Le Souffle, un art de la Présence
selon la poésie et la mystique persanes
Le Souffle est la condition et le témoin de notre Vie : rendre le dernier souffle, ou le dernier soupir, est l’acte final de notre vie et crier quand nous inspirons notre premier souffle est le signe que nous sommes bien en vie. Début et fin de notre vie d’individu, mais aussi début de la Vie, celle qui nous fut insufflée par le Dieu créateur de l’Homme en ce moment initial que racontent les textes sacrés de nos monothéismes. Aussi y a t-il, à la fois dans les langues associées à nos monothéismes et dans les concepts, une équivalence quasi naturelle entre Souffle et Esprit, entre Souffle et âme. Les Grecs et les Latins, eux aussi, établirent dans leur vocabulaire cette équivalence. En grec, Psuchè signifie souffle et âme, pneuma signifie souffle, souffle de vie et aussi, dès Platon, esprit divin. Pour Paul, le Pneuma est l’Esprit Saint, et pour les néoplatoniciens le Pneuma est le Souffle de Dieu, une quasi équivalence conceptuelle de Dieu lui-même. En latin, anima signifie à la fois le souffle et l’âme, de même que spiritus signifie le souffle et l’esprit.
Nous retrouvons cette double acception en hébreu : ruah vaut à la fois pour le souffle, et pour le Souffle de Dieu ; là aussi une quasi équivalence sémantique. En islam également : ruh, le souffle et le Souffle de Dieu. Il s’agit bien sûr de la même racine sémitique pour ruah et ruh.
Lorsque je découvrais, en 1979, la littérature persane, je suis tombée sur la merveilleuse traduction-restitution de Omar Khayyâm par Edward Fitzgerald. Je découvris ce livre durant un séjour d’été à Woodbridge, en Angleterre, dans le Suffolk, ravissante localité en bord de rivière qui sent déjà la mer, où avait vécu Fitzgerald, un orientaliste averti qu’on accusa pourtant d’avoir « réécrit » Omar Khayyâm, comme si les persans eux-mêmes n’avaient pas été les premiers à constituer un « corpus » de quatrains, robâ’iât, de Khayyâm dont on ne saura jamais lesquels sont strictement de Khayyâm et lesquels sont ajoutés, ou bien écrits à la façon de Khayyâm.
La magie opéra : Fitzgerald prit pour moi une véritable présence, et du recueil que j’eus entre les mains, se détacha ce quatrain qui fut pour moi jusqu’à présent la quintessence de la sagesse, la fine fleur d’une spiritualité qui réunit les religions que j’ai connues pour les avoir bien étudiées et jusqu’à un certain point pratiquées :
Je traduis ici la traduction de Fitzgerald :
Entre la foi et l’incrédulité, un souffle
Entre la certitude et le doute, un souffle.
Sois joyeux dans ce souffle présent où tu vis,
Car la vie elle-même est dans ce souffle qui passe.
Telle qu’elle est cette expression est parfaite, à peine plus longue qu’un haïku, à peine plus longue qu’un koan, elle est parole de maître pour nous ramener à la quintessence de la vie.
Je n’ai eu de cesse de trouver le texte persan, que j’ai fini par trouver dans l’un des innombrables recueils de quatrains de Khayyâm, recueils dont aucun ne donne le même choix ni la même numérotation des quatrains ! Je l’ai trouvé dans l’un des anciens recueils français, un recueil bilingue publié en 1867 par Jean-Baptiste Nicolas 1, diplomate français en Iran au XIXe siècle, traducteur (« drogman »), consul, voyageur et connaisseur de la littérature persane classique qu’il sut traduire fort bien à ses heures. Sans doute ce quatrain se trouve-t-il aussi dans d’autres recueils et dans des éditions persanes de référence, mais il n’est pas dans les quelques-uns de ma bibliothèque personnelle.
Je cite le texte persan, puisqu’il n’est pas si facile de le trouver :
Az manzel-e kofr tâ be-dîn yek-nafas ast
Va-z ‘âlam-e shak tâ be yaqin yek-nafas ast
În yek-nafas-e ‘aziz-râ khosh mi-dâr
Gar hâsel-e ‘omr-e mâ hamîn yek-nafas ast.
Ce que je traduis aussi littéralement que possible :
De la demeure de l’impiété jusqu’à la religion, il n’est qu’un souffle.
Du monde du doute jusqu’à la certitude, il n’est qu’un souffle.
Ce souffle précieux, chéris-le 2,
Car, tout compte 3 fait, notre vie c’est ce souffle même.
