Les pratiques de la pénitence dans l’église d’occident
La longue histoire d’une pastorale
Jésus n’a pas été prodigue en consignes impératives, ce n’était pas dans sa manière. À vrai dire, les Écritures ne lui en attribuent que deux. Celle de son ultime Cène, « Faites cela en mémoire de moi » (1Corinthiens 11,24), qui institue ce « repas du Seigneur » où l’Église ne cesse de se nourrir. Et ses derniers mots de Ressuscité en forme d’envoi en mission : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit » (Matthieu 28,19). Point d’allusion à la pénitence dans cette formule, et pour cause : la réception du baptême lave tout péché. Témoin ce que Pierre, à la Pentecôte, en dit aux tout premiers catéchumènes de l’Église naissante : « Convertissez-vous : que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés » (Actes 2,37). Aussi la profession de foi du concile de Constantinople, en 381, ne confesse-t-elle pas autre chose : confiteor unum baptisma in remissionem peccatorum.
Sans entrer dans le débat ouvert depuis (au moins) la Réforme pour savoir quels sacrements ont précisément été institués par le Seigneur, cela suffit à distinguer la pénitence et les sacrements propres de l’initiation chrétienne. Son statut diffère en ce qu’elle relève de pratiques qui sont nées dans l’Église pour répondre à des nécessités pastorales. Ce qui explique qu’à la différence des liturgies baptismale et eucharistique, elle ait considérablement évolué au cours du temps. Au point que l’on peut, en simplifiant quelque peu, distinguer quatre grandes étapes : la pénitence antique ; celle du haut Moyen Âge ; celles des époques médiévale et moderne enfin.
La pénitence antique
Des urgences pastorales auxquelles l’Église a certainement dû faire face dès l’origine, le Pasteur d’Hermas, écrit à Rome vers 140, est le premier à porter témoignage. On y lit sans surprise que « celui qui a obtenu la rémission des péchés [scil. par son baptême] ne devrait plus pécher. » Mais quel recours pour lui s’il vient malgré tout à « tomber dans le péché » ? La réponse est aussitôt donnée : « Il peut faire pénitence, mais une seule fois » (Pasteur IV,1,8). Dès ces temps anciens, bien d’autres Églises suivaient sûrement les mêmes usages, en particulier celles d’Afrique. En témoignent vers 204 le De paenitentia de Tertullien et surtout, au milieu du IIIe siècle, la correspondance de Cyprien de Carthage. Comme l’évêque de Rome Corneille, il s’y montre désireux de recourir à la pénitence afin de réintégrer dans l’Église les lapsi, ces fidèles qui avaient failli au cours des persécutions de Dèce et Valérien. Quitte à provoquer un schisme durable avec des rigoristes, donatistes et novatiens, qui refusaient de réconcilier les apostats. Mais au sein de la « grande Église », l’afflux des candidats à cette réconciliation a été tel qu’il a conduit à codifier précisément et durablement l’administration de la pénitence.
Codifier, mais non assouplir, car il s’agit toujours d’une deuxième (et dernière) pénitence, la première pénitence demeurant, comme pour Hermas et Tertullien (De paenitentia 7,9,10), celle du baptême. Cette deuxième pénitence ne concerne que des fidèles ayant commis des fautes capitales, telles l’apostasie, le meurtre, le vol ou l’adultère. Le pécheur en fait secrètement l’aveu à l’évêque, qui lui signifie son entrée en pénitence lors d’une cérémonie publique. Après lui avoir imposé les mains et l’avoir revêtu d’un cilice, il l’introduit, tête rasée, dans l’« ordre des pénitents » pour le temps qu’il juge bon. À l’issue de ce stage, il lui accorde la réconciliation en lui imposant à nouveau les mains, toujours lors d’une cérémonie publique qui a généralement lieu le Jeudi saint.
Comme l’ordre des vierges consacrées ou celui des veuves, l’ordo paenitentium occupe une place particulière au sein de l’église, mais il s’en faut de beaucoup qu’il s’agisse pour lui d’une place d’honneur. Lors de la célébration de l’eucharistie, ses membres quittent en effet l’assemblée en même temps que les catéchumènes. Ils sont en outre soumis à des interdits sévères : ils doivent s’abstenir de vin, de viande, et s’ils sont mariés, de toute relation avec leur conjoint, de sorte que l’accord de ce dernier est requis pour entrer en pénitence. En signe d’humilité, ils doivent enfin porter les morts à l’église et les ensevelir. Et ces divers interdits ne cessent pas après que le pécheur a été réconcilié. Au point qu’il ne reçoit pas sur son lit de mort l’imposition des mains… ce qui n’empêche pas l’Église d’accepter de lui des legs.
