Les santons, ces "petits saints" parmi nous

Publié le par G&S

Brève histoire de la crèche en Provence

Chaque année au moment de Noël, la plupart des églises provençales exposent des crèches et des crèches sont également installées dans les foyers. Des foires aux santons se tiennent au cœur de Marseille, d’Aix et de bien d’autres villes. La Provence occupe une place particulière dans les régions d’Europe qui depuis des siècles ont la tradition de fabriquer et d’exposer des crèches. À la différence de celles de Gênes ou Naples, la crèche provençale n’est pas un phénomène princier et patricien, susceptible de faire naître une production académique. Ses figurines résultent de la conjugaison, à la fin du XVIIIe siècle, de la dévotion à la Nativité et à l’Enfance du Christ avec une technique artisanale, celle du moulage des figurines, qui a produit le santon.

La spiritualité de l’Incarnation et de l’Enfance du Christ a été développée au Moyen Àge par saint Bernard de Clairvaux, saint François d’Assise et les ordres mendiants et par les moniales mystiques de la Rhénanie et des Flandres. Elle a fait naître une dévotion exigeante, d’abord réservée aux clercs et religieuses et à une élite dévote de fidèles. Au XIIIe siècle sont apparues en Italie les premières représentations sculptées de la Nativité sous forme de groupes de statues établis à demeure dans une église, que les historiens ont appelés « crèches stables ». Ce premier type de crèche est attesté tardivement en Provence : en 1503 les frères mineurs (franciscains) de Marseille en firent réaliser une qui fut sans doute détruite vingt ans plus tard lorsque leur couvent fut démoli pour mettre en défense la ville.

santons-provence.jpgLa crèche actuelle, composée de personnages mobiles exposés pendant le cycle de Noël, n’apparaît qu’à l’époque moderne dans le sillage du concile de Trente (1545-1563). La plus ancienne mentionnée par les textes est celle que les jésuites de Prague établirent en 1562 sur le maître-autel de la chapelle de leur collège pour le cycle de la Noël, à l’image de la mise au tombeau qu’ils dressaient depuis quelques années pour le cycle pascal.

Les oratoriens provençaux semblent avoir adopté la dévotion à la Nativité et l’Enfance du Christ sous l’influence du fondateur de l’Oratoire de France, le cardinal de Bérulle, très marqué lui-même par le culte de l’Enfant Jésus du carmel espagnol réformé par sainte Thérèse d’Avila. Mais cette dévotion est restée longtemps d’accès difficile pour l’ensemble des fidèles : au XVIIe siècle, la Nativité est le symbole de l’humiliation du Verbe incarné dans l’état d’enfance, alors considéré comme « vil et abject », une condition méprisable dont l’enfant ne sort qu’en grandissant. C’est la valorisation progressive de l’enfance qui rendra la crèche populaire, mais au XIXe siècle seulement ; alors seulement l’enfant deviendra le « roi de la fête » à Noël.

En 1653 le père Joseph Parisot, nommé supérieur de la maison de l’Oratoire d’Aix, implante en Provence la confrérie de la Famille du Saint Enfant Jésus, fondée par sœur Marguerite du Saint-Sacrement (1619-1648), religieuse du carmel de Beaune en Bourgogne, à la suite de ses « visions » de l’Enfant Jésus. À Beaune, les exercices de la Famille se faisaient autour de la statuette du « petit roi de Gloire » ; à Marseille elles ont lieu initialement durant la période de Noël devant une crèche, constituée de personnages mobiles, vraisemblablement en bois, exposés pendant la « quarantaine de Noël ». Un des héritages oratoriens est en effet, outre les « litanies du Saint Enfant Jésus » qui seront récitées devant la crèche jusqu’à la fin du XIXe siècle, la durée du cycle de Noël en Provence, qui est calqué sur celui des exercices de la Famille. Non point un cycle de douze jours comme dans la plupart des autres régions françaises mais, du 24 décembre au 2 février, une quarantaine, un long délai qui justifiera ultérieurement, au XIXe siècle, la construction de crèches complexes et l’épanouissement d’un théâtre sacré des temps de Noël, la Pastorale .