À ma première lecture de ce poème dans la traduction anglaise de Fitzgerald, j’avais imaginé que le mot persan pour « souffle » était dam : vieux mot persan qui signifie à la fois « le souffle » et « l’instant ». Mais non ! c’était nafas, mot arabe, plus répandu que le vieux mot persan dam. Et là encore, nafas, souffle, vient d’une racine trilitère à laquelle appartient aussi nafs, mot arabe pour dire l’âme. Ce qui est un coup de maître dans ce quatrain, c’est d’avoir tout réuni : le souffle, l’âme, l’espace et le temps. Il est étonnant que Khayyâm recoure à une métaphore spatiale pour « la demeure » de l’impiété (le mot manzel est aussi un terme technique pour dire l’étape d’un voyage, et l’étape de la progression spirituelle), une métaphore spatiale élargie pour « le monde du doute » et une unité de temps implicite dans le souffle car le souffle « passe » : entre ces « espaces » apparemment si éloignés, opposés, il n’y a que l’instant d’un souffle. Et pour solde de tout compte, notre vie n’est que ce souffle qui passe. À quoi Fitzgerald ajoutait quelque chose en disant : la vie même est dans ce souffle qui passe. La différence est entre le pessimisme et la sagesse : soit la vie n’est qu’un souffle, on peut s’en affliger (on pense à Vita fugit sicut umbra, la vie s’enfuit comme une ombre), soit elle n’est qu’un souffle, mais justement elle EST dans ce souffle : ce souffle c’est non seulement mon souffle individuel, c’est le souffle même de la vie, et c’est le souffle que Dieu a mis en l’homme, c’est le Souffle de Dieu lui-même qui est la Vie même. Nous sommes donc ramenés à notre nature divine, à la nature divine qui nous anime, qui respire en nous.
Cette double vision, la pessimiste, et la mystique, étaient très probablement unies dans ce quatrain. Pour certains, comme le grand auteur iranien moderne, Sâdeq Hedâyat 4, ou le grand iranologue français Gilbert Lazard, qui traduisit aussi des quatrains de Khayyâm, le poète était un pur pessimiste, athée ou agnostique : tout se ramène à la vie fugitive de l’homme, à cette conclusion qu’il faut jouir de la vie autant que l’on peut, et l’on peut difficilement en jouir vraiment puisque tout nous rappelle que la mort est sans cesse présente en nous, en tout ce que nous croyons saisir. Mais comme dit le vieux proverbe français (qui n’est plus compris aujourd’hui puisqu’on ne lit plus l’heure sur les cadrans solaires) : « Chacun voit midi à sa porte » !
Le caractère fugitif de la vie et l’omniprésence de la mort sont une réalité centrale chez Khayyâm, mais il me semble, connaissant l’amour des persans pour la multiplicité des sens (sens qu’ils savent admirablement conjuguer grâce aux jeux de mots que la langue persane permet à merveille), qu’aucune œuvre d’un poète persan ne saurait avoir « un seul » sens ! Les persans en riraient : ce n’est ni dans leur langue, ni dans leur esthétique, ni dans leurs habitudes. Ce que tout connaisseur de la langue et de la littérature persanes sait parfaitement (G. Lazard, aussi bien ou mieux que tout autre) mais qui n’empêche quand même personne de défendre un point de vue parfois très tranché.
C’est la superposition de sens qui fait la beauté et la richesse de cette poésie : aussi ce quatrain de Khayyâm fait-il sens dans un très large horizon. Je n’y vois aucun pessimisme mais bien plutôt une sagesse qui conçoit le point « d’où les contraires cessent d’être perçus comme des contraires », le point qui transcende l’apparente dualité des choses de ce monde. De l’incrédulité à la foi, il n’y a qu’un souffle, du doute à la certitude, un seul souffle :
« Sois joyeux dans ce souffle qui passe, car la vie même est dans ce souffle qui passe ».
Il importe d’être PRÉSENT, présent au souffle, présent à la vie, présent à ce qui est, quoi que ce soit : cette quintessence de sagesse est aussi bouddhiste, elle est même la base de la méditation dont la plus simple pratique consiste à s’asseoir en étant présent à son propre souffle en tenant « en laisse » l’esprit qui ne demande qu’à sauter de branche en branche comme un singe, ou qui cherche à échapper comme un éléphant furieux, images familières dans les enseignements bouddhistes de la maîtrise de l’esprit.
Cette présence au souffle se trouve aussi en christianisme dans l’Hésychasme, le souffle étant associé à la récitation de la prière de Jésus : « Seigneur Jésus Christ fils de Dieu sauveur, prends pitié de moi pécheur ».
