Ils vivent ensemble depuis des dizaines d’années. Et, avec le temps, leur union semble se fortifier. Sans
recette miracle, un couple se construit à deux, au quotidien. Comme celui, rayonnant, du film Another Year de Mike Leigh.
Gerri et Tom cultivent leur jardin. La pluie survient. Réfugiés sous un abri, ils savourent leur thé, l’un
à côté de l’autre. Ils sont heureux. C’est l’une des scènes du beau film anglais de Mike Leigh, Another Year. « Une année de plus » dans la vie de ce couple de sexagénaires que
nous suivons au fil des quatre saisons. Leur grand fils a quitté la maison. Des amis célibataires viennent réchauffer leur cœur solitaire à leur table généreuse et accueillante.
Cette situation est fréquente : les couples durables et heureux rayonnent, attirent comme des
aimants. Ils rassurent, ils fascinent, ils intriguent aussi.
Comment font-ils pour rester ensemble, contre vents et marées, dans une ère médiatique qui prône
l’épanouissement individuel à tout crin, le zapping, le jetable ? Et dans une société qui fonde l’amour et le mariage, non plus sur le désir de fonder une famille, encore moins sur
la raison, mais sur le seul sentiment amoureux ?
Lorsque la passion s’achève, tout commence
Attention, fragile ! Lorsque ce lien s’émousse, tout s’écroule, on se quitte : voici ce qui
arrive, hélas, dans une forte proportion de cas. Le constat alarmant fait s’interroger, dans son dernier essai Le mariage d’amour a-t-il échoué ?, l’écrivain Pascal Bruckner qui
propose de « remettre de la raison dans le sentiment » 1.
L’engagement raisonné, Antoine et Chantal d’Audiffret, responsables de Cap
Mariage 2, l’appellent aussi de leurs vœux. « Les jeunes couples croient que tout est donné, déplorent-ils, ils n’ont pas compris que lorsque le sentiment amoureux
s’étiole, il y a quelque chose à construire et qu’ils doivent y travailler ensemble. »
Autrement dit, lorsque la passion s’achève, tout commence. Après cette période délicieuse de l’amour
(phase d’idéalisation) durant laquelle on voit, avec les yeux de Chimène, son partenaire doté de toutes les qualités, il faut ensuite s’adapter, accepter les différences de l’autre, si l’on veut
s’engager dans une relation vraie et durable.
Chacun doit être capable de se décentrer de ses propres rêves
D’autant que les couples ont devant eux une durée de vie commune beaucoup plus longue qu’au siècle
dernier. Cinquante années de mariage n’a plus rien d’exceptionnel. Les conjoints traversent donc de nombreuses crises, et doivent se réadapter à chaque évolution : naissances, accidents de
la vie, départ des enfants, retraite, vieillesse…
« Au démarrage du couple, un acte de foi fonde, même de façon un peu irrationnelle, l’engagement des
deux membres, celui de s’aimer pour toujours. Ils doivent y croire et se donner les moyens d’y croire, estime Martine Bracq, conseillère conjugale et thérapeute de couple, au Cler. Pour
cela, ils vont devoir apprendre à accepter un minimum de frustration. »
Chacun doit être capable de se décentrer de ses propres rêves ou grilles de valeurs. Comme un voyageur
découvre un nouveau pays et se familiarise à la nouveauté, chacun s’efforce, sous le regard bienveillant de l’autre, de s’adapter à lui et à une réalité qu’il ne maîtrise pas.
Un couple heureux a appris à partager le pouvoir
Cette dimension intégrée, on détient en soi les ressources pour surmonter les premières difficultés. Ce
qui ne manquera pas d’arriver à la naissance du premier enfant. Un bébé vient bousculer les certitudes, les habitudes. Cette frustration fait accéder à un autre statut, à d’autres joies, d’autres
formes d’amour. On découvre en soi et chez l’autre des compétences insoupçonnées.
