Le triomphe de la cupidité et la prospérité du vice
À l’heure où certains observateurs nous parlent un peu rapidement de « sortie de crise », parce que les banques ont renoué avec leurs pratiques les plus discutables et leurs dirigeants et traders avec leurs bonus faramineux, il est important de prendre conscience des désastres provoqués par les politiques économiques et financières qui nous ont conduits à cette crise.
Parmi ces désastres, nul doute que celui du chômage massif des jeunes au plan mondial ne soit le plus lourd de conséquences 1. L’Organisation Internationale du Travail (OIT) notait que, fin 2009, 81 millions de jeunes de 15 à 24 ans étaient sans emploi, « le plus haut niveau jamais atteint ». Non seulement, le chômage atteint les jeunes, mais l’OIT souligne la généralisation d’un statut de « jeunes travailleurs pauvres. Les jeunes qui travaillent occupent souvent des emplois précaires, caractérisés par des horaires longs, une faible productivité, des salaires médiocres ». Cette situation est une véritable insulte à l’avenir comme le note encore l’OIT : « le décrochage, le rejet, à un âge où l’on est en pleine construction de soi, de son avenir, peut s’accompagner d’un profond découragement, d’une perte de confiance dans les institutions et d’un développement de conduites à risques ». Ce n’est donc pas le moment de couper dans les budgets de l’éducation et de soutien à l’emploi. Pour Gianni Rosas, responsable du programme sur l’emploi des jeunes à l’OIT, « l’arrêt de ces mesures aura un impact encore plus important pour les jeunes que pour l’ensemble de la population salariée. Il ne faut surtout pas lâcher prise maintenant ».
Dans son ouvrage sur la crise financière intitulé Le triomphe de la cupidité, le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz dénonce l’irresponsabilité des dirigeants économiques : « Dans la société japonaise, écrit-il, un PDG qui était responsable de la destruction de son entreprise et du licenciement de milliers d’ouvriers pouvait se faire hara-kiri. En Grande-Bretagne, les PDG démissionnaient quand leur entreprise faisait faillite. Aux États-Unis, ils se battent sur l’envergure de leurs bonus » 2.
Manifestement, sur ce dernier point, les dirigeants américains ont fait école chez nous. On ne peut donc plus faire l’impasse sur la question éthique au cœur même de l’économie comme l’écrit Daniel Cohen, vice-président de l’École d’économie de Paris, dans son ouvrage La prospérité du vice : « La question posée par la crise actuelle va au-delà de la régulation des marchés. Elle pose aussi la question de la régulation pour ainsi dire morale du capitalisme. L’argent fou, revenu en grâce dans les années 80, a remis à l’honneur les formules de Marx, lorsqu’il accusait la bourgeoisie de noyer la société dans “ les eaux glacées du calcul égoïste” » 3.
Pour réformer un système économique fondé, pour reprendre les titres des ouvrages de deux éminents économistes, sur « le triomphe de la cupidité » et « la prospérité du vice », il ne suffit probablement pas de proposer le slogan « travailler plus pour gagner plus ». Car c’est d’abord sur la solidarité entre les hommes de tous âges et de toutes conditions que se fonde la solidité d’une société.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 28.08.10
1 - Cf. le dossier du journal Le Monde du 24 août 2010 : Chômage des jeunes : une génération perdue ? Nos sociétés risquent-elles d’être fragilisées par ce phénomène massif ?
2 - Joseph E. Stiglitz : Le triomphe de la cupidité. Éditions Les liens qui libèrent, 2010, page 447.
3 - Daniel Cohen : La prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l’économie. Éditions Albin Michel 2009, page 18.