Louis Lecoin ou l’engagement éthique
La plupart des organisations qui tentent de mobiliser les hommes autour d’objectifs spirituels, politiques, humanitaires ou autres constatent une baisse globale de l’engagement militant. A l’heure de la mondialisation, un « à quoi bon » généralisé semble s’emparer des sociétés de moins en moins enclines à croire aux promesses électorales. Bien des adultes deviennent quelque peu honteux de leurs enthousiasmes de jeunesse. Peut-être avons-nous trop cru que l’appartenance à des institutions, à des mouvements, à des partis suffisait pour contribuer à l’édification d’un monde plus humain. Or, quelles que soient notre histoire et nos appartenances, nul n’est dispensé de risquer personnellement l’engagement concret au nom des valeurs qu’il juge fondamentales.
La semaine dernière, dans une sous-préfecture du département du Cher, Saint-Amand-Montrond sa ville natale, l’Association des amis de Louis Lecoin organisait une journée pour le 40e anniversaire de sa mort. Ce militant pacifiste lutta toute sa vie, au prix de 12 ans de prison et de plusieurs grèves de la faim, pour le droit à l’objection de conscience. En 1962, par sa dernière grève de la faim à 74 ans, il obtint du gouvernement du général de Gaulle le statut pour les objecteurs.
Né dans une famille où il connaît la misère, il refuse, lors de son service militaire en 1910, d’obéir à l’ordre de
mater les grévistes des chemins de fer. Il ne va cesser dès lors de lutter contre le militarisme, la violence. Cette exigence éthique forte dépasse les clivages partisans. Lors de son combat pour
la libération d’objecteurs emprisonnés, il écrit ceci :
« Sur les 90 emprisonnés qui nous préoccupent actuellement plus de 80 sont des témoins de Jéhovah ; en cherchant bien on trouverait un catholique ou deux, également un ou deux
protestant et deux ou trois laïques au maximum. Entre des chrétiens sincères et des anarchistes la différence, au fond, est-elle si importante ? Elle est plus insignifiante qu’on se
l’imagine, elle n’existe même plus pour ainsi dire entre un athée et un croyant tous deux objecteurs de conscience, car allez donc – dans des temps où la paix est troublée – les différencier
lorsqu’ils « communient » dans la haine de la guerre ? Voilà pourquoi, moi anticlérical farouche, moi vieil anarchiste impénitent, j’ai pris l’initiative de cette campagne pour les
objecteurs avec le même enthousiasme que s’il se fût agi de défendre les membres de ma famille philosophique. Et les quelques lecteurs qui me reprochent la tolérance qui me permit de rassembler
dans notre Comité de patronage des irréligieux et des religieux ont tort » 1.
Aujourd’hui plusieurs associations luttent contre l’intolérable que ce soit la torture, la faim, le chômage, le refus de l’objection de conscience ou d’autres causes. Ce n’est pas, comme le prétendent certains, une désertion du champ politique. L’exemple de Louis Lecoin montre comment un engagement personnel a conduit à l’évolution des mentalités et au vote du Parlement sur le droit à l’objection de conscience. C’est la force de l’acte éthique assumé jusqu’au bout que Vaclav Havel, dissident puis président de son pays, compare à « l’arme bactériologique » 2 qui permet les prises de consciences sans lesquelles toute législation risque de rester lettre morte. Et comme, le précise Havel, cette arme est à la disposition de chacun d’entre nous.
Bernard Ginisty
1 – Louis Lecoin : Union des hommes de bonne volonté, Journal Liberté, mars 1958 in Louis Lecoin : Écrits, Editions Union Pacifiste de France, 1974, pages 62-63
2 – Vaclav Havel : “ Il s'agit d'un pouvoir qui ne réside pas dans la force de tel ou tel groupe politique particulier, mais avant tout de potentialités répandues à travers toute la société, y compris dans les structures du pouvoir politique en place. On peut dire que ce pouvoir ne s'appuie pas sur ses propres soldats, mais sur “ ceux de l'ennemi ” : c'est-à-dire sur tous ceux qui vivent dans le mensonge et peuvent à tout moment, du moins en théorie, être touchés par la force de la vérité ou s'y adapter. (...) C'est en quelque sorte une arme bactériologique grâce à laquelle, la situation étant mûre, un seul civil peut désarmer une division entière. Cette force donc, ne participant d'aucune manière à la course au pouvoir, agit dans cet espace obscur de l'existence humaine. Les mouvements qu'elle y provoque peuvent évidemment à tout moment, sans que l'on puisse en prévoir d'avance ni l'heure, ni le lieu, ni l'ampleur, déboucher sur quelque chose de tangible : un acte ou un événement politique, provoquer un mouvement de masse ou une brusque explosion du mécontentement des citoyens, un conflit aigu à l'intérieur d'une structure apparemment monolithique ou simplement un changement irrépressible du climat spirituel de la société.”(Le pouvoir des sans-pouvoir in Essais politiques, Éditions Calmann-Lévy, 1989, page 90)