Les Italiens dans les Alpes-Maritimes
avant 1939
Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les Italiens des Alpes-Maritimes détinrent le record national de densité étrangère dans la population d’un département français. Entre 1919 et 1939, les effectifs transalpins évoluèrent de 75 000 à 100 000 personnes, soit un quart de la population totale. La majorité venait du nord de la péninsule, dont le Piémont pour 30 %. Les Italiens étaient en moyenne plus jeunes que les autochtones, mais, comme cette immigration remontait à un passé déjà ancien, les taux de femmes, 48%, et d’individus mariés, 53 %, apparaissaient élevés et traduisaient un début d’enracinement. Les Italiens tenaient une place importante dans l’économie. En 1926, à Nice, 64 % d’entre eux appartenaient à la catégorie des actifs. Ils travaillaient surtout dans les secteurs secondaire et tertiaire, dans le bâtiment, le commerce, la domesticité, principalement comme salariés. Les rémunérations, très faibles, les confinaient dans des conditions de vie très médiocres.
La vie politique des Italiens
Les Italiens prenaient peu d’engagements politiques car ils craignaient les réactions des employeurs et des pouvoirs publics, lesquels, pour éviter toute forme d’agitation, renvoyaient promptement des entreprises et parfois expulsaient hors de France les individus suspects. Cependant, au sein de la petite minorité politisée, les Italiens étaient les plus nombreux. Il s’agissait le plus souvent d’hommes jeunes, célibataires, arrivés depuis peu : dépourvus de charges familiales et d’attaches géographiques, ils pouvaient plus facilement courir le risque de la répression.
L’adhésion au fascisme représentait une première forme d’engagement. Mussolini voulait garder le contrôle moral et politique de ses compatriotes émigrés. Aussi, très tôt, patronna-t-il la création de fasci menés par de jeunes activistes fascistes. À Nice, le premier fascio fut fondé la 17 décembre 1922, soit deux mois après l’arrivée du Duce au pouvoir. Cette structure chercha aussitôt à recruter et à entretenir la flamme nationale. Mais l’action brouillonne et l’agitation constante menée par le fascio, ainsi que la malhonnêteté de certains dirigeants mussoliniens, inquiétaient nombre d’Italiens prudents. De plus, les gauches française et transalpine unirent leurs forces pour contrarier les bouillants activistes. Ces derniers, en compagnie du consul général d’Italie, se trouvèrent assiégés dans une église du vieux Nice le 21 avril 1926 et victimes d’une ferme contre-manifestation « progressiste ». Cet épisode, dit de « l’église Saint-Jaume », marqua dans les annales de l’antifascisme et donna un coup d’arrêt à la progression de l’extrémisme, lequel stagna jusque vers 1930.
Mais le fascisme reprit de la vitalité dans les années 1930. Il s’était apparemment assagi et l’absence de nettes provocations de sa part lui conférait un caractère rassurant. Il bénéficiait d’autres circonstances favorables : la crise économique mondiale qui rendait appréciable l’aide que le consulat mussolinien distribuait aux immigrés, le rapprochement diplomatique franco-italien de 1935, la conquête de l’Éthiopie qui valut un grand prestige au gouvernement de Rome. Aussi le fascisme compta-t-il à Nice 2 200 membres en 1938 et l’adhésion de 1 400 jeunes. Outre l’entraide, le mouvement des chemises noires proposait des loisirs intellectuels et sportifs, la participation à de nombreuses fêtes patriotiques, des voyages dans la péninsule… Les agents secrets du Duce exerçaient des pressions pour forcer les ralliements et se livraient à l’espionnage pour rassembler des renseignements militaires et politiques.
Les divisions et les antagonismes qui régnaient dans la gauche italienne réduisaient les effectifs des divers groupes et nuisaient à l’efficacité politique. On distinguait plusieurs partis socialistes, auxquels s’ajoutaient le Parti républicain, le mouvement Justice et Liberté, la Ligue italienne des droits de l’homme. Le Parti communiste, objet d’une vive répression, végéta longtemps, mais se développa à l’époque du Front populaire et atteignit alors 500 adhérents. Cette organisation révolutionnaire entretenait l’agitation sociale, au besoin par la violence, pour abattre le fascisme, le patronat, la bourgeoisie. Les non communistes, résolus à respecter les formes du légalisme, organisaient peu de manifestations et de grèves. Les deux familles de gauche, très hostiles l’une à l’autre, s’accusaient mutuellement et échangeaient les mauvais coups, à tous les sens du terme. Cependant, en 1937, tous les progressistes se rassemblèrent au sein de l’Union populaire italienne (UPI), équivalent du Front populaire français. L’UPI refusa le plan de rapatriement des émigrés voulu par Rome, dénonça les revendications fascistes sur le Comté de Nice, affirma sa volonté de défendre la France contre l’Italie en cas de guerre et obtint à cette fin 7 000 engagements volontaires de Transalpins. L’UPI se désagrégea après la signature du Pacte germano-soviétique, exalté par les communistes et condamné par les socialistes.
