormais nécessaires. Toutes les semaines de nouvelles morts étaient signalées. Les cas de familles ayant perdu cinq ou six membres dans un court laps de temps n’étaient pas rares. Depuis la mise à disposition du public du traitement antirétroviral dans les hôpitaux publics, ce phénomène de mort massive a décru considérablement. On n’entend moins parler de jeunes adultes mourant d’une longue maladie jamais spécifiée.
Mourir du sida, c’est mourir d’une mort lente. Sans le secours des antirétroviraux il se passe en moyenne six ou sept ans entre l’infection et la mort. La phase de maladie est plus ou moins longue mais elle peut durer jusqu’à deux ans. L’entourage est par conséquent mis à contribution pendant une longue période. Autre caractéristique notable : le sida est une mort prématurée. C’est une mort qui vient avant l’heure. Elle touche des adolescents et des jeunes adultes. Le sida fauche des hommes et des femmes en âge d’élever des enfants. Il laisse derrière lui des générations d’orphelins.
La préparation à la mort
Que se passe-t-il quand on réalise qu’on est séropositif ? Un examen demandé par une compagnie d’assurance, une consultation prénatale ou un test de routine peuvent être l’occasion de cette découverte. Tous ceux qui ont fait cette expérience disent avoir vécu un choc énorme. Certains envisagent le suicide. D’autres s’enfoncent dans le silence et la dépression. Se pose alors la question de savoir quand et à qui on révélera son statut. A un membre de la famille ? À son partenaire ? À un prêtre ou à un pasteur ? Dire son statut est un processus lent et complexe. Il est réversible. On peut être ouvert dans un premier temps puis, suite à une réaction de rejet, se fermer comme une huître.
Le sida étant vécu comme une maladie mortelle, même au temps des antirétroviraux, la personne qui connaît son statut est amenée à envisager sa propre mort. Les enquêtes révèlent que les personnes touchées par le sida sont d’abord préoccupés par les aspects financiers et matériels de leur situation. S’agissant de la mort, ils songent aux frais que leur enterrement causera à leurs proches. Un problème corollaire est le coût sans cesse croissant des cérémonies funéraires. Dans les sociétés traditionnelles on se contentait d’inviter à un repas les proches et les voisins avant d’enterrer le défunt dans le kraal, c’est-à-dire la parcelle familiale. De nos jours, l’économie s’étant monétisée il faut payer un entrepreneur de pompes funèbres et acheter chez un commerçant des vivres pour le repas qui, comme avant, attire une foule nombreuse. Quand on est pauvre, comme le sont beaucoup de victimes du sida, cette dépense considérable pose un problème. Les familles s’endettent quitte à mettre en péril l’éducation des enfants. Pour répondre à cette difficulté de nombreuses personnes séropositives ou potentiellement séropositives s’inscrivent à des sociétés funéraires (burial societies). Elles cotisent mensuellement à un fond qui est utilisé quand survient la mort.
Un autre souci est l’avenir des enfants. Les conversations avec les personnes séropositives montrent que ce souci est dominant. Qui s’occupera d’eux ? Qui payera les études ? Où vont-ils aller ? Établir un testament n’est pas chose aisée car le notaire coûte cher. Les choses se règlent en général oralement quitte à provoquer d’interminables discussions de famille après le décès.
De façon générale, les malades du sida tiennent peu en considération, en tout cas explicitement, les effets émotionnels que leur mort aura sur leur entourage. Le deuil tend à être célébré rituellement mais nié affectivement. Dans la culture africaine les mots manquent pour cette réalité, surtout quand il s’agit des enfants. Ceux-ci sont censés être « trop petits pour comprendre » et pourvu que le matériel soit assuré, on estime qu’ils s’en tireront d’une manière ou d’une autre.
L’important, dans cette perspective, est la cohésion familiale. À l’approche de la mort le malade tâche de mettre sa maison en ordre. Autant que possible les conflits doivent être réglés. Une des grandes questions est l’identité du père du ou des enfants. Dans l’Afrique du Sud contemporaine le père est fréquemment absent et il n’est pas rare que les enfants en ignorent l’identité. Dans les milieux socio-économiquement défavorisés les deux tiers des enfants sont élevés par des mères célibataires ou, quand celles-ci font défaut, par des grand mères. La question dès lors est de savoir qui révélera l’identité du père à l’enfant et dans quelles conditions. Que se passera-t-il si la mère emporte avec elle ce secret dans la tombe.
Donner sens à la mort
Comment faire sens d’une réalité aussi insensée que le sida ? La mort, note Tessa Marcus, est perçue comme quelque chose d’inévitable, une part de la condition humaine qui touche tout le monde. « La mort ne choisit pas, dit un participant à l’enquête, parce que tout le monde meurt. Nous sommes sur terre pour une certaine période et quand notre heure vient, nous mourrons. » « Qui que vous soyez, la mort vient. » « Que vous soyez jeune ou vieux, vous mourrez parce que même les enfants meurent 8. »
La mort, pour les gens touchés par le sida, est un égalisateur universel. Elle agit de façon indiscriminée. Mais il y a une raison pour laquelle certains meurent et d’autres pas. « On peut dire ce qu’on veut de la mort. Quand vous mourrez, il n’y a rien à faire. La mort est inévitable mais chaque fois que quelqu’un meurt, c’est pour une raison 9. »
Les participants à l’enquête expriment clairement l’idée – commune aussi dans d’autres contextes – qu’il existe des « bonnes morts » et d’autres qui ne le sont pas. « Une bonne mort, dit ainsi un témoin, est une mort qui survient quand vous êtes vieux. Les gens disent que cette personne repose. » «Une vieille personne peut mourir de vieillesse, ajoute un autre, mais cela ne veut pas dire qu’on s’y attendait. La mort vient parce que c’était son heure 10. »
Une mort qui survient après une longue maladie est considérée comme juste parce qu’elle met fin à cette maladie. Au moins le malade ne souffre plus. La mort est inévitable et il vaut mieux s’y préparer. « Je pense, dit un participant, que la mort résultant d’une maladie est acceptable. » « Une bonne mort, note un autre, c’est quand quelqu’un a été malade pendant un certain temps et puis meurt. C’est quand la famille a fait tout ce qu’elle peut pour cette personne et l’a conduite chez l’inyanga (guérisseur traditionnel). » 11
Une mauvaise mort est une mort soudaine, qu’il s’agisse d’un arrêt de cœur, d’un accident de voiture, d’un meurtre ou d’un suicide. Ces morts sont inattendues. Elles ne laissent pas aux proches le temps de s’occuper du mourant. Elles surviennent sans « bonne » raison et sont choquantes.