C’est dire si les pénitents étaient « stigmatisés », comme on dit aujourd’hui. Mais leur statut n’était pas seulement infâmant ; comme l’a écrit Cyrille Vogel, il équivalait à une véritable « mort civile » et pour les fidèles mariés, on l’a vu, à une rupture de la vie conjugale. Sans doute l’infamie était-elle quelque peu atténuée par le fait que des chrétiens soucieux d’ascèse et de perfection, les conversi, menaient librement une vie de pénitents et en portaient l’habit, un peu à la façon, à époque moderne, des membres d’un Tiers Ordre. Mais chez la plupart des fidèles, l’usage s’est rapidement répandu de différer la pénitence jusqu’à leur mort, ce qui, sauf en cas de rémission, leur évitait d’entrer dans l’ordo paenitentium. Sans parler d’autres, tel Constantin, qui ont remis jusqu'à leur dernier instant de se faire baptiser.
Les évêques n’ont pas blâmé de telles conduites, qui tenaient principalement au fait que la pénitence n’était pas réitérable ; bien plus, ils les ont codifiées. Par souci pastoral, les canons conciliaires interdisent ainsi aux fidèles mariés d’accéder à la pénitence avant un âge avancé qui leur permettrait, espérait-on, de garder la continence. Ils excluent en outre cet accès pour les juges et les militaires, appelés à verser le sang du fait de leurs fonctions, ainsi que pour les clercs majeurs dont l’état est incompatible avec celui de pénitent. L’importance de ces exclusions traduit la véritable impasse pastorale où l’Église antique s’est trouvée engagée. En témoignent dans notre région les nombreux sermons dans lesquels Césaire d’Arles a traité de la pénitence. Il y dit sa crainte qu’administrée à un mourant, la réconciliation qui suivait la pénitence ne reste lettre morte. Et pour prévenir ce danger, il encourage ses fidèles à mener une vie d’ascèse, d’aumône et de partage propre à les réconcilier avec Dieu. Ce biais pastoral est plus qu’ingénieux ; il témoigne d’une haute spiritualité et d’une saine théologie. Mais il ne répondait pas suffisamment aux attentes et aux craintes des fidèles. D’autres pratiques étaient décidément à inventer. Ce fut le mérite du haut Moyen Âge d’y pourvoir.
La pénitence au haut Moyen Âge
Le recours est venu des moines, habitués au discernement spirituel et au fréquent colloque qu’il suppose avec un Ancien apte à prémunir le novice de la tentation et à recevoir la confidence de son péché. Et plus précisément des moines anglo-saxons, installés en terre de mission aux confins de ce qui avait été l’empire romain. Nécessité faisant loi, ils ont pourvu à l’encadrement et à la vie d’Églises que leur éloignement rendait propices à toutes les innovations. Aussi se sont-ils inspirés de leurs propres pratiques spirituelles pour instaurer une « pénitence tarifée » réitérable et délivrée dans le secret, ce qui était rompre du tout au tout avec la discipline antique. L’initiative a été fraîchement reçue sur le continent quand la nouvelle pratique l’a gagné. Le onzième canon du concile de Tolède de 589 juge ainsi « exécrable et présomptueuse » la prétention des fidèles, « chaque fois qu’ils ont péché, à réclamer l’absolution sacerdotale ». Pour autant, un siècle plus tard, le huitième canon du concile tenu à Chalon entre 644 et 656, juge la démarche « utile à tous » parce que, disent les Pères, « la pénitence est la moelle de l’âme ». Le fait que ces nouvelles dispositions se soient aussi rapidement imposées montre assez combien elles répondaient au sensus fidelium.
Sans compter qu’elles présentaient l’avantage de la simplicité. Plus de recours à l’évêque : un clerc suffisait, que l’on pouvait trouver commodément dans son voisinage. Plus de cette infamie non plus qui s’attachait à la publicité. Et pour chaque péché, un barème correspondant à un temps de jeûne au terme duquel le fidèle pouvait se tenir pour absous : selon le Pénitentiel du pseudo-Théodore, du début du VIIIe siècle, quatre ans, ainsi, pour un acte de fornication, quarante jours pour le seul désir de le commettre, et pas moins de onze ans pour un parjure. Pour certains pécheurs, l’addition de ces peines pouvait excéder des limites raisonnables. Aussi y avait-il des expédients : s’adonner à un jeûne plus rigoureux, mais moins long ; pour qui en avait les moyens financiers, faire racheter son jeûne par un tiers – un moine le plus souvent. Ou encore faire dire des messes dont le Pénitentiel de Vienne, du VIIIe siècle également, précise que le prêtre « à la demande du pénitent, pourra en célébrer autant qu’il faut, même au-delà de vingt messes quotidiennes. » Sans parler d’autres pratiques comme celles qu’attestent au VIe siècle les Canons d’Irlande : pour le rachat d’un jeûne d’un an, passer trois jours dans le caveau mortuaire d’un saint sans boire, manger, ni dormir en chantant des psaumes et en récitant l’office.