Les relations entre Français et Italiens
Entre les Français et leurs hôtes italiens existaient des facteurs potentiels d’entente : appartenance à un même milieu géographique et culturel impliquant notamment des affinités religieuses et linguistiques, ancienneté des liens dans une région frontalière comme les Alpes-Maritimes, importance des besoins de main-d’œuvre dans cette contrée, sympathie de la gauche pour les ouvriers immigrés, bienveillance de la droite qui souhaitait renforcer les relations politiques et économiques avec le pays voisin.
Ce furent pourtant les mauvais rapports qui prévalurent. Les crises de chômage, ponctuelles en 1919, 1921, 1927, permanente dans les années 1930, faisaient apparaître les Transalpins comme des rivaux sur le marché de l’emploi. Les nouveaux venus étaient accusés de se montrer trop dociles face aux exigences des patrons, d’accepter des salaires médiocres et de lourds horaires, de briser les grèves. Des facteurs politiques contribuaient à gâter les relations interethniques. La droite française xénophobe, représentée par l’Action française, le Parti populaire français, des ligues et mouvements secrets comme les Chevaliers du glaive, s’en prenaient aux Italiens antifascistes, réfugiés dans les Alpes-Maritimes, soupçonnés de nourrir des idées révolutionnaires et marxistes. La gauche française mettait en cause les fascistes italiens, provocateurs, ennemis de la démocratie, espions. Quant aux pouvoirs publics, faisant du maintien de l’ordre une priorité impérieuse, ils surveillaient attentivement tous les Italiens, pourchassaient les révolutionnaires dont les agissements pouvaient froisser le susceptible Mussolini et se méfiaient des fascistes qui, refusant l’intégration, cherchaient peut-être à ramener le Comté de Nice dans le giron transalpin. De la sorte régnait dans les Alpes-Maritimes un climat très lourd et parfois une nervosité qui engendrait des incidents.
Les quelques milieux qui défendaient les immigrés pesaient peu dans le débat. En effet les employeurs qui recrutaient massivement parmi les Italiens essuyaient le reproche d’agir par intérêt, pour disposer d’une main-d’œuvre abondante et soumise. La droite qui défendait les ressortissants du pays voisin était jugée trop complaisante à l’égard de celui-ci. La gauche, qui prenait le parti des ouvriers étrangers, manquait d’influence dans la région conservatrice que formaient les Alpes-Maritimes.
La marche à l’intégration
L’intégration, processus par lequel des traits identitaires nouveaux s’ajoutaient ou se substituaient aux caractères originels était en route.
Des facteurs économiques favorisaient la mutation. Durant les périodes de prospérité, quand le plein emploi et la garantie de gains substantiels étaient assurés, les Français ne considéraient pas les Italiens comme des concurrents et ces derniers, se sentant acceptés, pouvaient se persuader qu’ils avaient acquis des droits à demeurer dans la région. Les vastes possibilités d’emploi, dans l’agriculture, les carrières, le bâtiment, les fabriques de produits alimentaires, la confection, les magasins, les hôtels de la Côte d’Azur… offraient de vastes possibilités, permettaient la mobilité et la reconversion professionnelles en cas de besoin, assuraient des postes à toutes les catégories, hommes, femmes, jeunes, personnel qualifié et non qualifié. Ceux que leur travail mettait en contact avec les autochtones – c’était notamment le cas des commerçants – servaient une clientèle qu’ils devaient connaître et satisfaire. Certains Italiens, après de nombreuses années d’efforts et d’économies, parvenaient à améliorer leur condition, par l’acquisition de leur outil de travail, commerce, atelier, exploitation agricole, par l’achat de leur logement et de quelques biens de consommation. Cette réussite professionnelle et sociale, même modeste, mesurée lors des éventuels retours au pays natal resté en retrait, était très appréciée. Elle s’accompagnait généralement d’une reconnaissance plus ou moins marquée à l’égard de la France et facilitait l’adoption des usages propres à la terre d’accueil.
Des facteurs culturels concourraient à l’intégration. Certains cas particuliers doivent être relevés. Les réfugiés politiques se révélaient les moins adaptables. Généralement plus âgés que les travailleurs, parfois ignorant la langue française, gardant l’espoir de rentrer rapidement dans leur pays débarrassé de la dictature, ils refusaient de se fondre dans la société française et restaient souvent entre eux. Face à l’emprise du milieu d’accueil, ils pouvaient réagir avec une susceptibilité aiguisée par le malheur. D’autres immigrés, craintifs, cultivaient leur italianité pour des raisons différentes : ils ne voulaient pas se couper de la mère patrie où ils n’excluaient pas de revenir un jour, avec l’appui des autorités fascistes qu’il fallait donc ménager. Du côté français, la peur des revendications irrédentistes 1 pouvait aigrir les rapports.
