Le regard d’un homme juif sur Yéchoua-Jésus
Longtemps le monde chrétien si souvent hostile envers moi me semblait étranger, interdit.
Comment aurais-je pu franchir la barrière de « l’enseignement du mépris » dénoncé par Jules Isaac, pour m’avancer vers l’Évangile de chrétiens qui avaient sans cesse les mots d’amour et de pardon à la bouche mais qui ne présentaient le plus souvent que le visage de la vengeance et du mépris, en m’accusant d’être l’assassin de leur Dieu Jésus, accusation qui semblait antérieure même à ma naissance ? Une longue histoire de persécutions de juifs par des chrétiens élevait un mur d’incompréhension, histoire de souffrances inscrite dans ma chair.
La volonté de beaucoup de chrétiens de me rejeter dans l’ancien, le suranné, le dépassé, avec mon Ancien Testament m’a aussi longtemps empêché de lire les Évangiles. Le nom même de Jésus au lieu de Yéchoua, comme celui de Marie au lieu de Myriam, semblait marquer la volonté de chrétiens de s’éloigner du monde juif, éloignement encore plus évident lorsque tant de grands peintres représentaient Jésus et Marie en beaux aryens blonds aux yeux bleus. On comprend alors le scandale provoqué par le curé de Montbéliard dans sa paroisse, lorsqu’à Noël, au moment où l’étoile juive était imposée aux juifs de France, il avait épinglé l’étoile jaune sur le petit Jésus de la crèche.
Et pourtant j’ai franchi la barrière et déchiré le voile de l’incompréhension jusqu’au visage nu de Yéchoua-Jésus, délivré de « l’enseignement du mépris » et j’ai pu lire, inscrit sur son front, le Lévitique 19,18 « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », qu’il avait lui-même reconnu comme un des plus grands commandements.
Comment ai-je pu faire ce pas décisif ?
Dans la cour de mon école du mépris ordinaire, un nouvel élève arriva, qui écartant les gaillards arrogants tourna son visage vers moi. Mon ami de joie profondément catholique me demanda de lui parler de ma religion juive et pour lui répondre j’ai voulu lire la Bible. C’est grâce à mon ami catholique que je suis devenu juif et je l’ai aussi écouté avec respect me parler de Jésus.
Plus tard, j’ai été à la fois étonné et heureux de voir les chrétiens changer de regard envers le judaïsme et les juifs avec Jean XXIII, l’encyclique Nostra Aetate et la visite de Jean Paul II au Kotel Amaaravi de Jérusalem. Devenu président de l’amitié judéo-chrétienne d’Aix-en-Provence j’ai pu nouer des liens de confiance avec beaucoup de chrétiens et, en lisant directement les Évangiles, découvrir un nouveau visage de Yéchoua-Jésus
« Un Juif, un simple Juif » (Charles Péguy)
De la circoncision, 8 jours après sa naissance, à son dernier repas, présenté comme un repas sans référence juive alors qu’il était le séder de la Pâque juive, et jusqu’à sa prière sur la croix récitant le psaume 22 « Mon Dieu, mon Dieu pourquoi m’as-tu abandonné ? », j’ai découvert d’abord avec une sorte de surprise que Yéchoua-Jésus était un homme profondément juif dans sa vie humaine, secret tenu souvent pour honteux par nombre de chrétiens au cours des siècles. Citons la troisième proposition de Jésus et Israël de Jules Isaac :
« Tels que nous pouvons les connaître par les Évangiles, juive était la famille de Jésus, juive était Marie sa mère, juifs leur entourage, leur parenté. Se dire antisémite et chrétien, c’est vouloir joindre l’outrage à la vénération. »
La parole et la foi de Yéchoua étaient-elles aussi juives ? Même si beaucoup de chrétiens insistent sur la « nouveauté » de son message, Il a sans cesse suivi les rites juifs. Le sermon sur la montagne apparaît d’abord comme un écho de très nombreux versets de la bible juive, et lorsqu’il veut en quelque sorte insister sur les principaux commandements c’est le Deutéronome 6,4 sur l’amour de Dieu et le Lévitique 19,18, sur l’amour des hommes, qu’il cite de mémoire. Voici que Yéchoua que je considérais comme lointain est devenu prochain, comme si je reprenais à son endroit le Lévitique 19, 33 : « Si un étranger (un lointain) vient habiter parmi vous, aimez le comme vous-mêmes (faites en un prochain) car vous-mêmes vous étiez étrangers. »
Homme, Messie, Dieu ?
