Le péché, qu’en dit la Bible ?
Dans une lettre à un pasteur allemand, Carl Gustav Jung écrivait : « l’humanité n’aurait jamais parlé de péché ni de rémission des péchés si cela n’était un fait psychologiquement tout à fait fondamental qui existait bien avant toute législation. Le problème de l’écart par rapport à la volonté des dieux préoccupait déjà l’humanité dans les temps primitifs 1. » La question du mal, de son statut et de son origine, est un marqueur qui permet d’identifier un système de pensée. Nous aborderons la notion de péché à partir d’une lecture des premiers chapitres de la Genèse qui révèle plus une structure anthropologique que l’histoire de nos ancêtres.
Commençons par quelques mots sur le statut de ce texte. Lorsqu’un auteur écrit un livre, il commence, dans les premières pages, par camper des personnages, poser une intrigue. De la même manière, lorsqu’Israël a raconté son histoire, il a commencé par poser quelques définitions : Qu’est-ce qu’un homme, une femme ? Qui est Dieu et qu’en est-il de la liberté ? Qu’est-ce que le bien et le mal ? Pour aborder ces questions, le livre de la Genèse raconte l’histoire d’un humain affronté à sa solitude, de la distinction entre l’homme et la femme, d’un serpent et d’un fruit défendu.
Lorsqu’on parle du péché originel, la tradition chrétienne fait remonter la faute à Adam et Ève qui ont mangé le fruit défendu et qui sont, de ce fait, sortis de la communion avec Dieu. Cette rupture affecte tous leurs descendants et depuis les hommes sont « souillés » et ne peuvent, par eux-mêmes, être relevés. Par sa mort, Jésus-Christ a obtenu la réconciliation avec Dieu qui est accessible à tout homme par le baptême. Chacune de ces affirmations contient un fort potentiel de vérité, encore faut-il la relire à partir des éclairages de l’exégèse moderne afin qu’elles puissent être entendues dans les catégories de pensées accessibles à nos contemporains.
Cet exercice nous conduira à relire le drame du récit du jardin d’Éden dans une première partie, avant de mettre en valeur la fécondité de cette interprétation.
Le drame de Genèse 3
Le texte se présente sous la forme d'un dialogue entre la femme et le serpent. Le serpent commence par insinuer que Dieu est avant tout un démiurge qui interdit : « Dieu a-t-il réellement dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin 2 » ? Le serpent est sournois car le commandement de Dieu ne commence pas par l'interdit, mais par tous les possibles : « Tu peux manger de tous les arbres du jardin... mais tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal 3. » Dans l’Écriture, le commandement est la condition de la liberté. Le : « Tu ne mangeras pas de ce fruit », met en valeur le : « Tu peux manger de tous les fruits. » Alors que, dans la parole du serpent, le commandement est l'interdiction de la liberté : « Tu ne peux manger d'aucun fruit. »
Dans un premier temps, la femme ne se laisse pas emporter dans cette voie. Elle a compris le sens du commandement, et elle remet les choses à leur juste place : « Nous mangeons du fruit des arbres du jardin. » Puis elle situe l'interdit : « mais quant au fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas et vous n'y toucherez pas, sinon vous mourrez 4. » Dieu ne menace pas l'humain de punition, il lui signale simplement que parmi tous les fruits, il en est un qui est empoisonné. S'il en mange, il mourra
Le serpent modifie son angle d’attaque et affirme que c’est par jalousie que Dieu a posé l’interdit car il ne veut pas que l’humain devienne son égal : « vous ne mourrez pas du tout ! Mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et que vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal 5. » Ce dernier argument creuse une brèche dans la détermination de la femme. Elle voit le fruit avec un autre regard : il est bon à manger, agréable à la vue et propre à donner du discernement. Voilà que l’arbre qui était jusqu’à maintenant anonyme, se met à avoir toutes les vertus. Ève craque, elle mange de son fruit et le partage avec son mari.
