Levons les yeux vers celui qui est à terre

Publié le par G&S

Dieu est là et je ne le savais pas (Genèse 28,16)


C'est à peine si j'ose aujourd'hui vous raconter l'étrange aventure vécue il y a quelques jours par une froide soirée d'hiver sur le parvis de la cathédrale de Strasbourg. Je prends cependant le risque de rejoindre ceux dont on se moqua, le jour de la Pentecôte, car « ils étaient pleins de vin doux » (Actes 2,13).

Emmitouflée dans mon manteau d'hiver, je me frayais difficilement un passage à travers la foule attirée par le célèbre marché de Noël installé jusque sur le parvis de Notre-Dame. On raconte que le diable chevauchant le vent s'arrêta lui aussi devant le portail central et, flatté de se voir représenté en train de séduire les vierges folles, rentra dans la cathédrale et y resta prisonnier. Le vent l'attend toujours sur le parvis.

C'est donc glacée par le vent que je scrutais la façade à la recherche de cette fameuse scène sculptée dans le grès. Quelle ne fut pas ma stupeur de voir ces trois jeunes filles en plein conciliabule. Je me frottai les yeux et, comme pour me rassurer, les levai vers le ciel. Je le dis et le redis haut et fort, au moment de cet événement, je n'avais pas encore goûté ce délicieux vin chaud à la cannelle. Mais ce que je vis et entendis ce soir-là est à peine croyable.

Cathedrale-de-Strasbourg.jpgDu haut de ses 142 mètres, la flèche de Notre-Dame décrite par Victor Hugo comme « prodige du gigantesque et du délicat » se penchait vers les jeunes filles, comme pour se joindre à leur conversation.

Je baissai les yeux, comme pour me ressaisir, et mon regard croisa celui d'une femme rome. Assise à terre, son petit bien calé dans la chaleur de son corps, elle tendait la main pour quêter quelques piécettes. La foule de touristes, pressée de trouver la température plus clémente de l'intérieur de l'édifice, passait sans la voir, tandis que d'autres murmuraient « C'est scandaleux, elle ferait mieux de retourner chez elle, plutôt que de donner ce spectacle indécent ».

En moi-même perplexe je m'interrogeais sur l'objet du scandale : défigurer par sa présence la splendeur de cette merveille gothique ou geler dans la rue par un froid glacial ? Je repoussai à plus tard le sujet de ma réflexion et, toute craintive, regardai de nouveau la façade.

Les jeunes femmes, avec passion, continuaient leur conversation. « Je t'assure, c'est bien lui, il était là, j'en suis sûre, à la place de la femme ». « Impossible, cela ne peut pas être lui, regarde comme il est bien habillé » rétorquait l'autre. La troisième se fâchait contre les deux autres : « si vous aviez pensé à faire provision d'huile, nos lampes allumées nous permettraient de mieux le voir ».

Mais de qui parlaient-elles ? De façon presque machinale, sans même m’appesantir sur l'irréel de la scène, je suivis des yeux l'individu qu'elles-mêmes scrutaient et, me laissant bousculer par la foule, je le rejoignis juste au moment où il franchissait le seuil.

Sans même regarder quiconque, il se précipita et tomba à genoux sur le dernier banc de la dernière rangée. Cachée derrière le pilier, je l'entendais répéter de manière  litanique « Merci mon Dieu, merci mon Dieu ». Régulièrement, il relevait la tête, dévoilant ainsi son visage baigné des larmes de sa reconnaissance, puis il replongeait la tête, l'emprisonnant dans ses mains jointes.

Le rideau du Temple s'était entrouvert, le temps semblait s'être arrêté, embrasé par l'Éternité.

Aspirée par la prière fervente de cet homme, je m'adressai à mon tour au Seigneur pour lui partager mes interrogations.

N'étant plus ce jour-la à un prodige près, de manière claire et distincte j'entendis : « Il y a quelques années ce Rom a quitté sa Roumanie natale à la recherche de quelque argent pour survivre, lui et sa famille. Dans son pays, la discrimination et les conditions économiques sont telles qu'il a quitté sa masure sans eau ni électricité pour trouver un travail qui  lui permettrait, pensait-il, de rentrer chez lui. Commencèrent alors de nombreuses années difficiles. Sa première halte en France fut Strasbourg où sur le parvis de cette même cathédrale, il mendia pendant trois ans, dormant dans la rue au hasard des porches accueillants. Après divers périples, il se rapprocha du climat plus clément de Toulon.

Là il fut  accompagné pendant cinq ans par le Secours catholique qui, en lien avec Caritas Blaj (Roumanie) et grâce à l'hébergement dans un local prêté par une paroisse, put constituer un projet d'habitation pour rentrer dans son pays. Depuis trois mois, il est de nouveau dans son village, sa petite maison est presque terminée et son projet économique est en train de voir le jour. Il a déjà construit des serres et grâce à un prêt du Secours Catholique et des fonds de la Fondation Abbé Pierre, il pourra faire commerce de ses légumes. 

Aujourd'hui, vois-tu, il n'est plus sur le seuil de ma maison, il est là, au même titre que toi ; et lui, il pense à rendre grâce. Grande est sa foi ! »

Sans doute pour me laisser le temps de me remettre, le silence s'installa un instant, et c'est d'une voix presque malicieuse que le Seigneur reprit : « Tu sais, en ce 3 décembre 2011 à Strasbourg, le plus grand des prodiges ne fut pas que la flèche de la cathédrale se soit penchée, que les statues aient conversé ou que tu m'aies entendu parler de manière intelligible, c'est ailleurs que s'est produit le plus grand des prodiges... »

Redoutant un silence définitif, je pressai le Seigneur en ces mots : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute » Et la voix de reprendre : « Va dire à tes frères que cet après-midi dans le Parlement européen, des Roms ont pris la parole pour rappeler ce qui est caché aux savants et que j'ai révélé aux tout- petits. Rapporte-leur que Cosmina, qui vit à la rue, a invité à ouvrir les oreilles du cœur pour entendre la réalité du quotidien de tant de Roms. Rapporte leur que Kallo a énoncé une évidence trop souvent oubliée en ce siècle : avant d'être Rom, il est un être humain ».

Et le silence se fit.

Attila priant toujours, je suis alors sortie de la cathédrale. J'ai levé les yeux. Les statues étaient immobiles, la flèche bien droite dressée vers le ciel, et la femme tendait toujours la main. Quant à moi, j'avais beau tendre l'oreille, la voix s'était tue.

En cette période de l'Avent ne résonnait plus à mes oreilles que la Parole de l'Époux en chemin vers les jeunes filles invitées à la noce, « Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l'heure » (Matthieu 25,13), et la finale du même chapitre 25 de saint Matthieu : « J’étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli... chaque fois que vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, c'est à moi que vous ne l'avez pas fait. » (Matthieu 25,43-45).

Aujourd'hui je vous rapporte ce que j'ai vu et entendu.

Je fus chargée de vous le dire.

Vous n'êtes pas obligés de me croire.

Nathalie Gadéa

bénévole du Secours Catholique à Toulon
ayant participé au Festival de l'engagement solidaire
à Strasbourg du 2 au 5 décembre 2011

Publié dans Réflexions en chemin

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<br /> Bravo pour ce beau texte, empreint d'une humanité rayonnante. En cette période d'égarement des individus, il est bon de revenir sur l'essentiel. Merci!<br />
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