Cette présence au souffle se trouve aussi en islam dans la récitation de la Fatiha (première sourate du Coran, très courte) qui se prête si bien à l’expiration rythmée, « Bismillah ar-rahman, ar-rahim… », Au nom d’Allah le Bienfaiteur, le Miséricordieux… et plus encore la première partie de la Shahada, la Profession de foi, « La ilaha illa’llâh… » 5, « Il n’y a de Dieu que Dieu… », qui est la prière de base, la pratique de base pour ouvrir le cœur à la présence de Dieu, pour introduire en soi la Présence de Dieu par la présence du Souffle qui est la fois celui de Dieu et celui de l’Homme qu’il a créé en lui insufflant son souffle, comme on le lit dans la Genèse et aussi dans le Coran (par exemple Coran XV,29, et Coran XXXVIII,72). Telle est la base du dhikr qui imprime ses sonorités et son rythme à toute prière musulmane, mais aussi aux séances que tiennent les soufis qui calquent sur ces sonorités et ces rythmes des mouvements du corps d’abord modérés puis de plus en plus accentués jusqu’à la danse voire jusqu’à l’extase. Dans ces pratiques du corps fondées sur le souffle, sur la récitation rythmique, il y a de nombreuses modalités, selon les confréries, selon les cultures où se déroulent ces pratiques. Mais les points communs sont la récitation de la Fatihâ, celle de la Shahada, la Profession de foi, déjà citées, et la scansion de Hu, qui signifie simplement Lui, ce Hu que l’on trouve si souvent dans les calligraphies musulmanes tant dans les édifices religieux que dans d’autres contextes ornementaux. « Hu, Hu wa », « Lui, c’est Lui », tout simplement. Il n’y a ici qu’un souffle, mais un souffle vigoureux, dynamique parfois scandé sur des sauts.
En soufisme, il y a de nombreuses pratiques du souffle qui s’apprennent sous la conduite d’un maître expérimenté, lequel guide le disciple selon ses progrès sur la Voie. Il ne faut pas devancer les étapes…, c’est tout un art. J’en appris autrefois des rudiments sous la conduite d’un pratiquant soufi exercé en cet art – excellent chanteur mystique auprès d’un maître soufi.
Ces quelques brefs aperçus du souffle ne sont pas isolés dans la mystique persane, ils sont tout à fait centraux, et se retrouvent dans la plupart des grandes œuvres mystiques, surtout les œuvres poétiques. Le jeu sur nafas, le souffle que nous vu chez Khayyâm est chez d’autre un jeu sur Ruh, le souffle et le Souffle de Dieu. Ainsi, parmi d’autres, chez le grand maître et poète mystique ’Attâr, qui vécut dans l’Iran du Nord-Est (Khorâssân) au XIIe siècle et qui est une référence pour tous ceux qui vinrent après lui. Le Livre de l’Epreuve 6 est le récit d’un voyage spirituel qui apparaît finalement comme un voyage de l’esprit (ruh) de l’homme vers l’Esprit (Ruh) de Dieu qui est en l’homme : au moment où le pèlerin rencontre l’Esprit et dialogue avec lui, il se rend compte que tout ce qu’il a cherché tout au long de son voyage se trouvait déjà en lui-même. Ainsi, notre pérégrination a son point de départ dans l’Esprit de Dieu qu’Il a mis en nous, et aboutit à l’Esprit, qui est à la fois le début, le but principal de la quête, et son aboutissement.
Dès lors, il suffit d’être présent au Souffle qui en nous inspire et expire la présence divine. Pourquoi la poésie, et particulièrement la poésie persane dit-elle cela avec la plus grande force, plus même que l’enseignement de la méditation par les grands textes sacrés ? Parce qu’elle implique une puissance d’émotion et d’expérience qui fusionne expérience humaine et intuition de la présence divine en toute expérience humaine. Christian Jambet, un philosophe iraniste français de premier plan, l’exprime avec chaleur et inspiration :
« Le poème n’est pas étranger à l’objet de la recherche métaphysique. La poésie persane n’est pas seulement instrument de la culture de soi, mais possède la plus haute puissance philosophique. Elle habite la pratique même de la philosophie, elle la parachève et l’accomplit, car elle est sagesse et tourment, bonheur et mélancolie. Les abondants commentaires, le flux des systèmes et des méditations, cet immense océan métaphysique est fait pour mourir aux rives du poème, comme si la contemplation annoncée par une démarche dialectique… devait avoir lieu dans l’instant d’une vision. La vision immédiate a le poème pour sujet. Vision du poème : la langue est le substrat de l’expérience visionnaire. » 7
Henry Corbin avait été dans le même sens, surtout à propos de Sohravardi qu’il a si bien ressuscité et de ce qu’il a nommé « le récit visionnaire », qui est, à sa manière, une forme poétique. Jambet poursuit à propos de Khayyam (il rappelle tout d’abord les opinions bien connues qui le voient comme un agnostique) :
« Khayyâm est le Lucrèce de l’islam iranien, parce qu’il perçoit comme Lucrèce faisait, le choc insensé des atomes dans l’espace de la nature. Mais cet atomisme de l’apparition se soumet à l’ordre du monde, au décret divin 8.