En revanche, les Italiens qui avaient de la France une bonne image, nourrie par des voyages préalables, par exemple en qualité de colporteurs, ou par des lectures exaltant le pays des droits de l’homme, s’intégraient plus aisément. Il en allait de même pour ceux qui connaissaient le français, ce qui était assez fréquent chez les frontaliers. Certains passaient au français par le truchement du nissard ou du provençal. Les jeunes scolarisés de ce côté de la frontière ne se différenciaient guère de leurs camarades autochtones. L’école constituait un facteur d’intégration, voire d’assimilation, très puissant. Autre facteur notable, pour la petite minorité politisée : le partage d’un idéal avec les Français, le militantisme commun, la participation à des grèves, des manifestations, des fêtes qui permettaient aux individus de se découvrir mutuellement et de s’apprécier, faisaient naître des liens de solidarité. La communauté de religion offrait d’autres possibilités de rencontre. Il ne faut certes pas surestimer la force ce lien : certains Italiens s’étaient éloignés des autels par hostilité idéologique, indifférence, poids des difficultés matérielles. D’autres pratiquaient le catholicisme d’une manière ostentatoire qui choquait parfois les Français. Cependant la foi rapprochait les personnes, d’autant que l’Église agissait pour maintenir la pratique d’une population réputée pour sa fidélité. À l’échelon des paroisses, des relations se nouaient, surtout parmi les jeunes fréquentant le catéchisme, les patronages, les équipes sportives confessionnelles.
Dans le domaine social, diverses circonstances pesaient en sens divergent sur le processus d’intégration. Beaucoup d’Italiens se regroupaient dans des quartiers ethniques, souvent les vieux centres urbains délabrés. Dans ces sortes de conservatoires identitaires, ils vivaient entre eux, gardaient leurs dialectes, leurs habitudes alimentaires, voire vestimentaires. Ces enclaves voyantes inspiraient une certaine crainte aux autochtones. En revanche, les immigrés vivant en famille entraient plus vite en relation avec le milieu français : les enfants revenaient de l’école avec un vocabulaire et des idées transmis par le maître et les camarades locaux. Le mariage mixte accélérait l’insertion car, le conjoint français ignorant généralement la langue de l’autre, les échanges et l’éducation des enfants se faisaient dans la langue de Molière. Les relations quotidiennes ordinaires entre Français et Italiens jouaient aussi un rôle important : les conversations avec les voisins, les collègues, les commerçants, les loisirs pris en commun, la fréquentation des cafés et des bals… élargissaient l’horizon et permettaient la découverte réciproque. L’appartenance à une même classe d’âge ou à un même milieu socioculturel facilitaient encore le contact : bien des amitiés se nouèrent dans les cours de récréation, les catéchismes, les ateliers et les chantiers où les personnes étaient proches par leur genre de vie, leurs préoccupations, leurs espérances. Quand ces personnes se connaissaient de longue date et maîtrisaient les codes sociaux propres à leurs interlocuteurs, la qualité des relations s’élevait, ce qui conduit à souligner l’importance de la durée du séjour pour la réussite de l’intégration.
Ainsi l’immigration italienne constituait une donnée démographique, économique, politique, culturelle importante dans les Alpes-Maritimes. Mais les immigrés étaient souvent mal vus et inspiraient de la méfiance. À Nice, l’épithète « Piémontais » était considérée comme une grave injure. Malgré tous les obstacles, le processus d’intégration était en route. Les résultats en étaient très divers selon les individus, leur personnalité, la génération à laquelle ils appartenaient, les expériences vécues. Certains restaient proches de leur identité initiale, d’autres semblaient parfaitement intégrés. À la deuxième et à la troisième génération, les différences entre Français et personnes issues de l’immigration n’étaient plus perceptibles. L’emprise culturelle de la France, qui, sauf exception, n’était pas le résultat d’une politique définie, se révélait souveraine.
Certaines leçons peuvent peut-être en être tirées pour le temps présent.
Ralph Schor
Professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Nice-Sophia-Antipolis
1 – L’irrédentisme (de l’italien irredentismo, non rachat ) était un mouvement de revendication italien sur les terres « non rachetées » restées à l’Autriche-Hongrie de 1866 à 1918 (Trentin, Istrie, Dalmatie), puis, par extension, sur l’ensemble des territoires considérés par lui comme italien ; ses objectifs furent repris par le fascisme. (NDLR ; source Grand Usuel Larousse, dictionnaire encyclopédique)