Des crèches d’églises exposées sur un autel semblent lentement se diffuser dans la seconde moitié du XVIIe et au XVIIIe siècle à l’initiative d’associations pieuses, surtout mariales, et de couvents. Elles sont constituées de statuettes de bois et, plus souvent, de mannequins habillés, aux têtes et membres de cire ou de carton, mode de fabrication dérivé de la crèche italienne qui se perpétuera jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ces figurines étaient souvent fabriquées par des couvents, en particulier par le carmel d’Avignon, fondé en 1613 par des religieuses génoises. L’une d’elles, Madeleine d’Oderico, en religion sœur Madeleine de Jésus-Maria (1597-1685), y avait introduit le moulage de petites figures de cire et carton comme « travail des mains » des religieuses. Il s’est perpétué jusqu’à nos jours.

Chez les particuliers, la crèche semble encore fort peu répandue avant le XIXe siècle et existe sous deux formes : la petite « niche » (boîte) vitrée renfermant une scène de la Nativité dans un paysage de rocailles en papier froissé et la crèche constituée, comme celle des églises, par une collection de figurines.

Santon est un mot provençal signifiant petit saint, Le santon est au XVIIIe siècle une figurine de plâtre, de bois ou d’argile, destinée aux enfants pour jouer « à la chapelle » (imiter les cérémonies de l’Eglise). Il s’agit d’une variété de taille réduite du santibelli, statuette à usage domestique qui reproduit en réduction les effigies sacrées des sanctuaires. À la fin de la Révolution, Jean-Louis Lagnel (1764-1822), « fabricant de figures » (mouleur de statuettes), amorce à Marseille une importante production de figurines en argile moulée et peinte, sur le modèle des « santons » dont elles vont prendre le nom, qui sont nettement destinées à partir du Concordat de 1801 à des crèches familiales. Ces œuvres de grande qualité plastique, dont les moules surtout ont été conservés, semblent remarquées dans le retour au calendrier traditionnel et le rétablissement des fêtes catholiques qui marquent le Consulat et l’Empire.

J.-L. Lagnel peuple ses crèches d’un très grand nombre de personnages, inspirés par les passants des rues de Marseille et les petits métiers de l’époque. À l’instar de la crèche napolitaine ou génoise, la crèche marseillaise devient alors la représentation miniaturisée de la société tout entière en marche vers la Nativité. Les santons de Lagnel et assez vite ceux d’imitateurs ou d’émules, puis ceux de ses continuateurs, sont vendus sur le Cours de Marseille à l’occasion de la foire de Noël. Ils remportent un succès grandissant au point que cette foire devient dans les premières décennies du XIXe siècle la « foire aux crèches » puis la « foire aux santons ».

Après la Révolution, les crèches sont réapparues dans les églises et ont repris leur diffusion. La crèche mécanique exposée au public se développe, en particulier sous la forme de la « crèche parlante », qui permet, en remplaçant les automates par des marionnettes, la mise en scène d’une série de tableaux de genre et de saynètes où des types sociaux variés connaissent sur le chemin de l’étable de Bethléem des aventures amusantes. Dès la seconde décennie du siècle, certains de ces personnages populaires, tels le chasseur ou le pêcheur à la ligne, sont transformés en santons et viennent s’ajouter à la cohorte des porteurs d’offrandes et des artisans de la crèche.

