Le péché, ce qu’il n’est pas, ce qu’il peut être…

Publié le par G&S

1 – Ce que n’est pas le péché

Si la question avait été : « ce qui n’est pas le péché ? », j’aurais aussitôt répondu : « ce qui n’est pas le péché est Dieu, tout simplement ! Dieu,  qui n’a besoin du pardon de personne ! » Mais la question étant au neutre : « ce que n’est pas le péché ? », je dois pour y répondre interroger le dictionnaire français pour savoir ce qui y est dit du péché, et ensuite me demander ce qui a été dit et fait du péché, aux différentes instances où il en a été traité.

Le dictionnaire Littré-1967 dit : « le péché est la transgression volontaire de la loi religieuse » ; le dictionnaire Larousse-2004 dit aussi : le péché est une transgression consciente et volontaire de la loi divine ». Les deux dictionnaires donnent au péché une dimension religieuse et même divine, dont on ne pourra se passer, lorsqu’on parlera du péché. Dans le monde chrétien issu de la Bible, cette loi divine ou religieuse s’inspire des Tables de la Loi de Moïse contenues au livre de l’Exode 20,1-17,  ou en celui du Deutéronome 6,1-19.

Afin d’essayer de répondre à la terrible question de ce que n’est pas le péché, on peut commencer par se demander comment le péché a été vu, au cours des siècles, aux différentes instances où en a été géré le pardon. Dans les premières générations, le pécheur repentant avait affaire à sa communauté, qui lui accordait, ou non, le pardon. Ces premières générations chrétiennes estimaient, à juste titre, qu’un péché grave commis par un membre de la communauté affectait le corps tout entier de la communauté. Surtout les péchés graves tels qu’apostasie, adultère ou meurtre volontaire rendaient nécessaire la réunion d’une assemblée qui se vaudrait de son autorité pour remette le pénitent sur le droit chemin, exigeant de lui conversion et changement radical de façon de vivre. Ainsi est apparu le sacrement de la Pénitence, dont la communauté avait l’initiative. Garanties de repentir, actes de repentance, réparation, configurent le sacrement de Pénitence, à son apparition. Certains le voient comme un « second baptême » puisqu’il remet les péchés. En tout cas, il s’agit d’un acte public et visible de tous. Le péché est alors un péché grave requérant, pour être remis, la décision de la communauté tout entière. 

Au cours des siècles suivants, le sacrement de Pénitence perd ce caractère public et se pratique, en privé, dans les cloîtres et les monastères, au bénéfice de religieux ou de religieuses, ou à la rigueur à la cour d’un roi, au bénéfice de celui-ci. Le peuple, qui n’est pas vraiment évangélisé, n’a qu’une idée vague de son propre péché et ne se pose nullement encore la question d’un sacrement de Pénitence. Il a peur, certes, de l’enfer et dans son imagerie le péché joue un rôle d’épouvantail dissuasif, aux portes de l’Enfer, destiné à détourner du mal ceux qui persisteraient dans l’erreur. Voir chapiteaux et vitraux des cloîtres et églises du Moyen Age… Le confesseur est alors un confesseur privé et secret qui a tout pouvoir sur la pénitence à infliger et la réparation à exiger.

Par exemple, on imagine mal, à cette époque, un soldat censé ne pas se poser de problèmes de conscience se présenter au tribunal de la Pénitence. La préoccupation pour le sacrement de la Pénitence n’effleure pas non plus ceux et celles qui, dans le peuple chrétien, se marient. Sauf s’ils sont nobles et que l’absolution puisse leur être refusée, mettant en péril un héritage. À l’époque carolingienne (voir Georges Duby « Le chevalier, la femme et le prêtre » ) la réflexion sur ce thème ne concerne que les nobles, dont la succession pose problème entre familles, royaumes, ou autres propriétaires fonciers comme le sont les monastères. Les hommes et femmes du bon peuple de ce temps ne se marient pas, le mariage n’est pas encore reconnu comme sacrement. D’ailleurs, ceux qui auraient voulu se poser des questions d’ordre moral auraient eu bien du mal à trouver quelque différence entre se marier par obéissance au prince ou au prélat ? ou, pour en revenir au soldat, entre faire la guerre pour l’un ou pour l’autre ? Quant aux tribunaux qui décidaient de la gravité des péchés, ils n’étaient pas tous et toujours de fréquentation recommandable (Inquisition).

Ainsi en arrivons-nous à la Réforme Protestante, à sa lutte contre la conception catholique des indulgences et contre la sacramentalisation à outrance de l’Église catholique. Celle-ci s’était instituée maîtresse de vie de ses fidèles, en cultivant en eux, tout particulièrement, la peur de se perdre. La Contre-Réforme catholique, le Concile de Trente entendent réagir contre les Protestants en rénovant le fond et la pratique des sacrements, notamment celui de la Pénitence. Malheureusement, le verdict des fautes est toujours, et de plus en plus, aux mains du confesseur, non plus de la communauté liturgiquement rassemblée. Il convient sans doute de se représenter ici le déclin de l’esprit communautaire dans l’Église, où le rôle du pasteur ou du prêtre est considéré comme prépondérant et où la présence de laïcs dans l’administration des sacrements est parfaitement inconnue.