Parmi ces mauvaises morts on compte celles qui sont dues à des causes non naturelles telles que l’empoisonnement ou la sorcellerie. En Afrique du Sud, comme l’a montré l’anthropologue australien Adam Ashforth 12, la sorcellerie n’est pas seulement une croyance traditionnelle. Elle fleurit aussi en milieu urbain, même et, dirons-nous, surtout depuis la fin de l’apartheid. On ne peut séparer la réalité du sida de la croyance en la sorcellerie. La société sud-africaine est saturée de sorcellerie. Pour de nombreux Sud-africains médecine occidentale et médecine traditionnelle ne s’excluent pas mais se chevauchent. On passe de l’un à l’autre sans bien réfléchir aux contradictions éventuelles. Tout en fréquentant la clinique, on cherche les raisons de sa mauvaise fortune – le sida par exemple – dans des conflits avec les ancêtres ou la malice d’un voisin jaloux.
La foi chrétienne s’inscrit dans ce contexte. Si un malheur vous arrive, c’est qu’il y a une raison. Dieu y est pour quelque chose. D’où la nécessité de prier et de fréquenter l’église. Et quand on retrouve la santé, le premier à remercier est Dieu. Comparé à l’Europe occidentale l’Afrique du Sud est un pays très religieux. L’offre religieuse – Églises missionnaires, Églises pentecôtistes et charismatiques et Églises africaines indépendants - est abondante. Les jeunes ne sont pas les derniers à être attirés par les cérémonies religieuses, surtout quand elles sont accompagnées de chants, de danses et de musique. D’une manière ou d’une autre le sida est toujours interprété dans des catégories religieuses.
L’envers de la médaille est que cette religion est souvent moralisatrice et culpabilisatrice. Si on souffre, c’est parce que l’on a péché. Le sida étant perçu comme le résultat de relations sexuelles illicites, on accusera les personnes infectées d’immoralité – quitte à leur porter secours quand elles sont dans le besoin. Par peur de stigmatisation la personne séropositive se taira. De façon générale la prévention est un échec en Afrique du Sud. Le sida étant et restant une maladie innommable, les efforts faits pour la surmonter sont infructueux.
Concluons. Le sida n’est pas une maladie ordinaire. Il s’agit d’un phénomène épidémique. Lors d’une épidémie la maladie et la mort touchent plus que d’ordinaire. Elles touchent aussi des catégories – jeunes adultes et enfants – qui sont normalement épargnées. C’est la mort de masse. Mais il s’agit de morts non dites, accompagnées de silence et de honte. La religion joue un rôle important dans l’épidémie car elle contribuer à donner un sens – positif ou négatif - à cette abondance de « mauvaises morts ». L’accès aux traitements antirétroviraux, possible depuis 2004 et désormais courant, change la donne. La peur de la mort recule mais pas celle du rejet. Le sida reste, et sans doute pour longtemps, une maladie hautement stigmatisée.
Philippe Denis
Université du KwaZulu-Natal
1 – Une des provinces d’Afrique du Sud, sur la côte de l’Océan indien.
2 – Sur l’histoire du sida en Afrique : Philippe Denis et Charles Becker, L’épidémie du sida en Afrique subsaharienne. Regards historiens. Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant / Paris, Karthala,
2006 ; John Iliffe, The African AIDS Epidemic : A History, Athens, Ohio University Press, 2006.
3 – Sinomlando Centre for Oral History and Memory Work in Africa, KwaZulu-Natal University, Pietermaritzburg <www.sinomlando.org.za>. Pour un aperçu en français voir Philippe Denis, Les enfants aussi ont une
histoire. Travail de mémoire et résilience au temps du sida, Paris, Karthala, 2007.
4 – Tessa Marcus, Wo ! Zaphela Izingane – It
is Destroying the Children. Living and Dying with AIDS. Prepared for the CINDI (Children in Distress) Network. School of Human and Social Sciences, University of Natal Pietermaritzburg, July
1999.
5 – Lilian Mboyi, Henri Carrara, Gethwana Makhaye, Janet Frölich and Quraisha Abdool Karim, Understanding HIV and AIDS at a community level: Perpectives from rural KwaZulu-Natal, Oxfam
Australia, 2004.
6 – Thomas Cannell, “Funerals and AIDS, Resilience and Decline in KwaZulu-Natal », Journal of Theology for Southern Africa, 125 (juillet 2006), p. 21-37.
7 – Ibid., p. 24.
8 – Marcus, Wo ! Zaphela Izingane, p. 8.
9 – Ibid.
10 – Marcus, Wo ! Zaphela Izingane, p. 9.
11 – Ibid.
12 – Adam Ashforth, Witchcraft, Violence, and Democracy in South Africa, Chicago, Chicago University Press, 2005.