« Les fleurs n’ont ni moins ni plus de vérité que les empires et les joies. (…) La sagesse est d’accepter de vivre au sein des apparences, apparence soi-même.
« Dieu, au-delà de tous les phénomènes, est seul réel. » 9
Il n’y aurait de pessimisme que si l’on en restait là, s’il n’y avait aucune perspective aucun horizon. Alors, oui, viendrait un moment où l’on serait « à bout de souffle », parce que, inévitablement, tout existant parvient à ce point, parce que « le monde » lui aussi est instable et périssable, qu’il repose sur de l’illusion. Et que, au fond, nous ne pouvons rien contrôler, que tout nous échappe plus ou moins, et qu’il faut, ultimement, tout lâcher dans le dernier souffle. Mais cette mélancolie n’est pas le tout de l’expérience elle n’en est qu’une étape, ou une couleur. Dans une vision du monde comme celle que nous sommes en train d’évoquer depuis le début de ces lignes, il y a une puissance de foi : l’apparent, à la fin des cycles d’alternance de l’ombre et de la lumière, se réunira à ce dont il est porteur, à cette Essence dont il est issu et qui l’insuffle, « il sera enfin le réel divin lui-même entièrement descendu dans sa manifestation » 10 :
« La poésie conserve l’hypothèse d’une résurrection singulière et rare, celle du sage qui sera passé par le désenchantement de ce monde. L’appréhension du destin prélude à une victoire résumée en une vision, et l’acte poétique se substitue à l’acte gnostique. Le poète croit moins à l’apparition d’un sauveur final qu’il n’exerce dès maintenant le pouvoir que ce sauveur possèdera : il est le véritable sage, celui qui fait la leçon aux rois transitoires et aux sociétés enfermées dans la frileuse légalité religieuse (…). Le poème est la révélation authentique du réel, mais il est aussi la nostalgie de sa perte… » 11
Le monde sensible, auquel nous appartenons durant notre vie terrestre, est frappé de caducité par sa nature même, il est inévitable qu’il en perde le souffle, à un moment donné. Mais le monde sensible n’est que la manifestation, l’épiphanie du Réel absolu, dont nous respirons le Souffle, dont nous recevons l’intuition, dont nous cultivons la présence, souvent à notre insu, à travers la Beauté, la Lumière, l’Amour. Qui eux, nous renvoient au battement de cœur de l’éternité tel que nous l’apporte le poème, dans un souffle ou dans un cri.
Claire KAPPLER
Chargée de recherche au CNRS, Paris
1 - Omar Khèyam, Quatrains, Préface, textes, traduction par J. B. Nicolas, ex-premier drogman de l’ambassade française en Perse, consul de France à Rescht. 1ère édition, 1867, réédité par Jean Maisonneuve successeur, Paris, 2000. Dans ce recueil, notre quatrain est le n° 20, p. 13.
2 - Ou « jouis-en », « tiens-le pour agréable ».
3 - Le mot utilisé ici est hâsel, qui signifie le résultat, le fruit, le produit, le compte final.
4 – Sadeq Hedâyat, 1903 – 1951, auteur de nouvelles qui composent une œuvre assez sombre, mais d’une très grande modernité ; il a renouvelé la littérature persane. Cet auteur qui a achevé sa vie en se suicidant est l’une des plus grandes figures de la littérature iranienne moderne.
5 - Il s’agit de la première moitié de la Shahada, mais c’est la partie qui se prête le mieux aux pratiques de la prière par le souffle.
6 - Farid ud-Dîn ‘Attâr, Le Livre de l’Epreuve, traduit par Isabelle de Gastines, Editions Fayard, 1981, et réédité ensuite). Sur ce livre, voir le bel article (trop court, hélas) du Professeur Rezâ Feiz, « Le merveilleux et paradoxal voyage de ‘Attâr à travers le Livre de l’Epreuve » dans la revue LUQMÂN, XIV, 1, Automne-hiver 1997 – 98, n° de série 27, Téhéran, Presses Universitaires d’Iran, pages 7 – 21.
7 - Chritian Jambet, Le Caché et l’Apparent, Paris, L’Herne, 2003. Chapitre « Poésie et religion de la lumière », ici p. 10.
8 - Le Décret divin, qazâ, est une notion bien connue et omniprésente. Il transcende totalement la notion de « destin ».
9 - Ibidem, p. 13.
10 - Ibidem, p. 14
11 - Ibidem, p. 14.