Le temps des commencements
Il y a plusieurs façons d’habiter le temps. Pour certains, c’est une source de possibilité de profit qu'il faut exploiter, pour d’autres, il se vit dans les registres apparemment contraires mais finalement complices de la nostalgie d’un âge d’or perdu ou de l’aspiration à des lendemains qui devraient chanter.
La liturgie chrétienne invite à habiter le temps d’une autre façon. En rappelant, chaque année, l’histoire de ce que les théologiens appellent « l’économie du salut », elle n’invite pas à la répétition ou au ressassement, mais à vivre des « commencements ». Lors des principales fêtes chrétiennes, les textes liturgiques les plus anciens affirment que ce que l’on célèbre n’est pas un souvenir du passé, mais un événement qui a lieu dans l’aujourd’hui.
Le temps pascal nous amène à méditer sur les commencements de l’Église et pointe déjà tous les risques d’une institutionnalisation qui se substituerait au message. La mort et la résurrection du Christ témoignent de l’impossibilité d’enfermer dans une institution temporelle le « royaume » annoncé. Toute sa vie, le Christ n’a cessé de dénoncer un messianisme politico-religieux et il faut dire qu’il n’a pas été souvent compris. Jusqu’au bout, et à la veille de l’Ascension, les disciples ont cru au messianisme terrestre : « Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas restaurer la royauté en Israël ? » 1
Or, à ceux qui demandent un royaume terrestre dont ils vivraient la chaleur humaine et religieuse, le Christ répond en annonçant « la force de l’Esprit saint » qui conduit « jusqu’aux confins de la terre » 2. Chaque fois que ses disciples marquent une volonté de se repérer, de se compter, de s’enclore dans leur groupe, le Christ les renvoie sur les chemins du monde.
La vie de fraternité à laquelle nous convie l’Évangile n’est pas un syndicat de défense mutuelle, un lobby contre l’épreuve de la solitude ou une communauté rituelle. Elle appelle chacun à être sujet. Évoquant une querelle concernant des rituels alimentaires, Paul appelle chacun à la réflexion personnelle et affirme que la qualité du partage est supérieure à la signification religieuse des aliments servis. Et il termine ainsi : « Pourquoi ma liberté relèverait-elle d’une conscience étrangère ? » 3
C’est peut-être dans ces lignes de l’Épitre aux Colossiens que Paul définit au plus juste les « commencements » auxquels nous sommes invités : « Vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son créateur. Là, il n’est pas question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, d’esclave ou d’homme libre. » 4
L’homme est « à l’image de Dieu » dans la mesure où il se reçoit à chaque instant dans une gratuité toujours nouvelle qui lui évite les enfermements nationaux ou religieux. C’est ce que rappelle le théologien Joseph Moingt : « La résurrection est un processus humain et cosmique continu. Nous ressuscitons dès maintenant par l’existence qu’à la fois nous nous donnons et recevons de Dieu dans l’invisible du monde, et non dans un autre monde invisible, par notre charité, notre liberté, notre travail avec les autres » 5.
Bernard Ginisty
1 – Actes des Apôtres 1,6
2 – Idem 1,8
3 – 1e Épitre aux Corinthiens 10,29
4 – Épitre aux Colossiens 4,10-11
5 – Joseph Moingt : Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme. Éditions Temps Présent, 2010, page 224