Le succès aurait été total sans le souci qu’ont eu les temps carolingiens de réformer l’Église et d’y restaurer les antiques usages. À preuve le canon 32 du concile de Paris de 829 qui enjoint de « brûler les pénitentiels pour qu’à l’avenir des prêtres ignares ne s’en servent plus pour tromper les gens ». Peine perdue, car le début du IXe siècle a précisément coïncidé avec le floruit de ces « livres détestables ». Du moins la volonté réformatrice a-t-elle réussi à rétablir l’ancienne discipline pour les péchés publics. En revanche « si la faute est demeurée cachée et que le coupable s’est adressé en secret à un prêtre, à condition d’avoir fait une confession sincère, il fera pénitence selon la décision du confesseur » ainsi que le prescrit le Capitulaire de Théodulfe d’Orléans, au début du IXe siècle encore. C’était là établir une dichotomie dans l’administration de la pénitence, que le Moyen Âge a fait plus qu’entériner.
La pénitence au Moyen Âge
Autant considérer le Moyen Âge en son Midi et pour cela faire un bond dans le temps de quelque trois siècles afin d’ouvrir le pénitentiel de Robert de Flamesbury, des années 1207-1205. On y découvre que l’Église connaît désormais non pas deux, mais trois manières de faire pénitence : « la pénitence publique solennelle, la pénitence publique non solennelle et la pénitence privée. »
Et l’auteur de préciser : « La pénitence solennelle est celle qui se donne au début du Carême, quand solennellement l’on prend le cilice et les cendres. On l’appelle aussi publique, car elle se déroule en public. » Administrée par l’évêque, elle conserve tous les traits de la pénitence antique – la non-réitération et l’exclusion des clercs en particulier – et elle s’applique aux péchés publics particulièrement scandaleux : parricide, infanticide, régicide, sacrilège…
Quant à « la pénitence publique non solennelle qui se déroule sans la solennité quadragésimale, elle est dite aussi pèlerinage pénitentiel » vers un des lieux saints de la chrétienté. Le confesseur qui l’administre – un simple clerc le plus souvent – bénit le pénitent, lui remet chapeau, besace et bâton et le munit d’un sauf-conduit qui lui garantit le gîte et le couvert pendant son trajet ; l’arrivée au terme du pèlerinage vaut absolution de la faute. Cette pratique réitérable est destinée aux laïcs qui ont commis des péchés publics moins scandaleux que ceux que vise la pénitence solennelle, tels les vols de biens d’Église, mais aussi aux évêques, prêtres et diacres que leur état exclut dans tous les cas de cette pénitence. Elle peut prendre d’autres tours que le pèlerinage, tels la croisade ou les processions de flagellants qui connaissent un vif succès au temps de la peste noire du milieu du XIVe siècle.
Enfin « la pénitence privée qui se fait devant le confesseur. » Elle aussi réitérable et accessible aux clercs comme aux laïcs, elle est destinée à absoudre les péchés de toute nature qui n’ont pas eu un caractère public. De la pénitence tarifée dont elle est l’héritière, elle n’a pas conservé les pratiques d’expiation que les diverses procédures de rachat que l’on a dites avaient pratiquement vidées de tout sens. L’accent est donc mis dès lors sur l’aveu car, comme l’écrit dans son Discours abrégé Pierre le Chantre à la fin du XIIe siècle, « la confession orale constitue l’essentiel de l’expiation. » Et, très logiquement, désormais l’absolution suit immédiatement l’aveu.
La pénitence moderne et contemporaine
De ces trois formes de pénitence héritées du Moyen Âge, la seule qui ait réellement survécu à époque moderne et contemporaine est la dernière, qui n’a connu que peu de modifications depuis le concile de Trente jusqu’à nos jours. Mais on aurait sans doute tort de voir en elle le fruit d’une sorte de « sélection naturelle » venu providentiellement à éclosion au terme de l’évolution que le sacrement a connue au long de son histoire. Car des regains sont possibles pour d’autres types de pénitence. À preuve, le renouveau récent des pèlerinages, qui doit sans doute beaucoup au goût du tourisme, mais aussi à une quête de sens, voire d’ascèse qui n’est pas pour certains de nos contemporains sans signification pénitentielle. Ou le succès que rencontrent les cérémonies pénitentielles communautaires remises en honneur par la réforme liturgique du concile de Vatican II, qui renouent d’une certaine façon avec la pratique publique de la pénitence. Cela est d’autant plus heureux que la pénitence privée connaît depuis un demi-siècle une crise que traduit par une chute vertigineuse du nombre des fidèles devant les grilles des confessionnaux. Ce qui n’est pas sans rappeler la désertion de la pénitence publique à la fin de l’Antiquité qui a conduit les Églises, pour répondre aux urgences pastorales de leur temps, à recourir à des pratiques radicalement nouvelles.
L’Église catholique, aujourd’hui, saura-t-elle se montrer aussi inventive ?
Bibliographie
On renverra aux deux maîtres livres de Cyrille Vogel, auquel cet exposé doit beaucoup :
Le pécheur et la pénitence dans l’Église ancienne, Paris, éditions du Cerf, 1966.
Le pécheur et la pénitence au Moyen Âge, Paris, éditions du Cerf, 1969.