Le « Magnificat » : cantique de Marie ?
Chers amis lecteurs, il y a longtemps que je souhaitais vous poser cette question hautement iconoclaste – ou plutôt marioclaste !
Il me semble maintenant, après sept ans de cheminement sur les sentiers de la Parole de Dieu, que vous me connaissez suffisamment pour ne pas me soupçonner a priori de vouloir faire du sensationnel aux seules fins d’accélérer la marche du compteur des visites au bas de votre écran.
C’est pourquoi je vous propose ici un pur exercice d’étude approfondie et critique de ce qu’on appelle couramment le « Cantique de Marie ».
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Le Cantique de Marie se trouve au chapitre 1er de l’Évangile de Luc, versets 46 à 55.
Le contexte du Magnificat
Marie vient d’avoir la visite de l’Ange Gabriel (Homme de Dieu) qui lui a annoncé que l’Esprit-saint viendrait sur elle, que la puissance du Très-Haut la prendrait sous son ombre et qu’en conséquence elle concevrait et mettrait au monde un être saint qui serait appelé Fils de Dieu (Luc 1,35).
Ayant appris cela elle part en hâte rendre visite à sa cousine Élisabeth qui habite dans la montagne une ville de Juda (c’est-à-dire de Judée).
Pour la bonne compréhension de ce qui suit, il est indispensable de se rappeler (Luc 1,5-25) que cette cousine est la femme de Zacharie, prêtre au Temple de Jérusalem, auquel l’ange du Seigneur a annoncé qu’elle – sa femme Élisabeth – enfanterait un fils qu’il appellerait du nom de Jean, alors que selon les dires de Zacharie lui-même elle est « avancée en âge » et donc incapable d’enfanter ; mais elle est effectivement enceinte (depuis le verset 1,24) au moment de la visite de Marie…
Dès qu’elle la voit arriver, Élisabeth pousse un grand cri, prononce sur elle une bénédiction et termine en disant : « bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! » (1,45)
Vient alors le Magnificat.
Le texte du Magnificat (Luc 1,47-55)
46 « Mon âme exalte le Seigneur,
47 mon esprit exulte en Dieu mon Sauveur.
48 Il s'est penché sur son humble servante ;désormais tous les âges me diront bienheureuse.
49 Le Puissant fit pour moi des merveilles ;Saint est son nom !
50 Son amour s'étend d'âge en âge sur ceux qui le craignent.
51 Déployant la force de son bras, il disperse les superbes.
52 Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles.
53 Il comble de bien les affamés, renvoie les riches les mains vides.
54 Il relève Israël son serviteur, il se souvient de son amour,
55 de la promesse faite à nos pères, en faveur d'Abraham et de sa race à jamais. »
(Traduction Bible de la Liturgie ©AELF)
Ce texte magnifique (c’est le cas de le dire !) a depuis des temps immémoriaux émerveillé des milliards d’humains et a hautement contribué à l’expansion à l’infini de la dévotion mariale.
Mais quand on le lit on peut, comme souvent pour ne pas dire toujours, y entendre des échos venant de l’Ancien Testament.
Je vous invite à faire le voyage, comme Marie, pour remonter quelque mille ans plus tôt.
Le cantique d’Anne (1Samuel 2,1-10)
Anne (en hébreu Channah, la grâce) était une femme stérile (le Seigneur avait fermé son sein, dit le texte) et elle se désolait d’autant plus que la seconde femme de son mari Elqana, nommée Pennina (la perle) lui avait donné des enfants.
Elle pria le Seigneur par ces mots : « YHWH Sabbaot ! Si tu voulais bien voir la misère de ta servante, te souvenir de moi… »
Bénéficiaire d’un miracle annoncé par Dieu en 1Samuel 1,17, Anne met au monde son fils Samuel et célèbre cet événement avec une grande joie, elle qui était stérile.
Vu sa stérilité, il était normal qu’en 1Samuel 1,11 elle ait demandé à Dieu de « voir la misère de son esclave », en grec tapeivnwsiõ, tapeïnosis, qui peut être l’humilité, mais qui pour Anne était manifestement la misère, la souffrance, l’affliction… l’humiliation de la femme stérile, particulièrement en ces temps lointains 1.