L'homme et la femme ont écouté une voix qui les a séduits, une voix qui leur disait : « Pourquoi vous encombrez-vous des conseils, des commandements que Dieu vous donne ? Vous pouvez être Dieu vous-mêmes. Vous pouvez décider ce qui est bien et ce qui est mal ! Si un fruit vous paraît beau et bon, pourquoi vous gêneriez-vous pour le manger ? Vous êtes libres, puisque vous êtes comme Dieu. » Dieu est décrit comme celui qui peut tout, qui sait tout, il est le maître du bien et du mal, du bon et du mauvais. Lorsque l'hébreu désigne les deux extrémités d'une chaîne (le bon et le mauvais), il englobe dans cette expression l’ensemble des nuances qui se trouvent entre les opposés. Quant au verbe connaître, il dépasse la simple connaissance intellectuelle, il touche aussi la connaissance physique ; il évoque la maîtrise, la domination. Dans cette perspective, l’expression biblique renvoie au fantasme d’accéder à la connaissance universelle, de maîtriser le bon et le mauvais, de posséder le bien et le mal.
Si l'humain avait simplement désobéi à une parole de Dieu, ce ne serait pas si grave. Qui n'a jamais transgressé un seul commandement ? Mais en voulant devenir le maître du bon et du mauvais, l'humain a contesté l'idée même de loi, il a refusé de s’inscrire dans la finitude de sa condition humaine, ce qui signifie qu’il refuse aussi la limite qui permet à deux sujets de se tenir l’un en face de l’autre sans se manger. C’est pourquoi, après avoir mangé le fruit, l’homme et la femme « prirent conscience du fait qu’ils étaient nus. Ils se firent des ceintures avec des feuilles de figuier cousues ensemble 6. »
L’opposition entre le commandement de Dieu et l'attitude de l'humain touche le cœur de l’être, le fondement de l'existence. Qu'est-ce qui est le plus important : ce que l'humain est devant Dieu, ou son combat pour devenir le maître du bien et du mal ? Ce qu'il est ou ce qu'il fait ? Cette question est bien celle du sens. Si nous suivons la recommandation du serpent qui invite l'humain à devenir dieu, alors il sera ce qu'il fait. Si, au contraire, il écoute le Dieu de la Bible qui l'invite à vivre dans le jardin pour le cultiver et le garder, l'humain n'aura pas besoin de chercher dans ses réalisations une justification de son existence.
Nous ne croyons pas que la Genèse raconte l’origine de l’humanité ni qu’elle ne nous parle, dans ces versets, d’un péché chronologiquement premier. En revanche, elle parle de la vérité profonde de l’humanité, et le fait de manger le fruit correspond à l’archétype du péché. Ce qui est au fondement de l’humain est son désir d’être Dieu, de posséder les gens et les choses, le bien et le mal, de décider lui-même ce qui est bon et mauvais. Derrière les idées de possession et de domination, nous sentons bien que ce qui est en jeu n’est pas l’affirmation d’une conscience mais le désir d’être le maître de la morale et des valeurs. Un humain qui veut posséder le bien et le mal est sur une pente qui le conduit à penser que ce qu’il fait est toujours bien et que ceux qui font autrement sont dans le mal.
Le dernier point que nous voulons soulever à propos de ce texte est que le péché – le désir d’être Dieu et de posséder le bien et le mal – se présente sous la forme d’un fruit que l’humain a mangé, ce qui signifie qu’il est à l’intérieur de lui.
Pour illustrer ce point, une légende arabe raconte que, tous les matins, Adam part en promenade et Ève reste seule à la maison. Un jour Satan va trouver Ève et lui demande si elle peut garder son enfant. Ève accepte mais quand Adam revient et qu’il aperçoit l’enfant, il se met en colère : « Pourquoi as-tu accepté un enfant de Satan ? Il t’a dupée par ses mensonges. » Adam prend l’enfant, le coupe en morceaux et va l’enterrer dans un trou au fond d’un désert.
Satan, qui connaît les sortilèges, reconstitue son fils à partir des morceaux enterrés, et le lendemain, il le conduit de nouveau auprès d’Ève en insistant pour qu’elle accepte de s’en occuper. En apprenant la manœuvre de son ennemi, Adam est pris de fureur. Il allume un feu et jette l’enfant dans les flammes. Puis il disperse les cendres à tous les vents.
