Le pouvoir politique de la vie dans la vérité

Publié le par G&S

Les mutations qui traversent le monde arabe dépassent de loin des révolutions de palais dont le résultat serait qu’un « calife » succède à un autre « calife » ou qu’un « colonel » remplace un autre « colonel » ! Les professionnels de la politique et de la diplomatie, dans leur très grande majorité, n’avaient jamais envisagé que des sociétés civiles puissent émerger dans le monde arabe. De même d’ailleurs qu’ils n’avaient pas prévu les grands mouvements populaires qui ont précédé la chute du mur de Berlin. Aussi, une des meilleures lectures pour comprendre la situation de ces pays est-elle celle des Essais politiques de Vaclav Havel. Je ne connais pas d’homme d’État qui ait autant intégré à sa pratique politique l‘existence d’une société civile qu’il ne cherche pas à réduire à une clientèle électorale ou partisane.

Lorsqu’avec une poignée d’amis, Havel luttait contre le totalitarisme communiste, il se faisait traiter d’idéaliste inefficace ou de naïf. Face à la pensée unique des partis, des chancelleries et des ambassades, il opposait ce qu’il appelait « le pouvoir politique explosif et incalculable de la vie dans la vérité »  qu’il définissait ainsi : « ce pouvoir ne réside pas dans la force d’un quelconque groupe social ou politique limitable, mais avant tout dans une force potentielle enfouie dans toute la société, y compris dans toutes les structures du pouvoir. (…) Ce pouvoir constitue une espèce d’arme bactériologique grâce à laquelle – si les conditions évoluent dans ce sens – un simple civil peut tenir en échec une division entière. (…) Et dans la mesure où tous les problèmes véritables et tous les phénomènes de crise sont enfouis sous la couverture épaisse du mensonge, on ne peut jamais savoir de manière tout à fait sûre quand tombera la fameuse goutte qui fera déborder le vase et quelle nature sera cette goutte » 1.

Havel---Meditations-d-ete.jpgIl écrivait ainsi, quelques années avant, le scénario de la « révolution de velours » par laquelle la Tchécoslovaquie se libéra du joug totalitaire. Comment ne pas voir que beaucoup de caractéristiques des révolutions des pays arabes se retrouvent dans ces propos. Ainsi les sociétés civiles arabes se sont levées contre le « mensonge » qui a permis aux potentats de justifier leur dictature, leur népotisme et leurs détournements au nom du combat contre « l’ennemi sioniste » ou « l’impérialisme américain ». Elles ont compris que les luttes légitimes contre les aspects les plus insupportables des politiques israéliennes et américaines supposaient que d’abord soit renversé un pouvoir qui, dans leur pays, méprisait les citoyens.

Face au sentiment d’impuissance que distillait le pouvoir totalitaire, Havel affirmait : « Un citoyen peut dire la vérité même sous le règne du mensonge institutionnalisé. Chacun peut assumer sa coresponsabilité pour le destin de la collectivité, sans attendre une directive d’en haut. Bref, chacun qui aspire à un changement peut commencer par lui-même, dès maintenant » 2. Analysant les révoltes arabes, Alain Touraine note ceci : « C’est un fait que les mouvements actuels sont partis de la rue et d’abord des réseaux de blogueurs et non pas des partis organisés. C’est un fait que la revendication la plus fortement lancée a été l’élimination d’un dictateur et aussi que les jeunes diplômés, écrasés par le chômage, ont joué un rôle essentiel dans les manifestations, qui se multiplient ».

L’histoire montre, hélas, que trop souvent les révolutions généreuses sont récupérées par des apparatchiks dont la seule finalité est le pouvoir pour le pouvoir. Cela dit, le pire n’est pas toujours sûr et il n’est pas interdit d’espérer que les convulsions actuelles permettent la réalisation dans les sociétés arabes du « principe civique » que V. Havel explicite ainsi : « Je suis partisan du principe civique parce que c’est lui qui permet le mieux aux hommes de se réaliser et de s’identifier avec ce qu’ils sont dans toutes les composantes de leur chez-soi, de jouir de tout ce qui fait partie de leur monde naturel. (…) Fonder un État sur d’autres principes que civiques, par exemple sur des principes idéologiques, nationaux ou religieux, signifie mettre en exergue une composante de notre chez-soi en dépit des autres, nous limiter en tant qu’hommes et limiter notre monde naturel. Et cela ne mène habituellement à rien de bon » 3.

Bernard Ginisty

1 – Vaclav Havel : Le pouvoir des sans-pouvoirs in Essais politiques – Éditions Calmann-Lévy  1989, pages 89-90.

2 – Alain Touraine : Sortons de la guerre froide ! Le social remplace le national in Le Monde, 19 février 2011, page 20.

3 – Vaclav Havel : Méditations d’été – Éditions de l’Aube 1991, page 26.

Publié dans Réflexions en chemin

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