Anne avait continué sa demande à Dieu en lui disant : « [si tu voulais bien] te souvenir de moi », en hébreu ouzekharetaniy, qui vient du verbe zachar, qui a donné le nom Zecharyiah, Zacharie (Dieu se souvient )… qui dans le texte du Nouveau Testament que nous étudions n’est autre que le mari d’Élisabeth, la stérile !
D’ailleurs, dans un texte antérieur de l’Évangile de Luc (1,68-79) appelé couramment Benedictus, Zacharie proclame que Dieu se souvient de son alliance sainte, de son serment juré à Abraham… Et dans le Magnificat, il est aussi question de se souvenir… se souvenir de sa miséricorde… mot qui en hébreu est aussi la grâce, chanah, qui est le nom d’Anne, la mère de Samuel dont nous venons de parler… chanah résonnant aussi avec Jean, Yochanan, dont la racine est faire grâce, accorder… sa miséricorde… Or Jean est le nom de l’enfant qui est dans le ventre de la cousine de Marie, Élisabeth, mais pas dans celui de Marie !
Enfin, dans le Magnificat on entend un lien avec Élisabeth,’Éliyshêva’’’ (qui signifie : Dieu a juré ) : il avait dit à nos pères (Luc 1,55), même s’il est adouci par rapport à celui du Benedictus (Luc 1, 73 : serment juré à Abraham) qui parle aussi de miséricorde…
Une constatation s’impose : dans le Magnificat nous ne trouvons et n’entendons jamais aucun lien avec Marie, alors qu’on y trouve un lien évident entre la situation et les paroles d’Anne et celles… d’Élisabeth.
N’oublions pas que Marie n’est pas stérile et que son futur mari s’appelle Joseph, dont le nom signifie Il (Dieu) ajoutera !
Voici un tableau qui vous permettra, amis lecteurs, de vérifier tranquillement que le rapport entre ces deux textes est évident.
LE CANTIQUE D’ANNE 1Samuel 2,1-10 |
LE MAGNIFICAT Luc 1,46-55 |
1 Anne pria et dit : Mon cœur exulte dans le Seigneur, 2 Pas de Saint comme le Seigneur 3 Ne multipliez pas 4 L'arc des puissants est brisé, 5 Les rassasiés s'embauchent 6 C'est le Seigneur 7 C'est le Seigneur qui appauvrit 8 Il retire de la poussière le faible, 9 Il garde les pas de ses fidèles, ses ennemis sont brisés, le Très-Haut tonne dans les cieux. Le Seigneur juge les confins de la terre, il donne la force à son Roi, il élève la corne de son Oint (Messie). » |
46 Et Marie dit : 47 Mon être magnifie le Seigneur 48 parce qu’il a jeté les yeux 49 car il a fait pour moi 50 et sa pitié au long 51 Il a créé la puissance dans son bras, 52 il a jeté des puissants 53 des affamés 54 il s’est inquiété d’Israël, 55 ainsi qu’il l’avait dit à nos pères, |
Cantique de Marie ?...
Pour tirer des conclusions sérieuses et prendre parti sur cette question, on ne peut pas se contenter d’une simple ressemblance (même si elle est flagrante) entre ces deux textes ; il faut regarder de plus près la construction du récit de Luc.
1 / En Luc 1,42-45 : Élisabeth dit à Marie qu’elle est bénie puis qu’au moment où elle l’a saluée elle, Élisabeth, « l’enfant a tressailli d’allégresse en [s]on sein » avant d’ajouter : « Oui, bienheureuse celle qui a cru à l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur ! »
Évidemment on a tendance à penser que cette dernière exclamation vise Marie ; mais si on ne perd pas de vue qu’Élisabeth vient de parler de SON enfant qui a tressailli on peut légitimement penser qu’elle proclame son bonheur d’avoir cru à la promesse la concernant faite par l’Ange Gabriel à son mari Zacharie (Luc 1,13).
Certains traducteurs 2 bien ennuyés d’avoir découvert cela ont traduit le texte ainsi : « Et bienheureuse toi qui as cru, car il y aura accomplissement e ce qui t’a été promis de la part du Seigneur ! » Cela relève plus du tripatouillage que de la traduction…
2 / Décortiquons la suite du récit tel qu’il est dans nos bibles, jusqu’au verset 56.
Élisabeth finit son exclamation (v. 45) et aussitôt il est écrit : « Marie dit alors » (v. 46a)…
Remarquons au passage que Marie semble couper tout-à-coup la parole à sa vieille cousine, ce qui à l’époque ne se faisait sans doute pas…
Suit le texte du Magnificat (46b-55).
