Mémoire ouvrière, mémoire d’homme
Mémoire ouvrière : souvenir enjolivé d'une époque révolue ? Restes d'un système d'exploitation ?
La mémoire objective réside dans les documents gardés qui retracent les événements. La mémoire subjective est celle racontée, celle qu'on embellit parfois. On n'a souvent ni l'une ni l'autre ; les gens se sont éparpillés.
Souvent les lieux ont été abandonnés avec l'incompréhension des ouvriers ; quelquefois avec des conflits, des dégradations. Puis d'autres dégradations sont venues s'ajouter.
Reste que ces lieux (je n'irai pas jusqu'à dire… de mémoire) sont alors la seule mémoire tangible.
Leur visite est comme une intrusion dans cette mémoire, mais elle ne permet que d'imaginer. Imaginer ce qu'a pu être l'occupation des lieux par les personnes et l'occupation que ces personnes y avaient.
On y pénètre, un peu comme un voleur, accueilli par des jurons écrits sur les murs par des gens dont on sent encore la présence, comme cachés, et qui vous regardent sans doute. Tout est vide pourtant…
Des jurons qui n'attendaient que vous pour se réveiller et clamer des pensées déboussolées.
On le sait bien, l'ouvrier n'est pas là pour penser.
Ceux qui sont là pour penser lui organisent les lieux du travail, les machines, les accès, les systèmes de protection et de sécurité, les éclairages, les vestiaires, les lieux d'aisance…
Puis, luttes sociales « aidant », des lieux de réunion et même de culte vont exister.
L'usine de la deuxième moitié du XXe siècle est une entité comprenant le plus souvent, outre les systèmes de production, l'entretien (on ne disait pas encore maintenance), les bureaux, la paye (la paye deviendra Service du Personnel, puis Ressources Humaines... on tire de l'homme ses ressources, comme on tire les ressources d'une mine ; cela fait des trous), la comptabilité ; et un coffre-fort. Là-haut, dans le coffre, il doit y avoir le paquet !
Imbriquée dans la ville ou dans une vallée toute proche, elle tenait le chemin naturel pour faire dégorger ses fosses vers une mer profonde. Puis ses machines ont fini par prendre le bateau. Et ne restent, autour, que des quartiers peuplés de fils d'ouvriers.
Aller sur une friche industrielle, avec l'idée de respecter, de comprendre, de valoriser ce qu'y faisaient les ouvriers, exige qu'on connaisse un peu l'activité qui s'y tenait.
La présence d'une cheminée et des restes qu'il y a autour, par exemple, permet de savoir que les ouvriers qui enfournaient les combustibles y accomplissaient certainement un dur labeur, soumis à la chaleur, au bruit et à la salissure. Mais à quoi servait donc cette chaufferie ? Et quel était le métier des autres ouvriers ?
Le métier… Le plus souvent c'est le seul bagage que l'ouvrier possède ; il a fini par le posséder car il est resté des années avec un ancien qui le lui a appris. Et un jour, on lui a donné une machine. Il va enfin pouvoir montrer ce qu'il sait faire ; la faire cracher sa machine.
Le type de l'autre équipe va vite l'affranchir, lui « expliquer » que la machine ne peut pas faire plus.
Il ne s'entend pas bien avec celui-là. On le changera donc de machine, et d'équipe aussi… « Même les syndicats ne voudront pas de toi ».
Puis il en est venu à se ménager des creux dans son travail ; non pas qu'il cherche systématiquement à gruger, mais il en a besoin. Souvent peu reconnu, il n'est « qu'un ouvrier » ; alors qu'il redevient un homme en transgressant l'ordre établi.
Et pendant ces creux, à chaque fois qu'il le peut, il se reconstruit un espace de vie qui lui est propre. Il aura son placard, des cachettes pour ses outils ou ses cigarettes ; ses notes sur un bout de carnet aussi, car lui, il a des réglages que les autres n'ont pas. Il y tient comme à ses tripes ; c'est son espace vital, celui qui fait de lui un homme. Y toucher serait une atteinte à sa dignité.
Le plus curieux, c'est qu'il se sent appartenir à un groupe. La contribution qu'il apporte à la production est importante pour lui ; il tient à faire sa journée. Il n'est pas n'importe qui. Pas comme celui-là qui est passé chef d'équipe… Ou l'autre, là-bas, qui se fait briller « à cause » du syndicat.
Des années vont passer ; certains sont partis à la retraite, à reculons ; morts deux ans après. Ils ne vivaient qu'au travail.
Puis la boîte a fermé ; et l'ouvrier se retrouve dehors, avec un seul bagage : son métier qui n'existe plus.
Restent ces grands ateliers, avec des restes de machines, permettant d'imaginer l'organisation du travail ; à la chaîne, ou individuel, ou en équipe ; et, quelquefois, d'identifier la production qui s'y faisait.
En fait ne subsistent, dans ces anciennes usines, que les éléments qui n'ont pas pu être emportés, ou qui ne valaient plus rien ; des restes de machines dantesques, indémontables, intransportables, grosses à faire peur... Pourtant, pour les mettre là, ils y sont bien arrivés, eux ! « Devaient être un paquet, avec des ingénieurs en plus »... Victoire éphémère de l'esprit sur la matière.
Ces carcasses endormies sont la mémoire de la capacité technique, de l'invention, du savoir-faire, de la sueur de ces gens-là. Des machines magnifiques, exprimant l'ingéniosité de l'homme ; devenues infirmes du manque de l'homme, peut-être même mort-nées, pour certaines. Un sentiment d'inutilité envahit.
Des rails fixés aux murs et supportés par des piliers témoignent de l'utilisation d'un pont roulant ; on en entend encore le roulement, le claquement des freins de câbles ; pour peu, on voit les gestes de l'ouvrier commandant les manœuvres.
Là-haut, dans une échancrure du mur, on dirait… c'est une sirène. On imagine l'empressement des fins d'équipes. Les consciencieux finissent leur tâche. D'autres filent comme des moineaux. Ce sont toujours les mêmes qu'on voit en premier au vestiaire. « Veulent avoir les douches propres ! » Puis partent sans se doucher… De toute façon, y avait plus d'eau chaude.
Les mêmes étaient à la bourre ce matin ; d'autres avaient pointé pour eux, les avaient pointés, comme ils disaient… « Vous voulez que je vous dise, tout le monde les connaît; s'ils voulaient ils les attraperaient !! »
Gaffe, il y a des fosses dans le sol… Et, derrière le mur, des sortes de bassins ; pour un circuit de refroidissement sans doute. Je parie que l'été il y en a qui s'y baignaient, en douce…
Ici ou là, de petits recoins qui ne débouchent sur rien ; territoires oubliés d'une construction anarchique ou local technique exigu. On y planque avec un plaisir mêlé de crainte, et un peu de culpabilité. L'homme est plein de recoins, l'usine ancienne en est pleine aussi. Elle était probablement plus proche de l'homme qu'aujourd'hui.
Puis une courette à traverser et des escaliers montant à des bureaux, donnant de plain-pied sur une terrasse.
Ah, il y avait aussi un laboratoire ; ne restent que ses paillasses, des hottes borgnes et des carreaux aux murs.
Dans le cagibi d'à-côté, le coffre-fort. Pas emporté lui non plus.
En face, une pissotière ; fenêtre et vue imprenable...
Et cette porte fermée ? Bien fermée. Qu'y a-t-il derrière ? Pas question de la forcer, mais une grosse envie de savoir ; l'imagination repart alors en force…
La porte abrite certainement les fantômes du lieu.
La lumière tombe du toit éventré sur une poubelle…
Viens, on s'en va.
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