Le problème se pose alors de l’autorité du confesseur qui peut abuser parfois de son droit d’imposer pénitences et réparations sans proportion avec les fautes commises ni avec la possibilité de chacun d’y apporter réparation. Cela dura jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ; Alphonse-Marie de Liguori, fondateur des Rédemptoristes et docteur en théologie, réussit à « libérer les âmes du carcan janséniste » en amenant à la raison des confesseurs trop zélés qui imposaient aux pénitents des pénitences trop lourdes et impossibles à satisfaire.

De ces siècles d'intransigeance est résulté une législation du sacrement de Pénitence considérant définitivement le prêtre « confesseur-directeur de conscience » comme l’arbitre absolu du péché et de la peine.

Passons sur les polémiques des XVIIe et XVIIIe siècles entre « “rigoristes” et “probabilistes”, entre les jansénistes de Port-Royal et les jésuites, sur le péché et sur la grâce… Pour le chrétien normal, il n’y avait plus rien d’audible ni de compréhensible entre ces opinions, plus éloignées les unes que les autres de leurs préoccupations habituelles. On conçoit dès lors la désertion du confessionnal et la désaffection du peuple chrétien à l’égard du sacrement de Pénitence, dont personne, aucun catéchisme, n’expliquait plus très clairement tenants ni aboutissants. D’où l’utilité, par delà un XIXe siècle qui fut celui de la culpabilisation, d’un livre comme celui des Pères L. J. Lebret et Th. Suavet, aux Éditions ouvrières, en 1952, sur le thème de « Rajeunir l’examen de conscience ». La cacophonie sur le péché est assez grande pour motiver des aventures comme la suivante : un de mes amis, se présentant au confessionnal pour y demander au prêtre présent de bien vouloir le confesser, s’entend poser les questions : « Avez-vous tué ? Avez-vous volé ? Avez-vous commis l’adultère ? » La réponse étant “non” partout, le prêtre de conclure : « Alors que venez-vous faire ici ? ».

Heureusement, le Concile Vatican II, remettant l’accent sur ce qu’est véritablement le péché : atteinte au respect des autres, de soi-même et de Dieu, insiste sur le devoir de conversion du pénitent et sur la dimension communautaire du sacrement de Pénitence.

Les théologies de la libération n’ont pas eu la prétention de libérer les chrétiens du carcan janséniste ! Elles ont pris en considération la souffrance de populations sur lesquelles avait pesé un carcan autre que le jansénisme, celui de l’injustice des hommes : au Brésil, en Afrique du Sud, en Asie. Là, il s’agissait vraiment de péché, mais ces théologies ont été déconsidérées par l’Église, pour d’autres raisons : elles suggéraient aux chrétiens de relever la tête devant tous les pouvoirs, notamment celui de l’Église, qui les avaient opprimés, et cela n’eut pas l’heur de plaire en cour de Rome.

En tenant compte de ce qui a été dit plus haut, je réponds simplement :

Certes n’est pas le péché ce que, pendant des siècles, on en a entendu et rabâché dans les catéchismes et les confessionnaux.

Certes n’est pas le péché ce que, pendant des siècles, des confesseurs ont déclaré “interdit”, “défendu”.

Certes n’est pas non plus le péché ce dont on s’accuse distraitement, au début de célébrations liturgiques, quand on se reconnaît “tous pécheurs”, sans précision. Ces auto-accusations sont rarement en proportion avec le péché dont on devrait s’accuser : le ou les péchés de société, auxquels nous participons tous, à des degrés divers, appellent de ceux qui se reconnaissent pécheurs conversion et changement de vie, radical, sérieux et véritable.

 

2 – Gaspillage et sur-consommation : un désordre mondial aux allures de péché

En tout cas, aujourd’hui, un formidable désordre, dont beaucoup prennent conscience jour après jour, afflige l’Occident : c’est la sur-consommation

Surconsommation-2.jpgCe désordre affecte sans distinction riches et pauvres, vieilles et jeunes générations, adeptes de diverses religions, politiques et citoyens.

En quoi consiste ce désordre ? En une sorte de fringale, de frénésie d’acheter, manifestant finalement la peur de manquer un jour de ce qui peut être acheté aujourd’hui. Un peu comme, à la première alerte d’une guerre, on se précipite dans les magasins pour s’y procurer ce dont on pourrait manquer. On est sollicité de toute part pour acheter, les sociétés par leurs dirigeants politiques qui appellent cela la croissance, les parents par leurs enfants qui n’admettent plus n’importe quelle sucette, ni n’importe quel vêtement, ni n’importe quelles chaussures, ni n’importe quel téléphone portable. Il en résulte partout ce que je nommerai ici un fantastiquegaspillage.