À la fin du Magnificat (v. 56) il est écrit
« Marie demeura avec elle environ trois mois, puis elle s’en retourna chez elle ».
Là se posent deux questions fondamentales :
- Marie vient de parler longuement ; pourquoi donc le texte précise-t-il que c’est elle, Marie, qui va rester avec sa cousine ? Théoriquement enchaînement devrait être : « Elle demeura... ».
- À l’inverse, le texte n’a plus parlé d’Élisabeth depuis 11 versets ; pourquoi donc le texte ne précise-t-il pas que c’est avec elle qu’elle va demeurer ? Théoriquement le texte devrait continuer avec « avec Élisabeth… »
On devrait donc lire : « Elle demeura avec Élisabeth environ trois mois… » et non ce qui est exactement l’inverse : « Marie demeura avec elle environ trois mois » !
… ou Cantique d’Élisabeth ?
Si on fait abstraction des trois mots « Marie dit alors », on a une continuité parfaite : Élisabeth dit : « oui, bienheureuse celle qui a cru… » et enchaîne tout naturellement avec une hymne à la gloire du Seigneur qui a fait pour elle des merveilles, le Magnificat ; puis, quand elle a fini cette hymne, le texte se termine normalement par : Marie demeura avec elle environ trois mois…
On a vu qu’en revanche, avec l’insertion du verset 46a on est en présence de l’anomalie :
Marie dit alors – Magnificat – Marie demeura.
D’ailleurs la note de la Bible de Jérusalem sur le verset 46 – « Marie dit alors » – prend soin de préciser : Marie et non Élisabeth, variante sans appui suffisant… Lc a dû trouver ce cantique dans le milieu des pauvres ou il était peut-être attribué à la fille de Sion ; il a jugé convenable de le mettre sur les lèvres de Marie en l’insérant dans son récit en prose… !
La T.O.B. dit que quelques témoins substituent Élisabeth à Marie en 1,46 et que peut-être le texte original ne nommait pas la femme qui prononce le Magnificat.
Il y a donc bien un problème et il semble de plus en plus évident que le cantique originel était le Cantique d’Élisabeth.
Qu’en penser ?
Que ce Cantique est sublime.
Et que si Luc a choisi de l’utiliser même s’il avait été écrit pour quelqu’un d’autre (qui n’était peut-être ni Marie ni Élisabeth !) il est devenu le Cantique de Marie, le Cantique de Marie la Bienheureuse.
Moi qui suis très réservé (et le mot est faible) vis-à-vis des appellations dithyrambiques dont on a affublé Marie au cours des siècles, je note qu’il y a là, dans ce texte, le SEUL qualificatif explicite de Marie dans les évangiles : BIENHEUREUSE !...
Malheureusement, l’Église catholique romaine s’est empressée de qualifier Marie de Sainte, allant à son propos infiniment plus loin que tous les textes de l’Écriture (cf. les articles Marie, étoile de la mer ? et Tous les catholiques sont-ils monothéistes ?) !
Terminons en remarquant que les kabbalistes chrétiens, bien plus modestes, se contentent de dire que Marie était bienheureuse dès le premier mot de la Bible, au commencement du récit de la Création… En effet, ils font l’anagramme du premier mot de Genèse 1,1, beré’shiyt, בְרֵאשִׁית (dans un commencement) et écrivent à la place :
אַשְׁרֵי בַּת, asheréy bat, heureuse (la) femme !
Mais il faudra attendre les deux premiers mots du premier verset du livre des Psaumes pour trouver :
אַשְׁרֵי הָאִישׁ, ’asheréy ha’iysh, heureux l’homme !
René Guyon
1 – L’humiliation est également violemment ressentie par la femme amenée ou contrainte à se vendre, action que le langage familier appelle faire le tapin, qui rappelle curieusement le grec tapeïnos (tapinos en prononciation moderne). Curieusement, le dictionnaire Robert donne en exemple sur ce mot : « Il t’accusait bien de faire le tapin, répliqua Gabriel à l’intention de Zazie » (Raymond Queneau) !
2 – Parmi eux, Sébastien Castellion, en 1555 ou Lemaître de Sacy, théologien de Port-Royal, à la fin du 17e siècle.