Le Marché et l’État : les dieux sont morts
L’économie est polythéiste. Nous avons deux Dieux : l’État et le Marché 1. Je mets volontairement des majuscules car ce dont je parle ici ne désigne nullement les institutions que nous connaissons tous et dont nous faisons l’expérience au quotidien lorsque nous payons nos impôts ou lorsque nous faisons nos courses. Dans ce bref article, je vais tenter de défendre l’idée qu’il s’agit de constructions théoriques qui ont pris un statut de divinités dans l’inconscient collectif.
La mythologie du Marché est décrite pour la première fois dans le livre sacré d’Adam Smith : Recherches sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations 2. Ce livre, comme beaucoup de livres célèbres, est plus souvent cité qu’il n’est lu. Et, comme pour beaucoup de livres qui sont plus cités qu’ils ne sont lus, le contenu en a été déformé.
Mon objectif n’est pas de rétablir la vérité en montrant en quoi la pensée originale d’Adam Smith a été trahie. Il y a beaucoup d’historiens de la pensée qui sont infiniment plus compétents que moi dans cette tâche. Je vais essayer de montrer comment la pensée économique a engendré le Dieu du Marché, ce Dieu qui est désormais le Dieu déchu cible des mouvements politiques anticapitalistes d’aujourd’hui.
Nous verrons que ce Dieu a son « double » : l’État. Bien que ma culture soit insuffisante pour retracer l’origine de l’idée d’État comme institution divine (on devrait probablement remonter jusqu’à La République de Platon), j’ai eu le loisir d’étudier comment sa conception a évolué durant les cent dernières années de la pensée économique.
Ce n’est probablement pas une coïncidence si la carrière du Dieu État dans la pensée académique a été la même que le parcours du Dieu Marché. Une longue période de vénération intense suivie d’une déchéance progressive, notamment sous les assauts d’un courant de pensée inauguré par Anthony Downs et connu sous le nom de « théorie du choix public ».
Je tenterai ensuite de présenter une brève conclusion assez personnelle sur la place de ces deux institutions dans les croyances populaires et le pseudo-caractère divin qu’on leur prête.
Une précision s’impose sur ce que j’entends par « pensée économique ». Je ferai essentiellement référence à la pensée académique orthodoxe, c’est-à-dire aux travaux des chercheurs qui ont été reconnus et validés par leurs pairs. Les contraintes de clarté m’obligeront souvent à caricaturer les positions des économistes, à forcer le trait pour mieux dégager les tendances. Cette démarche est typique des économistes : simplifier et gommer les détails jugés secondaires pour essayer de mettre en avant les éléments-clefs qui permettent de mieux comprendre le monde qui nous entoure.
I - La construction des idoles
« Les principaux résultats de ce papier sont deux théorèmes qui donnent des conditions très générales sous lesquelles un équilibre concurrentiel existe. »
Cette phrase est tirée d’un article très célèbre des économistes John K. Arrow et Gérard Debreu 3. Dans cet article, les deux futurs lauréats du prix Nobel d’économie achèvent de résoudre une des dernières difficultés mathématiques dans la construction théorique du marché concurrentiel.
L’enjeu est de taille. Le modèle sur lequel ils travaillent, le modèle d’équilibre général, est le principal outil utilisé par les économistes de l’époque pour répondre à une question cruciale : socialisme ou économie de marché ? Mais pour comprendre ces interrogations et le contexte de la pensée économique de l’époque, il faut revenir en arrière. Il faut revenir à l’intuition révolutionnaire d’Adam Smith.
La question à laquelle répond Adam Smith est profonde. Comment le chaos des comportements individuels peut-il produire l’harmonie sociale ? Comment des individus aux intérêts contradictoires parviennent-ils à faire fonctionner la société sans que l’anarchie ne s’installe ? Comment une institution aussi prodigieuse peut-elle surgir spontanément et « naturellement » ?
Il explique que la confrontation des intérêts égoïstes des individus conduit chacun d’eux à œuvrer pour le bien collectif. La motivation du profit et la pression de la concurrence poussent les entrepreneurs à produire exactement ce dont la société a besoin et ce, de la façon la plus efficace possible. La doctrine libérale était née : en laissant les individus échanger librement entre eux, les ressources sont mieux allouées que si un planificateur prenait en charge cette tâche. Et avec elle commençait la vénération des forces du Marché qui créent naturellement l’ordre au sein de la confusion générale des échanges entre les individus.
