Le temps de l’homme passant
Le grand débat national sur les retraites dépasse singulièrement les seuls enjeux financiers. Il oblige chacun d’entre nous à s’interroger sur les étapes de sa vie, sur les différents « temps » qui la ponctuent et lui donnent sens. Dans les sociétés traditionnelles, le passage de l’enfance à l’âge adulte se faisait sans rupture puisque les jeunes reproduisaient les modes de travail et de vie de leurs aînés. Et seules les dégradations physiques marquaient l’entrée dans une vieillesse qui nécessitait l’assistance de ses proches.
La modernité à inventé deux temps intermédiaires et qui sont d’ailleurs ceux qui posent le plus de problèmes à nos sociétés. Tout d’abord, un temps d’adolescence où l’être humain ayant acquis sa maturité physiologique, psychique et civique, vit une période de formation et de difficultés d’entrée dans la vie active. Ce temps intermédiaire entre l’enfance et l’âge adulte n’a cessé de s’étendre.
Mais on a encore peu remarqué qu’avec la « retraite », nos sociétés ont inventé un autre temps intermédiaire entre la vie active et la vieillesse. Ceux qu’on appelle « les jeunes retraités », en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels vivent un temps de plus en plus long avant d’entrer dans la vieillesse dépendante. C’est un peu une « seconde adolescence », évidemment bien différente de la première mais qui partage avec elle un point commun fondamental : jouir de toute son autonomie d’homme sans exercer directement des responsabilités professionnelles et familiales.
Claude Olievenstein note que ces deux périodes de la vie sont les plus propices au questionnement sur la signification de nos existences : « Il y a deux âges privilégiés pour se préoccuper du sens de la vie : l’adolescence, où tout est éveil, où l’inquiétude, qui peut être extrême, est mâtinée d’espoir sous-tendu par les forces vices en ébullition ; et puis le moment de reconnaissance, par l’intime conviction de la naissance de la vieillesse, de son parcours inéluctable, point de départ d’une interrogation, à vous rendre fou, sur votre devenir » 1. Dès lors, il n’est pas étonnant que les « jeunes retraités » forment aujourd’hui des bataillons importants des activités culturelles, associatives et politiques.
Ces deux temps intermédiaires, celui de l’adolescence et celui d’une retraite qui n’est pas encore la vieillesse, se définissent comme des temps de « passage » où nous apprenons que nous sommes des « passants » et que le seul risque serait de se cramponner à des univers prétendument stables, celui de l’enfance ou celui de la pleine maturité.
Dans un très beau poème, l’écrivain allemand Herman Hesse, nous invite à vivre ces temps de passages comme autant de nouvelles naissances :
« À chaque appel de la vie,
Le cœur doit savoir dire adieu et tout recommencer
Pour constituer des liens nouveaux, différents,
S’y engager avec bravoure et sans regret.
Chaque début recèle une magie cachée
Qui vient nous protéger, nous aide à vivre après.
Les espaces successifs doivent se franchir gaiement,
Ne pas être chéris comme autant de patries,
L’esprit du monde ne nous enferme ni ne nous lie,
À chaque étape il nous libère, nous fait plus grands.
Dès que nous pénétrons une sphère de l’existence,
Que nous y sommes chez nous, nous risquons l’apathie ;
Seul l’homme qui ne craint ni départ ni distance
Échappe à l’habitude qui l’engourdit… ». 2
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 16.10.10
1 - Claude OLIEVENSTEIN : Naissance de la vieillesse Éditions Odile Jacob, 1999, p. 40
2 - Hermann HESSE : Éloge de la vieillesse Éditions Calmann-Lévy, 2000. Cité in Régine DETAMBEL : Le syndrome de Diogène. Éditions Actes Sud 2008, pages 179-180