Satan commande aux vents et leur ordonne de lui rapporter les restes de son enfant afin qu’il le reconstitue. Le jour suivant, il retourne près d’Ève et la supplie de garder son enfant pour la dernière fois. Ève, bonne poire, accepte mais à son retour Adam laisse éclater sa colère devant l’hospitalité de son épouse. Il prend l’enfant de Satan, le tue pour la troisième fois, le coupe en morceaux et le met dans le chaudron dans lequel Ève a préparé la soupe, puis ils le mangent au souper. Quand Satan voit ce que l’homme et la femme ont fait de son fils, il dit : « C’est bien, j’ai atteint mon but. » Et en parlant à son fils qui est entré en Adam et Ève, il ajoute : « Reste où tu es ! » 7
Cette légende résume l’affirmation anthropologique selon laquelle nous ne sommes pas transparents à nous-mêmes mais traversés par des forces contradictoires. Je ne choisis pas le bien et le mal comme la couleur de ma cravate, je suis traversé par des pulsions contradictoires, le bien et le mal se mélangent en moi. Comme le disait l’apôtre Paul dans l’épître aux Romains : Je ne fais pas le bien que je veux, mais je pratique le mal que je ne veux pas 8, ce qui est une manière de dire que l’humain est obscur à lui-même.
Actualité de cette lecture
Dans sa réflexion sur la logique totalitaire de la notion de pureté, Bernard-Henri Lévy inscrit le péché originel comme une vérité anthropologique à revendiquer en face des dérives intégristes : « L’intégriste disait : "je ne crois pas au Mal" comme d’autres "je ne crois pas en Dieu"… Son dogme fondateur est que le péché originel n’existe pas. C’est exactement l’inverse que je dois dire si je veux être anti-intégriste jusqu’au bout. Non pas que j’aime le mal, ni que j’en jouisse, mais je l’accueille, voilà tout. Je sais qu’il est mon lot et qu’il le sera jusqu’à la fin 9. » Si je ne crois pas au péché originel, si je ne crois pas que le mal est irréductiblement mêlé à la trame de notre vie, la tentation est grande, et légitime, de vouloir l’éradiquer afin de purifier notre monde. La quête de purification est au fondement de l’entreprise totalitaire. Face à ce désir : « le dogme du péché tel que le lèguent les orthodoxies juives et chrétiennes est la seule objection convaincante, aux fous de Dieu, de l’Histoire ou du Peuple : il est la seule réponse logique, intelligible, rationnelle à la folie des massacreurs 10. »
Dans l’évangile, nous trouvons un écho à cette contestation de la quête de pureté dans le débat entre Jésus et les religieux à propos de la pureté alimentaire 11. Pour l’entendre, il faut se souvenir que l'univers religieux du judaïsme était organisé autour de la grande distinction entre le pur et l'impur. Des hommes étaient purs et d'autres impurs selon leur métier ou leurs activités, les femmes étaient en situation de pureté ou d'impureté selon leurs périodes. Le Premier Testament décrit trois grandes sources d'impureté : tout ce qui est lié à la mort, à la maladie et particulièrement à la lèpre, et enfin aux écoulements sexuels.
Au premier siècle de notre ère, la Palestine est politiquement dominée par la puissance romaine et l'empire romain est culturellement sous l'influence helléniste. Le grand risque qui menace les Juifs qui vivent dans l’Empire est celui de l’assimilation. Pour marquer son indépendance et conserver son identité, le judaïsme officiel a multiplié à l'envi les prescriptions qui concernent tous les domaines de la vie afin de maintenir son identité en étant différent. Une étymologie du mot pharisien vient d’une racine qui veut dire séparé.