En 1842-1843 le miroitier marseillais Antoine Maurel (1815-1897) a l’idée de transposer au théâtre les dialogues comiques assez décousus et les chants de noëls provençaux caractéristiques de la crèche parlante en les combinant à la trame de la pastorale sacrée, petit drame liturgique évoquant la Nativité, surtout interprété jusqu’alors dans les collèges ou les œuvres de jeunesse. Jouée par les acteurs amateurs d’un cercle ouvrier, la pastorale Maurel remporte un succès immédiat qui ne se démentira pas. Elle rassemble les principaux types humains de la Provence préindustrielle qui dans leur quête du Messie essuient quelques mésaventures pittoresques. Très vite imitée, elle fait naître un véritable genre littéraire en provençal entre le second Empire et la Seconde Guerre mondiale. Les personnages de ce théâtre de Noël, dont certains sont parfois incarnés par le même acteur amateur pendant un demi-siècle, ont un rôle essentiel dans la fixation de quelques types de santons, ainsi dotés de patronymes, de caractéristiques vestimentaires ou biographiques : Pistachié, « les vieux », l’aveugle et son fils, le boumian, le rémouleur, le meunier, le maire et… l’ange boufaréu.

Dès le milieu du XIXe siècle, la foire aux santons est perçue par les journalistes marseillais comme une originalité locale et même une tradition. Les crèches sont dès lors de trois types. La crèche pérenne, dans des niches ou sous un globe, aux santons fixés sur le décor. Puis la « crèche toute faite », dans un châssis ouvert, au décor pérenne mais aux santons mobiles. Enfin sur le modèle des crèches d’église existe la crèche dressée chaque année, décor éphémère que l’on peuple de santons. On trouve à la foire du Cours le papier colorié qui forme les rochers et pour le sol, d’abord du sable puis de la mousse.

L’engouement des Marseillais pour la crèche est considérable à la fin du XIXe siècle : les premiers concours organisés par des associations qui s’efforcent d’encourager le maintien des traditions locales révèlent de très vastes crèches occupant une pièce entière de domiciles parfois modestes. La crèche parlante achève alors de disparaître devant le succès de la pastorale, mais des amateurs construisent pendant leurs loisirs des crèches mécanisées, oeuvres de patience aux multiples mouvements mus par des tournebroches à ressort. Dans les paroisses des quartiers populaires apparaissent même des crèches d’église mécanisées - ainsi celle de l’église des Chartreux à Marseille dont les automates sont aujourd’hui mus par l’électricité. Le clergé a été d’abord hésitant devant la multiplication des personnages profanes et la réduction de l’espace sacré de la Nativité. Cette dernière ne constitue plus à la fin du siècle le centre de la composition ; elle a été placée en position latérale afin de permettre le déploiement de vastes décors où fourmille une foule de santons. À la fin du XIXe siècle, les crèches d’église se peuplent à leur tour de nombreuses figurines. Elles étaient parfois achetées nues à des couvents ou des marchands d’articles religieux et habillées par les fidèles, ce qui explique que certaines portent des habits coupés dans des robes. Au XXe siècle, ces figurines d’entretien difficile ont souvent cédé la place à de très grands santons d’argile ou de plâtre, puis à des « santons habillés » assez différents.

À partir du début du XXe siècle, par son costume désormais suranné, par les noms et les termes provençaux qui servent à identifier ses types, par les petits métiers en voie d’extinction qu’il met en scène, le santon rassemble des traits caractéristiques de la Provence qui s’effacent alors rapidement. C’est ce pouvoir d’évocation d’une société ancienne, de modes de vie abolis et donc idéalisés et de métiers disparus qui va assurer sa fortune au XXe siècle. L’écrivain marseillais Elzéard Rougier (1857-1926) s’érige à la fin du XIXe siècle en « poète des santons », le peintre David Dellepiane (1866-1932) voue la dernière partie de sa carrière au « santonisme », expérience originale de transposition de l’art santonnier sur la toile. Leurs oeuvres ont un fort impact sur l’intelligentsia régionale et font découvrir la crèche provençale à Paris.

