Le souffle, d’un bout à l’autre de la Bible
Comment laisser passer le dossier À bout de souffle sans évoquer le souffle qui traverse la Bible, depuis le premier chapitre de la Genèse jusqu’au dernier chapitre de l’Apocalypse ?
Nous allons évidemment évoquer trois mots très connus qui sont
souffle en français
רוּחַ (rouach ; prononcer à peu près rouar) en hébreu
et
πνευμα (pneûma) en grec.
Mais nous verrons rapidement que tout n’est pas aussi simple et qu’il y a toujours des surprises dans la Parole de Dieu…
Avant d’aller plus loin, il est amusant de noter que le mot est masculin en français, féminin en hébreu et neutre en grec !
Des premiers souffles…
Nous trouvons le premier souffle dès le 2e verset de la bible hébraïque, le Premier Testament ; il apparaît sous la forme rouach ’élohiym, un souffle d’Élohim (planait sur les faces des eaux). La Septante (la Bible en grec du IIe siècle avant notre ère, appelée aussi Bible d’Alexandrie) le traduit par pneûma théoû, souffle de Dieu.
Dans sa version de 1961, la Bible de Jérusalem s’intéressait uniquement au verbe rachaph, planer, et écrivait en note : « comme l’oiseau qui vole au-dessus du nid où sont ses petits » en faisant ainsi allusion à Deutéronome 32,11 ; puis dans sa version de 1983 elle affirmait clairement : « Il ne s’agit pas ici de l’Esprit de Dieu et de son rôle dans la création. Celle-ci sera l’œuvre de la “ parole ” de Dieu, vv. 3s, ou de son “ action ”, vv. 7, 16, 25, 26 1. ». Dans sa version de 1998, elle est bien plus prolixe et dit notamment : « On pourrait traduire par un grand vent. (…) Il ne faut pas y voir une affirmation du rôle créateur de l’esprit de Dieu. L’idée n’apparaît guère dans l’Ancien Testament. Ici elle briserait le chaos et enlèverait toute sa nouveauté à l’intervention de Dieu. »
J’avoue ne pas bien comprendre ce raisonnement : comment peut-on traduire par grand vent l’expression rouach ’élohiym ? En quoi la suite du texte manquerait-elle de nouveauté ? Mettrait-elle en doute la théorie de la création ex-nihilo ? Pourtant ce chaos est bien censé exister, selon le texte que nous avons, qui ne dit d’ailleurs jamais ce qu’il est devenu...
Le chaos dont parle la BJ correspond à la terre « vide et vague », traduction de l’expression hébraïque tohou va vohou (sans doute des monstres marins mythologiques) qui est manifestement à l’origine de l’expression française tohu-bohu.
La TOB (Traduction Œcuménique de la Bible, édition 1983) écrit : « Le souffle (ou atmosphère) de Dieu est ce qui permet la vie de l’homme (6,3) et de tous les êtres (Ps 104,30) ; ici il est extérieur à la masse des eaux : la vie n’est pas encore possible. On a aussi compris ce souffle de Dieu comme un vent violent ou comme l’Esprit de Dieu ». J’avoue préférer spontanément cette version, car il y a bien, déjà dans ce chaos, un germe de vie ! Mais finalement la Bible de Jérusalem et la TOB ont peut-être toutes les deux raison, sans le dire (je n’ose pas écrire : sans le savoir !).
En effet, ce germe trouve sa plénitude dans ce qu’on appelle le 2e récit de la Création, quand Dieu (YHWH et non plus Élohim) insuffla dans les narines de l’être humain un souffle (nishmat) de vie et l’être humain devint un être vivant
Ô surprise ! Le souffle n’est plus rouach mais nishmah… car tout n’est pas simple, comme prévu ! Il semble, en effet, qu’on soit en présence de deux souffles :
- un souffle de Dieu qui est extérieur à l’être humain – hébreu rouach ; grec pneûma – qui est antérieur à toute création ; une espèce de présence de Dieu préexistante.
- un souffle de Dieu qui habite l’être humain – hébreu nishmah ; grec pnoè – et lui donne la vie.
Cette pnoè (nom féminin, bien moins connu que pneûma) que nous découvrons ici est chez les auteurs grecs païens l’esprit des divinités, comme Héphaïstos, Arès ou Aphrodite ; c’est aussi un son léger, un murmure 2…
Notons que dans le récit du Déluge, en Genèse 7,22, on trouve l’expression tout ce qui a un souffle intérieur-souffle extérieur de vie (kol asher nishemat-rouach chayim), c’est-à-dire tout ce qui était sur la terre sèche, mourut. C’est donc un total nettoyage par le vide que fait Dieu, ne laissant aucune chance aux êtres extérieurs à l’arche de Noé. Il semble même que Dieu a repris son pneuma !
Passons maintenant…
Aux derniers souffles…
À tout Seigneur tout honneur ! Tout le monde connaît les quatre récits de la mort de Jésus (trad. BJ ) :
- Matthieu 27,50 : Or Jésus, poussant à nouveau un cri, rendit l’Esprit (pneûma).
- Marc 15,37 : Or Jésus, jetant un grand cri, expira (exépneusen ; racine pneûma)
- Luc 23,46 : « Père, en tes mains je remets mon esprit (pneuma) ». Ayant dit cela, il expira (exépneusen)
- Jean 19,29 : Inclinant la tête, il rendit l’esprit (pneûma).
Dans les évangiles d’après la résurrection de Jésus, on retrouvera le pneûma en deux occasions :
- En Luc 24,37-39, les apôtres croiront voir un esprit quand Jésus leur apparaîtra.