Face à un monde religieux qui repose sur la séparation et le cloisonnement, Jésus change radicalement la perspective. En affirmant que ce n’est pas ce qui entre dans le cœur de l’homme qui le rend impur mais ce qui en sort 12, il transforme notre compréhension de la pureté qui ne dépend plus de notre extérieur – ce que nous mangeons ou faisons – mais de notre être intérieur. Il retrouve la métaphore du fruit consommé dans le jardin pour dire le péché et apporter la révolution de l’évangile qui affirme que la frontière entre le pur et l'impur ne sépare pas les hommes en opposant ceux qui sont d'un côté et de l'autre côté de la ligne de démarcation, elle est une frontière qui traverse chaque personne en elle-même. Il n'y a pas des hommes qui sont purs alors que d'autres seraient impurs, il y a du pur et de l'impur à l'intérieur de chacun.
C’est parce que Jésus se refusait à juger les personnes qu’il rencontrait à partir de leur personnage qu’il a reconnu une grande foi à un centurion romain, qu’il a partagé la table de certains publicains, et qu’il a accueilli la femme pécheresse. Lorsque la béatitude dit : « Heureux ceux qui ont un cœur pur, ils verront Dieu 13 », elle ne dit pas que ce sont ceux qui ont les mains bien pures, qui sont bien propres sur eux et qui ont une façade bien policée qui sont justes devant Dieu, mais ceux qui ont un cœur de pur, c'est-à-dire qui sont capable de voir au-delà des questions de pureté extérieure, ceux qui ont le regard de l’évangile, ils verront Dieu.
L’apôtre Paul a développé cette nouvelle compréhension de la personne lorsqu’il a mis à la base de sa théologie ce qu’on a appelé la justification par la grâce. Le chemin de la justice n’est plus mené par une quête infinie d’une pureté illusoire mais par l’acceptation d’un Christ qui nous a rejoints dans notre humanité et qui nous accueille avec nos hésitations et nos contradictions. Le pardon, la réconciliation, la justification ne se trouvent plus dans un chemin de purification mais dans une démarche d’accueil de la grâce
La quête d’une pureté extérieure est illusoire car elle nous fait retourner dans les vieilles catégories de la séparation entre les purs et les impurs, alors que la vie nouvelle offerte par l’Évangile est un dépassement de ces catégories 14. Sur l’affirmation de cette réalité humaine, nous pouvons entendre la promesse de la grâce comme une parole de libération selon cette belle formule de Dietrich Bonhoeffer qui résume bien notre approche : « Voici que la grâce de l'Évangile, si difficile à comprendre aux gens pieux, nous met en face de la vérité et nous dit : tu es un pécheur, un très grand pécheur, incurablement, mais tu peux aller, tel que tu es, à Dieu qui t'aime. Il te veut tel que tu es, sans que tu fasses rien, sans que tu donnes rien, il te veut toi-même, toi seul... Dieu est venu jusqu'à toi, pécheur, pour te sauver. Réjouis-toi ! En te disant la vérité, ce message te libère. Devant Dieu, tu ne peux pas te cacher. Le masque que tu portes devant les hommes ne sert à rien devant lui. Dieu veut te voir tel que tu es pour te faire grâce. Tu n'as plus besoin de te mentir à toi-même et de mentir aux autres en te faisant passer pour sans péché ; non, ici il t'est permis d'être un pécheur, remercie Dieu 15. »
Antoine Nouis
Pasteur de l’Église Réformée de France
1 – Carl Gustav Jung, Le divin dans l’homme, Paris, Albin Michel, 1999, p.426.
2 – Gn 3.1.
3 – Gn 2.16-17.
4 – Gn 3.2-3.
5 – Gn 3.4-5.
6 – Gn 3.7.
7 – D’après Jean-Claude Carrière, Le cercle des menteurs, Plon Pocket N°10567 p.34.
8 – Rm 7.19.
9 – Bernard-Henri Levy, La pureté dangereuse, Paris, Grasset, 1994, p.250.
10 – Ibid., p.251.
11 – Mc 7.1-23.
12 – Mc 7.19-23.
13 – Mt 5.8.
14 – Voir Ga 3.28.
15 – Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire, Paris et Genève, Cerf et Labor et Fides, 1988, p.113s.