Au début du XXe siècle, une remarquable « santonnière » (ce mot commence à apparaître alors) d’Aubagne, Thérèse Neveu (1862-1946) façonne des figurines aux tailles échelonnées jusqu’à quarante centimètres en argile, cuites dans un four de potier, qui s’inspirent des silhouettes familières qui l’entourent et des costumes que les félibres revêtent pour les fêtes provençales et les manifestations publiques. T. Neveu fera école, et la cuisson du santon se généralisera après la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il sera expédié à travers la France et même à l’étranger.

Un prêtre marseillais, l’abbé César Sumien (1858-1934), réalise vers 1916 la synthèse des grandes figurines habillées des crèches d’église et des santons d’argile : s’inspirant vraisemblablement de la crèche napolitaine, il crée le « santon habillé », mannequin à la tête et aux extrémités des membres moulées en argile cuite, dont l’armature en fil de fer permet de donner au personnage des attitudes très expressives. Dans la seconde moitié du XXe siècle Simone Jouglas (1907-2001) parvient à mettre au point une fabrication de série, en simplifiant la confection du costume tout en préservant les grandes qualités esthétiques de ces « santons d'art ». Ces derniers, ainsi que ceux de T. Neveu, sont à la fois des sujets de crèches mais aussi des bibelots qui peuvent, isolés ou par paires, orner un intérieur et constituer une marque de provençalité pour des Provençaux établis dans d’autres régions, ou bien un souvenir de vacances pour les touristes.

Dès la première moitié du XXe siècle, alors que le métier de « figuriste » disparaît, le santibelli étant évincé par la statuaire de plâtre ou de biscuit, la fabrication du santon devient une véritable profession, exercée à plein temps : l’administration commence vers 1940 à admettre le terme de « santonnier » dans les documents officiels. Ce métier est exercé à l’heure actuelle par des artisans concentrés dans le « triangle historique » (Marseille, Aix, Aubagne) ou au contraire dispersés à travers la Provence, auxquels il faut ajouter des santonniers à temps partiel ou amateurs.

Aucun autre passage de l’Évangile n’a bénéficié d’un imaginaire aussi obstinément enraciné dans un lieu et un temps que celui de la Nativité. Par l’intermédiaire des crèches, le Christ renaît chaque année dans des foyers qui ne sont pas tous ceux de fidèles fervents. La construction et l’exposition momentanée de la crèche marquent de façon particulière les intérieurs. La crèche domestique est depuis longtemps un élément important de l’initiation chrétienne enfantine, à la prière, à la sagesse aussi, dont les progrès incertains sont matérialisés par l’avancée ou le recul de figurines auxquelles l’enfant s’identifie. La crèche provençale est de surcroît le symbole de la persistance des traditions familiales à travers les générations, un lien entre les vivants et les ancêtres - dont les santons et la pastorale font fugitivement revivre le costume et la langue. Il est des familles dont la crèche incorpore des santons et des éléments de décor provenant de parents disparus, commémorés par des inscriptions sous les socles. La crèche constitue enfin un des aspects les plus intéressants du renouvellement actuel de l’art religieux. Assez timides en France où elles sont cantonnées au travail des cloîtres, les recherches plasticiennes inspirées par les formes de l’art contemporain produisent des œuvres remarquables en Italie.

Les crèches des églises provençales sont un des éléments les plus précieux et les plus fragiles du patrimoine régional. Nombre de responsables paroissiaux, prêtres et laïcs, en sont désormais convaincus, qui composent chaque année la crèche dans leur église, ont su la protéger du vol et de la malveillance et l’intègrent pleinement dans la liturgie de Noël et leur pastorale. D’autres restent plus réservés à l’égard du mélange du sacré et du profane constitutif de la crèche provençale. Ce décor éphémère, où revit chaque année la grando nouvelo et où redeviennent présentes des silhouettes du passé, est pourtant à sa manière chargé de sens, d’espoir et de foi.

Régis Bertrand

 

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