Mal de mémoire

Publié le par G&S

On lit ici ou là qu’il y a quelque temps Hubert Védrine, ancien Ministre des Affaires Étrangères, ironisait sur la manie commémorative de nos sociétés, qui oscille entre l’anniversaire de la chute du Mur de Berlin et les discussions sans fin sur les repentances diverses et variées. Il remarque que la Russie réintègre à son histoire des pans entiers de son passé, sans repentance, et que l'Allemagne est sortie de la repentance sur la guerre comme de l'attitude "dénationalisée" de l'après-guerre.

Son slogan peut se résumer ainsi : « proclamons le temps de la lucidité historique » !

Il est évident qu’on en fait trop en ce domaine. Et pourtant… il est à la fois indispensable et souvent difficile de faire mémoire, surtout quand cet effort tend à réactiver des événements qu’on préfèrerait oublier à jamais ou quand il ne nous apporte apparemment aucune « plus-value », comme on dit maintenant.

Pourtant la Bible nous dit, à longueur de pages : Souviens-toi… souviens-toi…

Combien de versets trouvons-nous qui contiennent ce souviens-toi plus ou moins insistant ou douloureux dans la Bible ? Une soixantaine, presque toutes dans le Premier Testament.

Joseph-et-echanson--cath-Amiens-.jpgLa première occurrence (Genèse 40,14) est hautement révélatrice : « souviens-toi de moi lorsqu’il te sera arrivé du bien… » dit Joseph, le fils de Jacob vendu par ses frères et emprisonné en Égypte, au grand échanson du Pharaon, emprisonné avec lui… mais (verset 23) « le grand échanson ne se souvint pas de Joseph, il l’oublia ».

Lui fait écho à l’autre bout de la Bible, dans le Nouveau Testament et la parabole dite de Lazare et du mauvais riche. Lazare était un homme riche, honnête sans doute mais qui n’a pas vu le pauvre à sa porte ; et le voilà dans la géhenne éternelle. Abraham (le Père de la Multitude) lui dit alors : « Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu tes biens pendant ta vie, et Lazare pareillement ses maux ; maintenant ici il est consolé, et toi, tu es tourmenté. » Souvenons-nous-en !

L’homme oublie, surtout le bien qu’il a eu, celui qu’on lui a fait... et celui qui le lui a fait !

Dieu n’y échappe pas, comme on le lit en Deutéronome 8-9. À son peuple Israël qui finit sa traversée du désert du Sinaï, il dit, non sans raison selon le récit qu’en fait la Bible : « Souviens-toi de tout le chemin que le Seigneur ton Dieu t’a fait faire pendant quarante ans au désert… Garde-toi d’oublier le Seigneur ton Dieu en négligeant ses commandements… Garde-toi de dire en ton cœur “ c’est ma force, c’est la vigueur de ma main qui m’ont fait agir avec cette puissance ”. Souviens-toi du Seigneur ton Dieu : c’est lui qui t’a donné cette force… Souviens-toi ; n’oublie pas que tu as irrité le Seigneur ton Dieu dans le désert… »

Alors Moïse prend la parole et dit à Dieu : « Souviens-toi de tes serviteurs Abraham, Isaac et Jacob et ne fais pas attention à l’indocilité de ce peuple, à sa perversité et à son péché de crainte qu’on ne dise au pays d’où tu nous as fait sortir : “ Dieu n’a pas pu les conduire au pays dont il leur avait parlé et c’est en haine d’eux qu’il les a fait sortir, pour les faire mourir dans le désert ” » !

Mais, bien conscient de la nature de l’homme, Moïse interpelle souvent le peuple : « Souvenez-vous de ce jour, celui où vous êtes sortis d'Égypte, de la maison de servitude, car c'est par la force de sa main que le Seigneur vous en a fait sortir, et l'on ne mangera pas de pain levé. » (Exode 13,3)

Voilà l’homme ! Oublieux presque toujours mais sollicitant toujours la mémoire de Dieu pour échapper à sa colère supposée. Et Dieu lui répond toujours : « Souviens-toi [qu’à part Dieu il n’y a pas de dieu], Jacob, et toi Israël, car tu es mon serviteur. Je t'ai modelé, tu es pour moi un serviteur, Israël, je ne t'oublierai pas. » (Isaïe 44,21). Mais l’homme n’étant manifestement pas convaincu, Dieu fait  quelquefois preuve d’une très grande tendresse : « Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les femmes oubliaient, moi, je ne t'oublierai pas. » (Isaïe 49,15).