À chaque étape, il faut veiller à trouver l’équilibre entre le territoire de l’épanouissement de chacun et
celui où le couple va s’épanouir, le jardin secret de chaque conjoint venant enrichir l’échange du couple. Celui-ci va se développer sur un projet commun, où ils existent ensemble sans être en
concurrence, que ce soit l’éducation des enfants, la rénovation d’une maison, une entreprise à gérer…
Pour Yvon Dallaire, psychologue-sexologue, un couple heureux est celui qui a appris à partager le pouvoir.
Après la période dite de « lune de miel », explique-t-il, vient la phase de « lutte pour le pouvoir » : chacun veut, avec amour et en toute bonne foi, imposer ses règles
à l’autre, en affirmant ses besoins. La troisième phase, dite de « partage du pouvoir », conduit à établir un nouveau jeu à partir des règles de chacun : le couple négocie des
ententes à double gagnant puisque l’objectif est d’être heureux ensemble.
Aimer, c’est croire en l’autre
Cette sentence vaut leçon : il faut se mettre d’accord pour vivre avec des désaccords. Et ne pas chercher à
changer l’autre. Si l’un est dépensier, l’autre économe, par exemple, le couple « gagnant » est celui qui négocie un budget en tenant compte du besoin de sécurité de l’un et du besoin
de nouveauté de l’autre.
Dans son ouvrage Le Couple face au temps, le sociologue Pascal Duret, professeur à l’université
de La Réunion, s’est intéressé aux facteurs d’usure et de renforcement du couple à travers une centaine de cas.
Si la routine est un poison à diffusion lente, la reconnaissance se révèle un antidote efficace. « On
reconnaît un couple heureux à la qualité de la reconnaissance mutuelle que chacun apporte à l’autre, ce qui sous-tend un respect non négociable, une reconnaissance de sa valeur personnelle, de
ses mérites, et enfin une reconnaissance de son identité latente, c’est-à-dire son futur, ses possibilités », précise le sociologue. Aimer, c’est croire en l’autre.
« La priorité, c’est de consacrer du temps à son couple »
« Le secret, c’est de communiquer », martèlent Antoine et Chantal d’Audiffret. Créer ce lien
d’intimité, parler de soi, de ses sentiments, de ses blessures. Construire un pont entre deux mondes : au début, cela paraît évident mais petit à petit le pont est encombré, hérissé de
défenses. On se ferme, on s’éloigne.
Ce couple de sexagénaires en parle en connaissance de cause : à la retraite, ils ont réalisé qu’ils
ne partageaient plus rien. « Nous vivions paisiblement l’un à côté de l’autre, mais sur des rails parallèles », témoigne Chantal d’Audiffret. Une réadaptation s’imposait. Tous deux ont
appris à se redécouvrir.
Forts de leur expérience, ils insistent : « La priorité, c’est de consacrer du temps à son
couple, de trouver des terrains d’entente, de nourrir des projets communs. » Martine Bracq conseille ainsi aux retraités de se montrer inventifs dans leur vie conjugale. Pourquoi ne pas
envisager, par exemple, un second voyage de noces ?
La volonté de durer
Enfin pour durer, il faut accepter le conflit et ne pas avoir peur de s’affronter. Les couples solides
savent qu’ils peuvent, en confiance, se parler de ce qui ne va pas sans remettre leurs liens en question. Pour surmonter une crise grave, ils peuvent se faire aider. Selon les cas, par un conseil
conjugal, une thérapie de couple, ou un accompagnement spirituel.
Les couples chrétiens ont la chance de disposer d’outils dans le cadre de la pastorale familiale. Ils y
découvrent entre autres qu’il n’existe pas de modèle idéal de couple, et que durer, c’est aussi avoir la volonté de durer.
France Lebreton
paru dans La Croix du 22.12. 10
sous le titre Comment les couples résistent au temps
1 – Grasset, 152 p., 11
€.
2 – Collectif d’associations pour revaloriser le mariage civil.