Le monde reste toujours suspect à l'Église
À propos de l’homélie du pape Benoît XVI pour la messe chrismale 2012 à Saint-Pierre de Rome
La dernière déclaration de Benoît XVI est inquiétante, car elle accentue une division traditionnelle du « peuple de Dieu » entre la masse des laïcs (le « troupeau » de Pie X ?) et les « spécialistes » de la foi que seraient les clercs, mis à part, théoriquement au service de tous, mais, dans certains cas, non sans un certain mépris, de fait, pour ceux qui n’appartiennent pas à leur « caste ». Les prêtres seraient-ils seuls « remis pour toujours à Dieu » ? Ne devrait-il pas en être de même pour tous les « baptisés-confirmés » ? Ne peut-on demander également à ceux-ci : « Voulez-vous vivre toujours plus unis au Seigneur Jésus et chercher à lui ressembler, en renonçant à vous-mêmes, en étant fidèles aux engagements (que vous avez pris) » et au service de vos frères ?
Une nouvelle exigence du catholicisme se formulerait, comme un fondement essentiel : l’obéissance ? Il est vrai que Jésus a dit aux disciples, et pas au seul Pierre (Matthieu 18,18) : « Ce que vous lierez sera lié », mais il ajoutait « ce que vous délierez sera délié ». Or la seconde partie de la proposition semble un peu oubliée.
Certes, une rébellion irresponsable serait discutable et probablement néfaste au corps ecclésial (c’est-à-dire au « peuple de Dieu » et non à la seule hiérarchie) ; est-ce le cas pour une critique raisonnée, fondée sur l’analyse historique de la situation de l’Église, avec ses formulations dogmatiques devenues incompréhensibles et, parfois au sens propre, « insignifiantes », ou ses pratiques dont le sens sinon l’esthétique ne correspondent plus aux sensibilités contemporaines ?
Deux exemples concrets :
- 1° Les « indulgences » possédaient leur logique aux époques où existaient des « pénitentiels tarifés ». On pouvait recevoir comme pénitence 100 jours de jeûne ; telle dévotion ou tel geste de charité en dispensait, comme une sorte de rachat : très bien. Mais au XXIe siècle, ces pratiques n’ont plus de réalité…
- 2° Les mitres, ressemblant assez à d’anciennes coiffures perses ou assyriennes, ou au couvre-chef de certaines armées du XVIIIe siècle, semblent aujourd’hui un peu « rigolotes ». Ajoutent-t-elle du prestige aux successeurs des apôtres ? Contribuent-elles à honorer Dieu ?
Benoît XVI semble pressentir que la « désobéissance » n’est peut-être que la manifestation de la désespérance d’une partie du clergé et des fidèles constatant que l’Église s’avère incapable, non pas de s’adapter au monde moderne – elle n’a pas à le faire simplement parce qu’il est « moderne » – mais si elle désire véritablement annoncer la Parole de Dieu à ce monde peu enclin à l’écouter, il faudrait peut-être parler dans une langue intelligible par lui aujourd’hui, et non dans l’idiome et la rhétorique d’un temps passé, une « langue morte ».
Le pape semble même admettre que ceux qui critiquent l’Église romaine, telle qu’elle fonctionne actuellement malgré les espérances suscitées par le dernier concile, portent souci d’une Église qu’ils aiment. S’ils ne l’aimaient pas, ils feraient comme une trop grande partie des forces vives des croyants depuis le milieu du XXe siècle, ils s’en iraient sur la pointe des pieds. Rome a fini par admettre que Dieu ne parle pas forcément latin, mais dans un coin de cerveau d’une partie du clergé cette idée ne semble pas bannie et informe encore les comportements.
Revenons au cœur du sermon. Je ne suis pas un obsédé du sacerdoce conféré aux femmes, du moins dans l'état actuel (et millénaire, reconnaissons-le) dudit sacerdoce. Ce n'est d'ailleurs peut-être pas la réforme la plus urgente, alors que celle de la "gouvernance" de l'Église catholique reste la clef de tout. Mais comment réformer une institution (se proclamant pourtant « semper reformanda ») incapable de discerner et d’admettre ce qu'il peut y avoir de strictement humain et d'historiquement daté parmi ses constructions intellectuelles et ses pratiques « ancestrales » ? La Tradition n'est pas un musée, elle devrait être le terreau sur lequel pousse l'arbre de vie ecclésial.
