Les lendemains chantent faux : renaissons en chœur
La crise n’en finit pas d’être invoquée par des responsables divers pour expliquer tout et son contraire. Trop souvent cette référence est faite pour masquer nos responsabilités dans nos façons d’être et d’agir en invoquant une sorte de tsunami qui nous arriverait comme une catastrophe naturelle imprévisible.
Il faut toujours se rappeler que le mot crise vient d’un mot grec qui signifie choix. Le traumatisme de la crise consiste à nous mettre dans une situation où nous sommes obligés de choisir, et donc de sacrifier quelque chose. En ce début de siècle, l’exercice est d’autant plus difficile que la crise atteint non seulement les difficultés de vivre au présent mais notre capacité à imaginer des chemins vers l’avenir. Or, c’est la vision d’une société future qui a été le moteur essentiel des grandes idéologies militantes des XIXe et XXe siècles.
Nous avons connu trois thématiques de rapport à l’avenir ; elles se sont successivement effondrées :
- Celle de la révolution. Des révolutionnaires de 1789 proclamant avec Saint-Just que « le bonheur est une idée neuve en Europe », à ceux de 1917 annonçant la mondialisation heureuse des travailleurs sans oublier le lyrisme de certaines révolutions tiers-mondistes : tous ces citoyens militants croyaient sincèrement qu’ils travaillaient à un monde nouveau. La fin du XXe siècle a vu l’écroulement de ces perspectives. Les partis révolutionnaires sont désertés et l’actualité éditoriale, depuis des décennies, présente de nombreux témoignages d’anciens croyants revenus de leur foi révolutionnaire dans un désenchantement certain.
- Celle, ensuite, de la modernité, qui annonçait des sociétés débarrassées des grands mythes pour accéder une vie collective plus rationnelle. Dans sa Critique de la modernité 1, Alain Touraine analyse la décomposition des trois principales caractéristiques du projet de la modernité. La rationalité du monde chère aux Lumières a basculé dans l’économisme, lui-même dissout dans un système financier international. La liberté de l’information se perd dans une surinformation et finalement dans un « bruit médiatique » de plus en plus insignifiant. Enfin, le mouvement social se trouve totalement déstabilisé par une mondialisation sans foi ni loi.
- Celle, enfin, du « changement » posé comme finalité en soi. On invoque alors « le mouvement », la « nouveauté ». Ces mots suffisent à qualifier une pensée ou un événement. Tout cela conduit à une monotonie répétitive et consumériste qui finit dans ce que Jean Baudrillard appelle « l’identité publicitaire » 2.
Ainsi, faute de « lendemains » qui devaient « chanter », successivement sur des musiques marxistes, modernistes et consuméristes, notre époque, déçue, risque se laisser aller à l'angoisse devant un avenir dont on découvre qu'il n'a ni règles ni garanties.
Nous le savons maintenant, il est vain de se réfugier dans quelque sens de l'histoire qui nous dispenserait de l’épreuve de la crise, c’est-à-dire du travail conjoint d’invention de soi-même et du monde. Au lieu de rester sur notre sentiment d'échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, envisageons enfin l'avenir avec une responsabilité sereine et lucide.
C’est dans sa capacité permanente à naître et renaître que l’homme trouvera un chemin.
Bernard Ginisty
1 – Alain Touraine : Critique de la modernité. Éditions Fayard, 1992, pages
111 et suivantes.
2 – Jean Baudrillard : « L’âge d’or de la différence est révolu, en philosophie aussi je pense. L’âge d’or de l’indifférence commence :
refroidissement de l’esprit public, indifférenciation de la scène politique, revendication exacerbée d’identité sur fond d’indifférence générale. Non plus l’orgueil d’une différence fondée sur
les qualités rivales, mais la forme publicitairede la différence, la promotion de la différence comme effet spécial et comme gadget. Cela est vrai de la sphère politique aussi :
chaque homme politique, chaque parti, chaque discours, chaque “ petite phrase ” est d’abord son propre objet publicitaire – tous les mécanismes de l’obscénité (car c’est là le mouvement
même de l’obscénité de notre société) qui furent d’abord testés sur les objets le sont aujourd’hui sur les idées et les hommes. » La gauche divine, Éditions Grasset, 1985, page
133