L’objectif des penseurs ultérieurs fut de formaliser cette idée et d’établir sous quelles conditions le marché fonctionne de manière efficace. C’est l’objet de l’article d’Arrow et Debreu que je citais précédemment. Mais leurs travaux ont surtout permis de comprendre les mécanismes qui font que le marché fonctionne ou ne fonctionne pas ou fonctionne mal. Ainsi, on imaginait pouvoir corriger les « défaillances de marché » grâce à l’intervention de l’État.
Car la liste des défaillances de marché est longue. Tellement longue que je ne pourrais la reproduire ici. Si ces défaillances rendent intenable une position du type « le marché est tout-puissant », on peut toujours soutenir l’idée que « le marché fonctionne souvent et quand il ne fonctionne pas, l’État peut le réparer. »
Peut-être avez-vous suivi les péripéties de la taxe carbone. Cette taxe avait pour objectif de rendre coûteuse les émissions de CO2 afin de pousser les agents à adopter des comportements moins nocifs pour les générations futures. Ce principe, couramment surnommé « principe du pollueur-payeur » trouve ses sources en 1920 chez une figure du courant néo-classique : Arthur Cecil Pigou 4. Cet auteur a identifié une défaillance de marché connue sous le nom d’externalité : lorsque l’activité d’un agent engendre des coûts ou une dégradation du bien-être d’autres agents sans que cet effet ne transite par le marché, alors le marché ne fonctionne pas de manière efficace. La pollution répond exactement à cette définition. Si je possède une usine qui déverse des déchets toxiques dans une rivière, je n’ai pas d’incitation à prendre en compte dans mes calculs économiques l’impact de mon activité sur le petit village qui utilise l’eau de cette rivière en aval.
Pigou a alors montré que l’État peut améliorer l’efficacité du marché s’il taxe le pollueur à hauteur du coût qu’il inflige aux victimes. Ce raisonnement marque la naissance d’une sous-branche de l’économie intitulée Économie Publique 5. Ce champ de recherche s’intéresse aux interventions de l’État en général et à la façon dont l’État peut améliorer le fonctionnement de nos sociétés.
La conception de l’État qui prévaut dans cette discipline est très particulière. Dans les modèles mathématiques, il apparaît comme une super-entité bienveillante qui observe le fonctionnement de l’économie. Lorsque le résultat du fonctionnement « naturel » de l’économie est jugé insatisfaisant, l’État utilise les outils à sa disposition – taxes, transferts, quotas, interdictions, mécanismes incitatifs, subventions, création de nouveaux marchés, ventes aux enchères de permis – afin de se rapprocher le plus possible des situations désirables. L’État n’a pas d’emprise sur le libre-arbitre et ne peut contrôler le comportement des gens. Il est, en revanche, libre de modifier à volonté les institutions et les lois dans la poursuite de son objectif.
D’un côté, nous avons un Marché qui représente le fonctionnement naturel parfait de l’économie. Ironiquement, on retrouve ici les idéologies qui prônent le respect de la nature. Toute intervention qui perturbe le Marché peut être vue comme une entrave au fonctionnement naturel de l’économie. Le Marché est, sous cet angle, le Gaïa de l’économie.
D’un autre côté, l’État ressemble à la figure divine que l’on retrouve dans les religions monothéistes. Il est tout-puissant, omniscient, bienveillant et il est Un. Une entité abstraite et immatérielle qui manipule le monde réel pour créer un Jardin d’Éden dans lequel les individus pourront échanger et atteindre le bonheur suprême.
II - Le désenchantement
La crise financière de la fin des années 2000 a été présentée comme un échec de ce qui est appelé « la pensée ultralibérale » ou « la pensée néolibérale ». L’idée sous-jacente serait que la majorité des économistes et spécialistes de l’économie en tout genre croyait dur comme fer à la toute-puissance des Marchés et que la crise est venue porter un coup fatal à leurs croyances.
Pour le seul domaine pour lequel je suis compétent – c’est-à-dire l’économie académique – cette conception est en grande partie erronée 6. Les économistes n’ont pas attendu le vingt-et-unième siècle pour montrer que les Marchés étaient loin de posséder les propriétés divines qu’on leur prête habituellement. Les travaux abondent sur les questions d’information asymétrique, de systèmes économiques « non-convexes », sur les difficultés à agréger les préférences sociales et à concevoir des mécanismes « strategic-proof »... Tous ces noms barbares désignent des problématiques qu’un marché a bien du mal à résoudre sans une intervention extérieure. Même si certains économistes continuent à vénérer aveuglement le Dieu du Marché, il serait bien injuste de faire passer la science économique pour une propagande pro-Marché.