Benoît XVI en appelle à l’obéissance à la « vraie volonté de Dieu ». Est-elle si simple à discerner, toujours si claire à travers les siècles ? Dieu admet-il l’esclavage ? A-t-il véritablement souhaité les Croisades ? A-t-il béni l’Inquisition ?… Historien de métier, j’admets, et j’ai défendu dans mes cours, l’idée que, compte tenu de l’outillage mental de ces époques respectives, les gens, clercs en tête, étaient très probablement parfaitement sincères quand ils consentaient à ce qui nous paraît aujourd’hui des erreurs, sinon des abominations. Il y a donc un certain nombre de certitudes justifiées jadis, qui n’ont perdu sens.
Bien sûr que Jésus n'a pas "ordonné" de femmes ; ç’eut été non seulement irréalisable, mais impensable dans les mentalités de son temps. Encore a-t-il eu à l’égard des femmes (la Samaritaine, la cananéenne, Marie de Magdala,…) des attitudes très « révolutionnaires ». Remarquons qu’il n’a pas non plus, au sens strict, "ordonné" d'hommes, ni d’ailleurs utilisé de papa-mobile pour se déplacer en Judée, ni porté de mître (bien que « souverain prêtre »), ni ne s'est exprimé « irrévocablement » pour ou contre le préservatif… Sans vouloir sacrifier au "monde moderne", on peut constater que, depuis 2000 ans, bien des choses ont changé dans la situation de l’humain – y compris dans le statut des femmes précisément – et pas toujours en mieux, il est vrai. Le monde reste toujours suspect à l'Église quoi qu'elle en dise, et pourtant c’est là qu’il faut vivre, car c'est là et pas ailleurs que l’on doit annoncer l'Évangile. Sinon, il ne nous resterait plus qu’à nous enfermer dans une clôture pour y "faire notre salut", comme on disait jadis, sans s’occuper des autres. C'est ce que paraît faire la Curie, dont les membres ne semblent guère sortir de ses bureaux. Ces « fonctionnaires de Dieu » n'ont certes pas les mains sales du cambouis du monde, mais c’est peut-être qu'ils n'ont pas de mains …
Le pape dénonce avec raison l’analphabétisme religieux. La faute en revient sans doute aux modes de vie très déchristianisée dans lesquelles vivent les hommes et les femmes, les familles divisées, les enfants tiraillés. N’y a-t-il pas aussi une responsabilité d’une institution qui s’intitule elle-même « magistère » ? Une fois de plus, a-t-on cherché à exprimer la Bonne nouvelle en des termes parlant aux consciences de notre temps ? Est-il encore possible d’enseigner par cœur : « Dieu est un pur esprit, infiniment parfait, créateur de tout… Un mystère est une vérité qui dépasse l'intelligence de l'homme, etc. » ? Ça peut rester vrai, d’une certaine manière, mais cela ne parle plus à des intelligences pour qui l’esprit sans corps n’est pas perceptible et à qui la science a pu expliquer un certain nombre d’anciens « mystères », parfois en contradiction avec le dogme, comme la terre tournant autour du soleil.
Bref, cette homélie ne me réjouit pas. Elle est bien rédigée, elle est ferme, elle est bien adaptée à son public : les prêtres. Le dernier paragraphe est plus exaltant en leur rappelant que le prêtre est un frère compatissant de tous, à commencer par ceux qui souffrent. Pour cela, ne doivent-ils pas, parfois, désobéir un peu dans les détails de la vie quotidienne ? Recevoir des divorcés remariés, pratiquants réguliers souffrant de leur rejet, à la communion, accepter des filles et des femmes au service de l’autel, non seulement parce qu’elles sont peut-être les seules à s’y proposer, mais parce qu’elles en ressentent la mission, dont on ne peut affirmer que l’Esprit n’est pas l’inspirateur, etc.
Albert Olivier