Méditation sur la mort, autrement dit sur la vie
Traditionnellement, le mois de novembre nous ramène au souvenir des disparus. Les chrysanthèmes jettent les derniers feux des couleurs du monde végétal avant les gels de l’hiver. Initiée par les moines de Cluny dès le XIIe siècle, la fête liturgique de la commémoration des morts du 2 novembre est une invitation à ce que le poète François Cheng au soir de sa vie appelle dans un très beau livre des « méditations sur la mort, autrement dit sur la vie ».
Notre société tente d’escamoter cette dimension fondamentale de notre existence en la réduisant à un échec thérapeutique niant ainsi que mort et vie sont indissolublement liées.
Les dévots de la croissance économique indéfinie rejoignent les injonctions contradictoires des couvertures de nos magazines nous enjoignant de vivre le plus longtemps possible tout en restant jeune le plus longtemps possible. C’est la source de dysfonctionnements psychologiques majeurs analysés par l’anthropologue et psychologue Gregory Bateson 1. Il voit dans cette situation une des sources de la schizophrénie.
L’histoire de l’humanité nous montre que la conscience de la mort et l’invention de rituels pour lui donner un sens accompagnent le passage de l’ordre animal à l’ordre humain. Comme l’exprime avec beaucoup de justesse Gaston Bachelard, la mort est « notre premier navigateur » : « Bien avant que les vivants ne se confiassent eux-mêmes aux flots, n’a-t-on pas mis le cercueil à la mer, le cercueil au torrent ? Le cercueil, dans cette hypothèse mythologique, ne serait pas la dernière barque. La mort ne serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier voyage » 2.
Aussi incorporer la mort dans notre vision du monde est-ce recevoir la vie comme une gratuité fondamentale. « Fermer les yeux devant la mort en se barricadant contre elle, écrit François Cheng, c’est rabaisser la vie à une chiche épargne dont on compterait les dépenses sou par sou, au jour le jour ». Et il termine une de ses Méditations sur la mort par ce très beau texte d’Etty Hillesum, gazée par les nazis à Auschwitz : « Regarder la mort en face et l’accepter comme partie intégrante de la vie, c’est élargir cette vie. À l’inverse, sacrifier dès maintenant à la mort un morceau de cette vie par peur de la mort et refus de l’accepter, c’est le meilleur moyen de ne garder qu’un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie. Cela semble un paradoxe : en excluant la mort de sa vie, on se prive d’une vie complète, et en l’y accueillant, on élargit et enrichit sa vie » 3.
C’est ce qu’exprimait déjà l’auteur de l’Épître aux Hébreux voyant dans la mort et la résurrection du Christ la voie pour « affranchir tous ceux qui, leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort » 4.
Bernard Ginisty
1 – Gregory Bateson (1904-1980) est un anthropologue et psychologue américain, créateur de l’École
californienne de Palo Alto dont les travaux sont à l’origine des thérapies familiales. Il a mis en lumière les conséquences du double bind, c’est-à-dire des injonctions contradictoires
qui perturbent l’existence humaine. La double contrainte est le fait d’être acculé à une situation impossible sans avoir la possibilité de sortir de cette situation.
2 – Gaston Bachelard : L’eau et les rêves III,3
3 – François Cheng : Cinq méditations sur la mort, autrement dit sur la vie, Éditions Albin Michel, 2013, pages 37-38
4 – Épître aux Hébreux 2,15