Pourtant, la crise financière a une énorme portée symbolique. Il est très différent de savoir que les Marchés sont imparfaits et d’être confronté à la réalité des conséquences désastreuses d’une bulle spéculative qui éclate. Pour poursuivre avec les analogies religieuses, cela revient à comparer le cas d’un croyant qui perd progressivement la foi au fil des années et celui d’un homme qui réalise que ses prières ne protègent pas sa famille lorsqu’il perd un proche dans un accident de voiture.
Ceux qui ne croient plus au Marché sont tentés de vénérer son rival, l’État. L’État, comme divinité économique, a connu son âge d’or pendant les Trente Glorieuses, entre la Seconde Guerre Mondiale et la crise des années 1970. À cette époque, le succès du keynésianisme faisait que l’État s’était vu confier la charge de piloter l’économie. Les politiques dites de « stop-and-go » ou de « fine-tuning » visaient à contrôler les mouvements conjoncturels de l’économie. Tant que cela fonctionnait, beaucoup étaient persuadés qu’on avait réussi à « dompter la bête ». L’État était parvenu à dominer l’économie et à l’orienter selon son bon plaisir.
La crise des années 1970 a montré que ces politiques avaient leurs limites. Les relances qui étaient supposées faire repartir la croissance n’avaient plus que pour seul effet de créer de l’inflation et ce en même temps que le chômage ne cessait de croître. Après des décennies de lutte, nous ne sommes toujours pas venus à bout du chômage de masse en France. Est-ce parce que l’État est, dans son essence même, impuissant à résoudre les problèmes économiques ?
Pour les économistes, le problème est ailleurs. Les nombreuses études qui existent montrent que, même s’il n’existe pas de panacée, les politiques publiques peuvent avoir des effets bénéfiques sur l’économie, que ce soit en matière de lutte contre le chômage, de réduction des inégalités, de lutte contre la pauvreté... Pourtant, ces politiques ne sont pas souvent mises en œuvre ou se retrouvent noyées avec une quantité astronomique de politiques inefficaces voire contre-productives.
Les travaux qui éclairent le mieux cette énigme sont à trouver sous la plume de penseurs comme Anthony Downs, James Buchanan, Gordon Tullock ou Mancur Olson. Leur point commun a été d’analyser le fonctionnement de l’État non pas comme d’une divinité bienveillante mais comme un groupement d’individus rationnels qui prennent en compte leur intérêt individuel.
L’introduction de cette hypothèse conduit à des conclusions très pessimistes. Tim Harford en arrive même à affirmer que les politiques publiques sont condamnées à prélever de la richesse au plus grand nombre pour la redistribuer à des groupes plus restreints 7. Le raisonnement sous-jacent est que si on prend 1€ à chaque citoyen pour redistribuer à un groupe politiquement influent, personne ne prendra la peine de se battre pour 1€. C’est exactement ce qui se passe lorsqu’une politique protectionniste protège les producteurs au détriment des consommateurs, qui doivent payer plus cher leurs produits.
De manière plus générale, les gouvernements n’ont pas nécessairement d’incitation forte à mener des politiques qui bénéficient au plus grand nombre et n’ont pas d’incitation à corriger les politiques lorsque celles-ci sont inefficaces. L’important pour un gouvernement est de donner l’impression qu’il agit avec conviction et que des mesures ont été prises. Peu importe d’utilité réelle des mesures en question.
Pourtant, on pourrait croire que la pression des électeurs serait suffisante pour inciter les gouvernements à faire de leur mieux. Après tout, les hommes politiques souhaitent plaire aux électeurs et être réélus. Ce raisonnement a été magistralement démonté par Bryan Caplan dans son ouvrage The Myth of the Rational Voter. Il décortique les comportements des électeurs au moment où ceux-ci arrivent dans l’isoloir. Finalement, un électeur se préoccupe-t-il réellement des conséquences des politiques qui seraient mises en place si son candidat favori était élu ? Non, nous dit Caplan. Car chaque vote a une probabilité infime de modifier l’issue des élections. Chaque électeur, pris individuellement, n’a aucune incitation à se projeter dans le futur. L’hypothèse de Caplan est que les électeurs votent pour satisfaire leurs croyances personnelles. Un électeur xénophobe peut sans aucun risque voter pour un parti d’extrême-droite car il sait, probablement inconsciemment, que son vote ne pèsera pas lourd dans la balance. Mais il sera satisfait d’avoir voté en rapport avec ses convictions. Le même raisonnement s’applique à un anticapitaliste qui vote pour un parti d’extrême-gauche ou pour des électeurs qui votent pour des partis moins extrêmes.