Pour moi, la vie de l’homme Yéchoua se rapproche du récit du serviteur souffrant du second Isaïe, sans cependant faire de ces versets si émouvants le cinquième Évangile et sans faire de cette prophétie une annonce de la passion de Jésus. Le serviteur souffrant représente la condition juive et surtout la condition humaine. Le serviteur d’Isaïe comme Yéchoua ont pleinement assumé leur condition humaine devant Dieu. En demandant que la coupe lui soit évitée sur la croix, Yéchoua a reconnu ses limites comme le serviteur souffrant avait reconnu la brièveté de son passage, et par cela même ils témoignent tous deux de l’illimité. Ils témoignent de l’homme et ils témoignent de Dieu.
Puis-je accepter maintenant le mot Messie ? Dans la tradition juive il n’y a pas qu’un seul Messie. Le Talmud parle du Messie fils de David et du Messie fils de Joseph. Le prophète Zaccharie évoque deux « fils de l’huile », sens premier du mot Massiah, tous deux hommes inspirés et guidés par le Divin. Dans cette optique Yéchoua pourrait incarner Un Messie mais non pour moi Le Messie. Le messianisme juif est d’abord interrogation qui ouvre le temps.
Écoutons Emmanuel Levinas dans Difficile Liberté, p.130 : « Et concrètement cela signifie que chacun doit agir comme s’il était le Messie. Le messianisme ce n’est donc pas la certitude de la venue d’un homme qui arrête l’histoire. C’est mon pouvoir de supporter la souffrance de tous, et ma responsabilité universelle. »
Le temps juif ne s’interrompt pas ni ne recommence en boucle comme le temps grec, « il engendre » écrit André Neher. Franz Rosenzweig ajoute dans l’Etoile de la Rédemption « c’est le commencement d’un autre commencement ». Dans l’entretien avec la samaritaine de l’Évangile de Jean, Yéchoua dit : « Quiconque boira de cette eau là (l’eau du puits de Jacob) aura encore soif. Mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai, n’aura plus jamais soif ».
Ce verset semble s’opposer à un passage du Talmud, Berakhot 64a : « Les disciples des sages n’ont de repos ni dans ce monde ni dans l’autre car leur force va s’accroissant toujours plus ».
Faut-il alors opposer le « toujours plus », la vivante croissance et la soif inextinguible de la bible juive au « jamais plus », au tout accompli que semble offrir Yéchoua ? Il est possible d’imaginer un temps chrétien vivant où l’accomplir remplacerait l’accompli, et la soif d’amour et de justice la satiété satisfaite.
« Au contraire l’eau que je lui donnerai deviendra une source jaillissante en vie ». Évangile de Jean, 4,14.
Pour ce qui est de la divinité de Jésus, reconnaissons, juifs et chrétiens nos divergences sur le Serviteur-Messie mais aussi peut-être nos convergences sur le message. L’espoir juif en un ou plusieurs hommes-messies, habités par le divin n’est pas moins un mystère que la croyance chrétienne en un Christ-Messie pleinement homme et pleinement Dieu. Si l’on prend au sérieux le mot mystère, juifs et chrétiens nous pouvons arriver ensemble à un silence de respect. Nous pouvons arpenter ensemble le temps de justice et d’amour.
