Les soubassements de la France
Je suis étonné, en tant qu’historien, que l’homme de culture qu’est Jacques Attali puisse à ce point ignorer l’histoire et l’anthropologie culturelle.
Je n’aime pas beaucoup le terme de “racines”, je préfère “soubassements”, par exemple, qui présente l’avantage de suggérer non pas une unique voie (triomphale ?) par laquelle notre pays se serait édifié, mais les strates culturelles “dures” sur lesquelles il se serait bâti. Reconnaître des fondations originelles d’un pays, alors même qu’il devient “autre”, ne donne certes pas aux anciens citoyens un droit de propriété absolue et exclusif sur ce “pays” (notion géographique), mais il serait diplomate, pour ne pas dire plus, de ménager des susceptibilités héritées du passé des deux côtés.
Ces strates déterminées peuvent contribuer à définir les caractéristiques d’une “Nation”, et leur reconnaissance paraît une des conditions du “Vivre ensemble” cher à Ernest Renan. Pour la France, incontestablement, la culture gréco-latine, le Christianisme et les Lumières. On s’est moqué des petits mythes vivants qu’on nous a enseignés à l’école et qui ont forgé un consensus républicain : Vercingétorix, Jeanne d’Arc, les “40 rois qui ont fait la France”, les Révolutionnaires de la “Levée en masse” de1793, les Poilus de 14-18… Mais ils ont établi un lien réel, même s’ils étaient en partie fictifs 1, entre les Bretons et les Provençaux, les Alsaciens et les Gascons, les Ch’tis et les Auvergnats. Prendre comme exemple d’“absurdité” la conversion d’un individu chrétien au bouddhisme pour mettre en question son identité est… absurde. Quand on parle des racines d’un pays, a fortiori d’un continent, il s’agit de ce qui a fait la culture intime de peuples entiers et non du destin anecdotique d’un individu.
Or il est évident que la France, comme la plus grande partie de l’Europe, a connu pendant un millénaire et demi une culture à dominante chrétienne, quelle qu’ait pu être la présence provisoire ou définitive d’autres religions. Il ne me choquerait pas plus qu’on fît allusion à la prééminence de ce christianisme, visible dans le paysage (car il y a infiniment plus d’églises en France que de temples bouddhistes !) que si l’on parlait des fondements islamiques de la culture arabe, même s’ils ne sont pas les seuls : du Maroc à la Turquie (ancien empire byzantin) il y a eu des Chrétiens et des Juifs avant l’arrivée des Musulmans. Il en serait de même à propos du substrat juif de l’actuel État d’Israël, quoiqu’il y ait eu d’autres occupants de ce pays entre l’époque de Moïse ou de l’occupation romaine et novembre 1947.
Trop de gens ignorent que l’histoire de France a commencé avant la seconde Guerre mondiale, ou 1968, ou 1981. La Nation s’inscrit d’abord dans un cadre géographique, arbitraire, certes, mais “basique” : en gros, le pays compris entre Océan Atlantique et Rhin-Rhône/Alpes, et entre Pyrénées-Méditerranée et mer du Nord. Quant au peuplement, qui se déroule dans le temps, il a certes été divers : après les Celtes et les Ligures, les Romains, puis divers peuples “barbares” qui, mêlés, finirent par constituer une Nation, dont le Christianisme n’était pas le moindre ciment. Au delà de la controversée “conversion de Clovis” qui donnerait une base aux controversées “racines chrétiennes”, certains avancent comme repère chronologique le traité de Verdun (843), qui commence à tracer le cadre ; d’autres, la bataille de Bouvines (1214), où une certaine unité “militaire” se fait autour du roi de France ; mais c’est une idée comme ça, ce pourrait être aussi bien le fait, anecdotique en soi, que Jeanne († 1431, une petite paysanne de Lorraine, ou de Champagne, ça se discute) ait eu conscience qu’elle était solidaire d’un peuple à travers son roi face à un envahisseur…
Parler des musulmans qui “ont fait souche” en Septimanie (ou – pourquoi pas ? – dans les Balkans !), c’est rappeler qu’ils s’y introduisirent tantôt sous forme d’incursions temporaires, tantôt en véritable invasions et occupations. Est-ce vraiment cela que veut évoquer J. Attali ? Ce serait un peu le “pavé de l’ours” alors qu’on souhaiterait construire avec nos concitoyens musulmans une nation harmonieuse et solidaire. C’est aussi un peu réducteur d’évoquer la religion catholique des rois, souvent si peu chrétiens, comme si elle n’avait pas été par obligation ou conviction profonde celle du peuple jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et même un peu au delà. Et puisqu’Attali parle aussi du reste de l’Europe, il doit savoir que ce même christianisme a été un élément important de la résistance de la Russie aux envahisseurs mongols ou tatars, comme, plus récemment, le catholicisme a été le ciment des Polonais coincés entre l’orthodoxie (ou le communisme) russe et le protestantisme (ou le paganisme nazi) de l’Allemagne.
Cela dit, je serais d’accord pour dénoncer l’instrumentalisation de la religion chrétienne par la droite, qu’elle devienne prétexte frontiste ou récupération sarkosienne. Il n’est pas question, puisque c’est un état de fait, de négliger l’islam comme religion de près de 10 % des Français, mais il faut examiner avec eux, et non dans quelque groupuscule plus ou moins occulte, les problèmes nouveaux posés par leur culture. Car il faut est honnête de dire 2 qu’elle est assez sensiblement hétérogène à celle de la France “antérieure”.
Sur ce point, la question essentielle est de savoir si tous les partenaires de cette rencontre de cultures veulent dépasser la leur propre pour construire ensemble quelque chose de nouveau. Il ne saurait être résolu, au contraire, par la constitution de ”communautés” refermées sur elles-mêmes, sur leur “héritage”, leurs “valeurs”… ou leurs rancœurs, en tenant compte qu’elles peuvent être, sur certains points, incompatibles entre elles. C’est là le vrai problème qu’il faut être capable de dépasser si l’on veut avancer vers l’avenir, sans danger pour tout le monde.
Et pour cela, il faut non pas nier les réalités mais en parler, se parler…
Marc Delîle
1 – En optique, une image virtuelle peut servir d’objet réel. En histoire aussi.
2 – Malgré le recours, par Attali, au mythe de la transmission de la culture grecque par le truchement des pays musulmans, qui n’a pas touché grand monde au “XIIe siècle”, négligeant l’apport des savants byzantins émigrés à l’Occident, après la prise de Constantinople (1453).