La désillusion réside dans le fait qu’on ne connait aucun moyen d’organiser le système politique de façon efficace. Dans tout système politique connu, les gouvernements ont la possibilité de faire passer leurs intérêts personnels avant l’intérêt collectif, de persister dans leurs erreurs sans être punis et de mener des politiques inefficaces sans en payer le prix.
« Tous des pourris » est la phrase qui résume bien une vision désabusée de l’État qui est latente dans notre inconscient collectif. Certains espèrent toujours voir arriver le sauveur, l’homme politique parfaitement altruiste qui va « changer les choses ». Mais force est de constater que cet espoir est souvent déçu. Les hommes politiques ne sont pas des Dieux, mais bien des hommes.
III – La résignation
Aujourd’hui, l’attitude de l’opinion publique vis-à-vis du Marché me fait dire qu’on est passé du stade d’enfant à celui d’adolescent. L’enfant admire sans réserve ses parents. L’adolescent (ou plutôt, la représentation populaire de l’adolescent) rejette le modèle parental. L’adulte est capable de reconnaître ses parents pour ce qu’ils sont – avec leurs défauts et leurs qualités. Le Marché ne doit ni être admiré comme un Dieu, ni être rejeté comme le Diable. Il doit être pris pour ce qu’il est, une institution imparfaite qui créé de la richesse économique, beaucoup d’inégalités, et provoque des crises à intervalles réguliers.
Dans ce schéma, l’État apparaît à certains comme le sauveur providentiel, le messie, celui qui va rétablir l’ordre dans un monde chaotique soumis aux forces du Marché. Malheureusement, nous savons également que les hommes politiques ne sont pas nécessairement bienveillants, ni nécessairement capables de distinguer les politiques efficaces de celles qui ne devraient jamais voir le jour. L’intervention de l’État dans nos économies est souhaitable mais condamnée à être toujours imparfaite et très en dessous de son potentiel théorique. Là encore, il faut s’y résigner.
Il est confortable de croire en l’existence d’un être tout-puissant qui nous apportera la prospérité sur Terre. Qu’il s’agisse de l’État ou du Marché, il est agréable de se dire qu’une institution nous protège. Des millions de gens ont espéré. On leur a promis que le libre-échange les sauverait. On leur a promis que l’État allait les aider. Parfois, ça a fonctionné. Souvent, seule la déception était au rendez-vous.
Un des mérites de la science économique a été de montrer, à travers sa rationalité froide et ses équations austères, qu’aucune institution ne possède un caractère divin. Malheureusement, beaucoup d’individus, y compris des économistes, ont du mal à accepter cette conclusion.
Yannick Bourquin
Doctorant à l'université Paris 1 et à l'École d'Économie de Paris,
Ancien étudiant de l'École Normale Supérieure de Cachan
1 - J’emprunte l’allégorie des « institutions divines » à Gaël Giraud qui l’utilise dans son récent texte Violence et économie, téléchargeable à l’adresse : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/50/49/51/PDF/10055.pdf
2 - Les lecteurs érudits me rétorqueront que La Fable des abeilles de Bernard Mandeville décrit les mêmes idées avec plus de 60 ans d’avance sur Smith. Ils ont probablement raison, mais mon article traite plus de la légende autour de la pensée économique que de la propriété intellectuelle des idées !
3 - Kenneth J. Arrow and Gerard Debreu. Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy, Econometrica, Vol. 22, No. 3 (Jul., 1954), pp. 265-290
4 - Arthur C. Pigou. The Economics of Welfare, Macmillan, 1920. Accessible en ligne à l’adresse : http://www.econlib.org/library/NPDBooks/Pigou/pgEW.html
5 - Ce terme est, à mon humble avis, inadapté. Il faudrait plutôt parler « d’économie de l’intervention publique » mais la convention en a décidé autrement.
6 - J’ai beaucoup critiqué l’usage des concepts de « néo-libéralisme » et « d’ultra-libéralisme ». Voir notamment mes deux billets Néolibéraux, néoclassiques, orthodoxes : un joyeux mélange et Le mythe du néolibéralisme.
7 - Voir son ouvrage The Undercover Economist.