Justice et amour
J’ai souvent entendu des chrétiens prétendre que c’était Jésus qui avait en quelque sorte « inventé » l’amour et opposer leur « Dieu d’amour » au « Dieu jaloux » des juifs. Cette assertion montre une méconnaissance, proche de la calomnie, de la bible juive. Yéchoua lui-même a insisté sur les deux grands commandements de l’amour du Lévitique 19,18, que nous avons souvent évoqué et du Deutéronome 6,4, le Chéma Israël : « Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir ».
C’est un engagement d’amour sans cesse plus exigeant et plus fort qui est demandé chaque jour au juif croyant, une « vivante croissance » dont parle Franz Rosenzweig : « C’est l’amour qui recommence tous les jours…Chaque jour l’amour aime un peu plus ce qu’il aime… L’amour s’accroît parce qu’il ne veut pas cesser d’être neuf ». (Étoile de la Rédemption p. 233).
L’amour est encore un « toujours plus » qui conduit l’homme et la femme juifs, à refuser le repli sur une satiété satisfaite. Je pourrai citer de très nombreux versets sur l’amour de Dieu et des hommes. En voici quelques uns. « Car éternel est son amour » répète le psaume 136 comme un leitmotiv ; « Je veux l’amour et non les sacrifices » dit le prophète Hochéa, Osée, 6,6.
Revenons sur le Lévitique « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Lorsque l’on cite ce merveilleux verset on oublie le plus souvent de citer la fin « Je suis l’Éternel ». C’est justement lorsque j’aime mon prochain ou mon lointain (du Lévitique 19,33) que Dieu est présent, qu’il est, qu’il sera. J’ai aussi parfois entendu des chrétiens affirmer que la parole de Jésus « Aimez vous les uns les autres comme je vous ai aimé », était en quelque sorte « supérieure » au Lévitique. Ce verset de l’Évangile semble oublier le face à face de l’amour, le Je et le Tu de Martin Buber, car il parle au pluriel. La prophétie de Zacharie (8,20) unit le face à face de « l’un à l’autre » et le pluriel du « les uns les autres » : « Des hommes qui iront les uns vers les autres et diront l’un à l’autre, allons mettons nous en route pour aimer l’Éternel. » Citons encore Zacharie 7,9 : « Donnez-vous l’un à l’autre amour et compassion ».
Yéchoua lui aussi unit les deux perspectives et prolonge Zacharie, en citant à la fois le Lévitique et son « aimez-vous » au pluriel.
Beaucoup de chrétiens m’on affirmé que Jésus n’était qu’amour, laissant de côté la justice comme « inférieure » la renvoyant ainsi à un Ancien Testament « dépassé ». Ils oublient que dans les Évangiles Yéchoua parle aussi le langage de la justice : « Heureux (ou en marche, selon la très belle traduction d’André Chouraqui) ceux qui suivent la justice », dit le sermon sur la montagne.
C’est une indignation de justice qui pousse Yéchoua à chasser les marchands du temple. Dans la bible et la tradition juives, amour et justice sont inséparables. Écoutons encore la grande voix d’Hochéa, Osée 10,12 : « Faites vos semailles selon la justice et vous moissonnerez selon la loi d’amour ».
Choisis la vie
« Voici j’ai mis entre tes mains la vie et la mort, choisis la vie » (Deutéronome 30,19).
Si le christianisme n’oublie pas le plus souvent le « choisis la vie » il a parfois mis en avant le martyre et préféré la vie éternelle à travers la mort à la pauvre et sublime vie quotidienne. Thérèse d’Avila écrivait : « Je vis sans vivre en moi et j’espère une vie si haute que je meurs de ne pas mourir ».