N’oublie rien de ta vie, voilà le slogan de Dieu, l’assurance de marcher sur le bon chemin avec lui : « Tu n'opprimeras pas l'étranger. Vous savez ce qu'éprouve l'étranger, car vous-mêmes avez été étrangers au pays d'Égypte… Souviens-toi que tu as été en servitude en terre d’Égypte » (Exode 23,9 ; Deutéronome 24,18) ; tous les Souviens-toi du livre de Ben Sirac en sont les déclinaisons dans bien des actes de la vie.

Évidemment, l’homme répond aussi quelquefois – trop rarement – comme Jonas qui avait fui à l’opposé d’où Dieu l’envoyait en mission et avouait, au sein même du poisson qui l’avait avalé : « De la détresse où j’étais, j’ai crié vers le Seigneur… Mais de la fosse tu as fait remonter ma vie, Seigneur mon Dieu. Tandis qu’en moi mon âme défaillait, je me suis souvenu du Seigneur, et ma prière est allée jusqu’à toi en ton saint Temple. » (Jonas 2,3.8) Réaction intéressée, me direz-vous ; bien sûr, mais d’une grande foi, puisque Jonas dit cela alors qu’il est encore dans les entrailles du poisson.

On pourrait dire bien des choses encore, mais je vous laisse chercher, amis lecteurs : il suffit de feuilleter une bible pour trouver au détour du chemin ces chassés-croisés entre Dieu et l’homme, chacun se souvenant de l’autre et appelant l’autre à se souvenir…

Je terminerai en rappelant (c’est le cas de le dire !) deux occurrences des évangiles :

- La demande du brigand crucifié (dit « bon larron ») à Jésus en croix : « Jésus, souviens-toi de moi, lorsque tu viendras avec ton royaume. » Jésus lui promet alors : « tu seras avec moi dans le Paradis (Luc 23,43 ; cf. l’article Jacques et Jean, comme deux larrons). Peut-on imaginer qu’il n’a pas tenu parole ?

-  La demande de Jésus à ses apôtres au moment où il partageait le pain et le vin de la Cène avec eux : « Ceci est mon corps, donné pour vous ; faites cela en mémoire de moi.» (Luc 22,19 ; version très proche de celle de Paul, dite pour le pain puis le vin, (1Corinthiens 11,24.25).

La rétroversion en hébreu de faites cela en mémoire de moi zo’t ’’asou lezicheroniy – a pour valeur 153 (pour la valeur des mots hébreux, on peut se reporter à l’article Déchiffrons les lettres hébraïques). On a parlé de ce nombre dans l’article Les 17 peuples et les 153 poissons, à propos d’une pêche miraculeuse. Par assimilation avec le symbole de ce nombre, on peut dire que cette demande de Jésus s’adresse – au-delà de ses apôtres – à la future chrétienté tout entière, même si Luc ne parle pas de multitude, contrairement à la liturgie catholique de la messe (cf. l’article Une coupe, des coupes… une Pâque, des Pâques - 1).

Toute la chrétienté a donc reçu, de la part du Christ, ce devoir de mémoire, qu’elle remplit tous les jours que Dieu fait.

En effet, dans les deux occurrences citées ci-dessus la racine grecque employée est anamnêsis, celle-là même qui a donné le mot français anamnèse, qui qualifie la prière qui suit ces paroles de la Consécration, au cours de la messe catholique : Nous rappelons ta mort, Seigneur ressuscité, et nous attendons que tu viennes. Et le prêtre enchaîne en disant : Faisant ici mémoire de la mort et de la résurrection de ton Fils, nous t’offrons Seigneur, le pain de la vie et la coupe du salutSouviens-toi, Seigneur, de ton Église répandue à travers le monde… Souviens-toi aussi de nos frères qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection…

Si nous sommes chrétiens, n’oublions jamais que le Seigneur a promis de ne pas nous oublier… Et dans tous les cas, restons dans l’Espérance !

René Guyon
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Note : vous pouvez lire également l’article La Cendre et la poussière, où j’évoque les paroles du prêtre lors de la cérémonie catholique du mercredi des Cendres.

Publié dans DOSSIER MEMOIRE

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