Dans cette course à la consommation, tous ne sont pas égaux. Se pose très vite la question du roi qui est l’argent, des inégalités sociales, des distances qu’on veut maintenir, voire augmenter. Petit à petit, on se croit supérieur ou inférieur selon que l’on fait partie d’un clan ou d’un autre, on est classé “développé” ou “sous-développé”, selon le pays auquel on appartient. On s’attribue des droits, notamment celui de n’être pas dérangé “chez soi”, le droit à la tranquillité quel que soit le contexte et surtout le passé, etc. On part en voyage à l’autre bout du monde, on envoie ses enfants en vacances aux antipodes, sous prétexte que les “voyages forment la jeunesse”. Et puis, on est de plus en plus assuré de détenir soi-même la vraie solution aux problèmes. On est de plus en plus indifférent au malheur des autres, on est de plus en plus hautain vis-à-vis de ceux qui ont d’autres motifs de vivre, on se montre de moins en moins solidaires. À la télévision, nous voyons défiler sous nos yeux la mode de Paris et puis, au même instant, les inondations du Pakistan.

N’est-ce pas là, à peu près, ce qui a été désigné dès l’origine comme le péché ? Dans la Bible, le péché d’Adam et d’Ève, la pomme et le serpent, sont symboles de l’homme se faisant égal de Dieu, n’ayant de conseil à recevoir de personne, puisqu’il sait lui-même ce qui est bien et ce qui est mal. Le récit de la Création en 7 jours est symbole de la présence de Dieu dans tout l’univers, que nous refusons, aujourd’hui, puisque grâce à la science arrivera le jour où nous pourrons tout expliquer par nous-mêmes. Le Veau d’or est symbole d’argent accumulé, de perte de confiance envers Dieu qui a conclu alliance avec nous : désormais, l’homme peut et doit ne se fier qu’en lui-même. L’assassinat d’Abel comme symbole de pouvoir des uns sur les autres. L’Arche de Noé est symbole du salut qui est offert à tous, la Tour de Babel est symbole de l’orgueil de l’homme, dont les œuvres l’élèveront jusqu’au ciel.

Jusqu’à l’enfant, happé dès son plus jeune âge par la soif de consommer, qu’on voit hystérique, à la sortie du supermarché, quand lui a été refusée la sucette qu’il voulait. On serait tenté de reconnaître là la “structure du péché” dont parlait Jean-Paul II, dans laquelle nous sommes nés, sans avoir la moindre intention, d’ailleurs, de faire le moindre mal à personne. Le péché d’hyper-consommation ou de gaspillage ne serait-il pas là pour nous indiquer que nous sommes marqués d’un péché « structurel et originel »,  dont la pomme est, au fond, le symbole.

Les symboles ne sont plus les mêmes qu’au temps où fut écrite la Bible, mais ils fonctionnent aujourd’hui de la même façon. À nous de les voir ou de ne pas les voir !

Regardons ce qui se passe, aujourd’hui, en temps de catastrophes, telles qu’il nous en est trop souvent rapporté ? Je ne vais pas affirmer que ces catastrophes sont toujours causées par l’homme, par son gaspillage et sa surconsommation, bien que très souvent elles le soient en réalité. Je ne pourrai cependant m’empêcher de remarquer que les comportements humains à leur suite sont souvent les mêmes qu’à la suite des péchés de la Bible et qu’à la suite des péchés confessés devant les tribunaux de la Pénitence : appels aux changements radicaux dans les manières de vivre, ressentiments universels de l’impact subi, qui affecte le corps tout entier de l’humanité ; recherche en commun d’éventuelles responsabilités, même s’il n’y a pas toujours lieu de trouver des coupables ; accord sur les études à entreprendre pour éviter que les malheurs ne se reproduisent, pour secourir plus efficacement les victimes, pour condamner l’ignorance et l’indifférence. Se développent des élans de solidarité, on réclame des réparations adéquates… Chacun, chaque pays, est appelé à sonder sa propre vulnérabilité. Cela ne veut pas dire que notre monde soit parfait. Mais enfin sont brandis des impératifs de dialogue et de collaboration entre les hommes. Ce sont là des progrès, en même temps que la conséquence d’une meilleure information. On ne pourra jamais faire tout ce qui serait à faire ! Le 17 janvier 1995, dans un pays comme le Japon où d’innombrables précautions avaient été prises depuis des temps immémoriaux, un séisme d’intensité 7,2 sur l’échelle de Richter a ravagé Kobé, faisant au moins 5000 morts. La région était pourtant jugée sans risque.

En modeste conclusion, pourrait-on dire : « bienheureuse faute ! bienheureux péché de gaspillage et de sur-consommation ! » s’il nous permet, à nous les hommes, d’entrer davantage en dialogue les uns avec les autres, s’il nous permet d’unifier nos morales, chrétienne et civique, enfin s’il nous oblige à mieux tirer les leçons du passé ? Ce ne sont certes pas des péchés contre la Loi de Moïse, mais ils nous rappellent cette dure “leçon” de l’Épitre aux Hébreux 12,7-8 : « Vous souffrez, mais c’est pour votre bien. Quel fils n’est pas corrigé par son père ?  Si vous ne receviez pas de correction comme il arrive à tous, vous ne seriez pas des fils …»

Daniel GILBERT
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Publié dans DOSSIER LE PECHE

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