Les détracteurs
Il y en a qui examinent, observent les actions du prochain, non pour les imiter, mais pour les rabaisser. Voir le bien en autrui les peine, constater le mal les réjouit. On les voit s’écarter, s’assembler entre eux, et ils s’empressent de lâcher bride à leurs langues pour de détestables bavardages. L’un ne cède pas le tour à l’autre ; ils ne reprennent pas haleine, si grande est leur envie de dénigrer et d’entendre la détraction. Ils contractent intimité pour dire le mal, s’accordent pour jeter la discorde. Ils lient entre eux des amitiés très funestes, et, poussés par une égale passion de médire, tiennent d’odieuses conversations… ils se réunissent... pour se communiquer les uns aux autres et boire le calice des démons, alors que la langue des uns répand le venin de perdition, poison que les oreilles des autres accueillent avec plaisir...
Le vice de la détraction est opposé d’une manière toute spéciale à la charité, qui est Dieu. En effet, le détracteur montre tout d’abord que lui-même est dépourvu de charité ; ensuite, que se propose-t-il par sa détraction, si ce n’est de rendre odieux et méprisable à ceux qui l’entendent celui contre qui il parle ? Cette bouche maudite blesse donc la charité en ceux qui l’écoutent ; dans la mesure de son pouvoir, elle la tue entièrement, elle l’éteint, et il en sera de même en tous les absents auxquels ce qui a été dit sera rapporté.
Rendez-vous compte de la facilité avec laquelle une multitude d’âmes est en peu de temps infectée par la souillure de ce mal causé par une parole qui se propage si vite... Un seul a parlé, il n’a dit qu’un mot, et ce mot unique en un instant blesse mortellement les âmes d’une multitude qui l’entend...
Il y a diverses catégories dans cette peste des détracteurs. Il y en a qui, cyniquement, sans pudeur, vomissent le venin de la détraction comme il leur vient sur la langue. D’autres, au contraire, s’efforcent de dérober la malice qui les possède et qu’ils ne peuvent retenir sous le déguisement d’une honte simulée. Les voyez-vous, poussant de profonds soupirs, puis, comme à regret, d’un air contraint, le visage attristé, les yeux baissés, avec une voix gémissante, ils lâchent la médisance ; et on les croit d’autant plus aisément qu’ils paraissent ne parler qu’à contrecœur, beaucoup moins par méchanceté que par compassion. « Certes, disent-ils, je suis très peiné, parce que je l’aime bien ; mais je n’ai jamais réussi à le corriger de cela. » Et un autre ajoute : « J’étais au courant de tout cela, mais je n’en aurais jamais parlé. Étant donné qu’un autre l’a fait connaître, je ne puis dissimuler que c’est vrai ; je regrette d’avoir à le dire, mais il en est ainsi. » Et il continue : « C’est bien dommage ! Il a tant de qualités par ailleurs ! Néanmoins en ceci, il faut bien l’avouer, on ne saurait l’excuser... »
Saint Bernard de Clairvaux
In Cant., XXIV, 3, 4, trad. Dom Alexis Presse.
Extrait du livre de Pierre Riché Saint Bernard
DDB 2004, 108 pages, 11 €