Les exilés de la solidarité nationale
Il existe à Genève un lieu très émouvant pour la conscience européenne. C’est le mur de la Réformation. On y voit représenté les grands Réformateurs qui se sont battus au XVIe siècle pour la liberté de conscience en Europe. On y lit, inscrite dans la pierre, leur devise devenue celle de la République de Genève : post tenebras lux (après les ténèbres, la Lumière).
Dans une Europe où le pouvoir s’appuyait sur le catholicisme d’État, Genève figurait parmi les rares lieux de tolérance. Aujourd’hui, on assisterait à une nouvelle fuite à Genève ou à Bruxelles de nouveaux persécutés.
Quelles sont ces nobles consciences qui font face à une nouvelle intolérance ?
Il s’agit de grandes fortunes ou de personnes aux confortables revenus qui se posent en victimes du harcèlement fiscal. Ces nouveaux huguenots veulent échapper à la solidarité obscurantiste de leur pays pour aller prospérer dans des régions où la fortune des riches n’est pas trop perturbée par des préoccupations redistributives. On a l’objection de conscience qu’on peut !
Une certaine intoxication médiatique voudrait nous culpabiliser devant tant de méchanceté ! Ainsi, nous nous priverions de talents que les dieux procureraient à notre pays. Notons la naïveté qui consiste à présenter ces fameux génies comme ne devant rien d’autre qu’à eux-mêmes. Ce serait la prétention ridicule d’un fruit qui méconnaîtrait tout ce qu’il doit à l’arbre qui le porte. Un créateur s’est nourri d’un terreau constitué d’une culture, d’une langue, d’un art de vivre, d’une solidarité qui fait que des millions de contribuables ont payé pour qu’il puisse bénéficier d’un système d’études efficace, d’un environnement performant et d’une protection sociale.
La question posée aujourd’hui est de savoir si l’être humain se réduit à un électron libre déraciné, livré à la loi de la jungle mondialisée
Des siècles de construction d’identité, de visions du monde, de solidarité devraient-ils être balayés pour un chaos où le seul étalon serait l’argent ? Toute autre considération non mesurable en Bourse ne serait que ringardise ! Le nécessaire combat pour la modernisation de l’État et la création d’entreprises a une autre envergure que l’étalement médiatique de la conscience fiscale malheureuse de prétendus persécutés.
Le 1er mars 2010, Alain Touraine écrivait ceci, dans le journal Le Figaro, sous le titre : La crise et la double mort du social : « Une crise est beaucoup plus qu’une panne de secteur économique. Le système financier a créé des circuits coupés de la vie économique et celle-ci a subi les effets de cette crise, qui est devenue avant tout sociale par l’augmentation du chômage. Dans le cas présent, il s’est formé un deuxième système financier gigantesque qui n’a plus aucun rapport avec l’économie, qui n’a aucune fonction sociale sinon l’enrichissement de ceux qui le mènent. Et lorsque le financier se sépare de l’économique, l’ensemble du système social se casse, se fragmente. Résultat : nous sommes dans une situation qui ne peut être réglée, améliorée que si on recompose un système social. L’économie n’appartient plus à la société. Elle est devenue hors d’atteinte d’acteurs sociaux ou politiques » 1.
C’est bien là l’enjeu fondamental de nos sociétés : continuer à mettre l’économie hors d’atteinte d’acteurs sociaux et politiques grâce, entre autres, à l’exil fiscal, ou travailler, pour reprendre les mots d’Alain Touraine, « à recomposer un système social ».
Bernard Ginisty
1 – Alain Touraine, sociologue, directeur d’études à l’EHSS, dans « Le Figaro » du 1er mars 2010, page 18.