La parabole de Yéchoua du grain qui restera solitaire s’il vit et ne portera beaucoup de fruits que s’il meurt, ne correspond pas obligatoirement à une glorification de la mort, à un « choisis la mort », mais peut être interprété comme un don de soi jusqu’à la mort, pour la vie de mon prochain et de mon lointain. La bible juive exalte la vie, le vivant : « Ce n’est pas la mort qui te loue… Le vivant, le vivant, voilà celui qui te loue. » (Isaïe 38,19)
Franz Rosenzweig avance le pléonasme de « vie vivante ». Mais Yéchoua, fidèle au Deutéronome, fonde aussi son enseignement sur la vie : « N’avez-vous pas lu dans le livre de Moïse ce que Dieu dit à propos du buisson : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Dieu n’est pas le Dieu des morts mais le Dieu des vivants ». (Évangile de Marc 12,27)
C’est le Dieu de la bible juive qui est reconnu et aimé par Yéchoua-Jésus.
L’ancien et le nouveau
Pour beaucoup de Chrétiens, pendant des siècles, l’homme juif était l’homme ancien, attardé, avec son Ancien Testament. Il devait céder la place à l’homme chrétien avec son Nouveau Testament.
Mais considérer la bible juive comme fondée seulement sur l’ancien, le passé figé, est un contresens. Écoutons Ézéchiel 18,31 : « fais toi un cœur nouveau et un esprit nouveau ». Et Isaïe 43,19 ouvre lui aussi le monde nouveau, d’un « nouveau issu du nouveau » comme le dit Rosenzweig : « Ne ressassez pas les choses du passé. Voici je vais faire du nouveau. Il paraît déjà, ne l’entendez-vous pas ? » et plus loin (48,6), Isaïe ajoute : « Maintenant je te fais entendre le nouveau que tu ne connaissais pas. C’est maintenant qu’il est créé, je ne t’avais pas ouvert les oreilles à l’avance ».
Ancré dans la tradition juive, Yéchoua ouvre lui aussi le temps de l’esprit nouveau et du nouveau cœur d’Ézéchiel : « En vérité je te le dis, si un homme ne naît à nouveau il ne peut voir le royaume de Dieu » (Évangile de Jean 3, 3.
La bible juive est à la fois un ancien et un nouveau testament et la parole de Yéchoua-Jésus n’est pas seulement un nouveau mais aussi un ancien testament, par son rappel répété du « livre de Moïse » et des fondements de la thora comme le Chéma Israël.
Mes réticences
Si j’ai pu arriver jusqu’au visage de Yéchoua, je dois reconnaître mes réticences devant certains versets des Évangiles, mais j’ai eu aussi des réticences devant certains passages de la Bible juive. Je ne peux accepter principalement deux versets. Le premier « Contrains-les d’entrer » a pour moi ouvert la voie aux conversions forcées et au refus de la liberté de conscience. Et le second « on ne peut accéder au Père que par moi » semble refuser l’autre et l’autrement, mais il est cependant contredit par un verset ouvrant la liberté et le respect de l’autre : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père ».
Je ne peux aussi admettre certains commentaires des évangélistes, surtout Matthieu et Jean, qui sans cesse parlent des juifs, tous les juifs comme ennemis de Jésus, à la limite de l’antijudaïsme. Aussi ai-je été sensible à la traduction nouvelle proposée par la T.O.B., remplaçant « les juifs » par « les ennemis de Jésus » refusant ainsi toute culpabilité collective.
Mon voyage à travers les Évangiles, dans une quête directe, sans tenir compte des exégèses savantes ni des commentaires acerbes de certains Pères de l’Église envers les juifs, d’Origène à Jean Chrysostome, m’a permis à la fois de retrouver le visage véritable de l’homme juif Yéchoua de Nazareth inspiré par Dieu, mais aussi d’accepter d’être interrogé par la foi des chrétiens, suivant ainsi André Neher qui disait : « Toute foi interroge la certitude de l’autre, l’aide à être modeste, à s’inscrire dans les lignes d’effort de l’humanité. »
Marcel Goldenberg