- En Jean 20,22, Jésus souffle sur les apôtres en leur disant : « Recevez l’Esprit (pneûma) Saint ».
Serait-il impertinent de remarquer que la BJ (1983), qui notait en Genèse 1,2, à propos de rouach-pneûma : « Il ne s’agit pas ici de l’Esprit de Dieu et de son rôle dans la création » (cf. supra) note en Jean : « Le souffle de Jésus symbolise l’Esprit (en hébreu : souffle) qu’il envoie, principe de la nouvelle création (Genèse 1,2) etc. », ce qui est pour le moins contradictoire ! Le souffle de Jésus serait-il plus « créateur » que celui de Dieu ?
Exit la pnoè ! Pourquoi ? Je ne vois qu’une explication – contestable, je ne le conteste pas ! – : Jésus étant né de l’Esprit-Saint, il ne pouvait avoir qu’un pneuma et non une pnoè insufflée aux êtres nés simplement d’un homme et d’une femme…
Mais, pour faire taire une contestation supposée, je vous invite à regarder les deux occurrences de la pnoè du Nouveau Testament, qu’on trouve :
- en Actes 17,24-25 (discours de Paul) : Le Dieu qui a fait le ciel et la terre (…) le créateur n’est pas non plus servi par des mains humaines, comme s'il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous vie, souffle (pnoè) et toutes choses…. Pnoè est bien, ici aussi, le souffle mis par Dieu en chaque être humain ; et d’ailleurs Delitzsch le rétrovertit en nishemah dans son Nouveau Testament en hébreu.
- en Actes 2,2 où il est question, alors que les apôtres sont enfermés au Cénacle, d’« un bruit, comme le déchaînement d’un souffle (pnoè) violent ». Mais – surprise ! – il est dit, deux versets plus loin (2,4), que tous furent alors remplis de l’Esprit-Saint, pneûma aghion ! Ici on trouve pneûma et pnoè, rouach et nishmah… Pourquoi ?
Parce que nous pouvons dire que si Dieu reprenait ses « deux souffles » au moment du Déluge, la Pentecôte d’Actes 2,2-4 est comme un « déluge à l’envers » : Dieu rend à son peuple, par l’intermédiaire des apôtres, à la fois son pneûma et sa pnoè !
S’ensuivra d’ailleurs un célèbre « phénomène linguistique » (cf. l’article Les 17 peuples et les 153 poissons) que beaucoup assimilent – à tort ou à raison, mais ce n’est pas notre sujet – à un épisode de la tour de Babel à l’envers… épisode de Genèse 11 qui suit de près celui du Déluge (Genèse 7-9).
À la Pentecôte, Dieu semble réécrire l’histoire à l’envers (se repentirait-Il de ses colères ?)…
Enfin, pour trouver le « dernier souffle » dans la Bible, regardons en Apocalypse 22,6. La Bible de Jérusalem traduit : « [l’Ange] me dit : Ces paroles sont certaines et vraies ; le Seigneur Dieu, qui inspire les prophètes, a envoyé son Ange pour montrer à ses serviteurs ce qui doit arriver bientôt. » C’est dans l’expression « qui inspire les prophètes » qu’on trouve la trace du souffle, mis à cette occasion au pluriel : o kurios o théos tôn pneumatôn tôn prophètôn, le Seigneur Dieu des souffles des prophètes, souffle donné aux prophètes pour le temps de leur mission (pneûma) et non souffle vital propre à l’être humain (pnoè).
o O o
Osant paraphraser Jean (21,25 – dernier verset de cet évangile), je vous dirai : « Il y a encore bien d'autres choses à dire sur le souffle de Dieu. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde lui-même ne suffirait pas à contenir les livres qu'on en écrirait » !
Je terminerai donc simplement en vous faisant admirer la beauté de la graphie de l’hébreu avec un verset du dernier des Psaumes (150,6), où on retrouve un mot de racine nishmah, le souffle de Dieu que nous portons en nous...
כֹּל הַנְּשָׁמָה תְּהַלֵּל יָהּ הַלְלוּ־יָהּ
kol haneshamah thalel yiah halelou-yiah
Que tout ce qui respire loue Yah, louez-Yah
Tout cela ne manque pas de souffle !
René Guyon
1 – En Genèse 1,26, Élohim dit : « faisons l’être humain à notre image et à notre ressemblance » et il apparaît au verset suivant qu’« Élohim créa l’être humain à son image, à l’image d’Élohim il le créa » ; où est donc passée la ressemblance ? Mais cela est une autre histoire…
2 – Cette brise me rappelle la fameuse brise légère qu’on évoque immanquablement à propos de 1Rois 19,12 ! C’est dans ce verset que le prophète Élie, qui a tué de ses mains des centaines de prêtres de Baal et a une armée à ses trousses, fait l’expérience au désert du passage de Dieu. Passent successivement ouragan, tremblement de terre, feu… mais Dieu n’est pas dans tout cela. Après le feu, le texte parle de : qol demamah daqah, qu’on traduit généralement (comme la BJ !) par le bruit d’une brise légère… alors que qol signifie voix (en Genèse 3,10, pour une raison que je ne comprends toujours pas, la BJ parle du pas de Dieu dans le jardin d’Éden et non pas de sa voix, alors qu’il est en train d’appeler l’homme !), que demamah signifie silence (à la rigueur murmure) et que daqah signifie mince, ténu,léger. Élie entend donc la voix d’un silence ténu… à la rigueur d’un murmure léger…
On peut noter que la valeur de l’expression qol demamah daqah est 100, le nombre d’une vie nouvelle (l’âge d’Abraham à la naissance d’Isaac, par exemple) qui va être celle d’Élie, car après le massacre qu’il a commis il va voir Dieu !