Le Grand Rabbin de France parle de Benoît XVI
« Benoît XVI a repris à son compte les gestes de Jean Paul II à l’égard du peuple juif ».
Stéphanie Le Bars : Quelle a été votre réaction à l’annonce de la renonciation de Benoît XVI à sa charge ?
Gilles Bernheim : Cette décision est digne et courageuse. Comme l’a dit l’ancien directeur de La Croix, Bruno Frappat, nous sommes dans un monde où prévaut le désir d’écraser ses semblables de sa suffisance et de ses pouvoirs. Y renoncer est impossible tant on s’est battu pour y accéder. S’écarter soi-même du « trône », comme Benoît XVI vient de le faire, est une leçon de portée universelle. Ce geste nous interpelle tous dans nos choix et dans nos vies.
SLB : Le pontificat de Benoît XVI a connu des périodes de tensions entre l’Église et les communautés juives, notamment lors de la levée de l’excommunication de Mgr Williamson, un évêque intégriste ouvertement négationniste ou lors de la remise au goût du jour de la prière du vendredi saint, demandant que « Dieu illumine le cœur » des juifs. Qu’en retenez-vous en matière de relations judéo-chrétiennes ?
GB : J’ai été frappé par la volonté de Benoît XVI de reprendre à son compte les gestes exceptionnels de Jean Paul II à l’égard du peuple juif afin de faire d’une exception une tradition qui sera, désormais, celle de l’Église. Jean Paul II était l’homme de la première fois : visite à la synagogue de Rome, voyage d’une grande hauteur symbolique à Jérusalem.
Benoît XVI aurait pu ne pas remettre ses pas dans ceux de son prédécesseur. En pleine polémique sur la levée d’excommunication de l’évêque intégriste et la béatification de Pie XII [contesté pour son attitude lors de la Shoah], il se rend à la synagogue de Rome, mais aussi à celles de Cologne, de New York, ainsi qu’à Jérusalem. Les actes fondateurs de Jean Paul II, loin d’être une spectaculaire exception, deviennent avec Benoît XVI une tradition d’Eglise et font désormais partie de ce qui doit se faire.
Je n’oublie pas que Benoît XVI n’a pas seulement parlé du judaïsme. Il a rencontré beaucoup de juifs. Car écouter les juifs d’aujourd’hui, ces descendants d’un passé que tant de chrétiens avaient rendu bien sombre, c’est pour l’Église être confrontée à des pages de son histoire écrites avec du sang, du sang juif, des pages qui avaient tout simplement été omises dans ses livres d’histoire. Ecouter les juifs d’aujourd’hui n’en apprend pas seulement aux chrétiens sur les juifs, mais sur eux-mêmes.
SLB : En dépit de l’insistance de Jean Paul II et de Benoît XVI à promouvoir le texte Nostra aetate qui, après le concile Vatican II, a profondément modifié la relation de l’Église catholique au judaïsme, le risque existe-t-il toujours d’un antisémitisme chrétien ? Ou le risque est-il ailleurs ?
GB : La relation du catholicisme au judaïsme a changé de façon très positive, c’est une évidence. Mais d’autres changements s’opèrent dans le même temps. En Europe, nombreux sont ceux qui aiment dans le juif l’image du faible, du persécuté, de la souffrance.
Dès lors que le juif est présenté comme l’oppresseur d’individus encore plus faibles, il cesse d’être le « vrai » juif. On lui substitue celui qui est perçu comme la victime et on l’affuble des qualificatifs de raciste ou nazi, jadis dévolus à ses oppresseurs. Cette mécanique à l’œuvre en Europe est dangereuse, car elle conduit à retirer sa légitimité à l’État d’Israël et à se tenir en retrait du nécessaire combat contre l’antisémitisme de certains courants radicaux de l’islam.
SLB : Dans le cadre des relations judéo-chrétiennes, comment jugez-vous l’état de la formation et de la réflexion des responsables – voire des fidèles – juifs sur l’Église catholique ?
GB : Après l’enseignement du mépris des juifs, nous voici à celui de l’estime. Mais ce travail de rapprochement n’a mobilisé qu’une petite minorité de chrétiens et de juifs, habitée par l’importance de l’enjeu : à savoir que Jésus est né, a vécu et est mort en juif. Et que, si l’on reconnaît sa totale judéité, comment un chrétien pourrait-il mépriser ou simplement ignorer les juifs, ses frères ? Nous tenons là le plus important résultat de la révolution de l’Église envers les juifs, dans ces dernières décennies.
Sans aucun doute, le souvenir de la souffrance des juifs aux mains de l’Église rend difficile aux juifs d’admettre la valeur religieuse du christianisme. Puis, minorité exposée à la conversion, les juifs se sont fait pendant des siècles une discipline de n’admirer rien ni personne dans les autres cultes.
Sur des bases assainies, ils constateront qu’ils ne compromettent pas leur intégrité religieuse – surtout si leur pratique religieuse est rigoureuse – en reconnaissant que des chrétiens peuvent être exemplaires, non en dépit de leur foi chrétienne mais grâce à celle-ci.
SLB : Quels gestes et quelles paroles les communautés juives peuvent-elles espérer du prochain pape ?
GB : D’abord l’ouverture totale des archives de Pie XII qui couvrent la seconde guerre mondiale, afin de permettre aux historiens de mieux comprendre l’attitude de ce pape envers les juifs.
Mais l’avenir du dialogue entre chrétiens et juifs s’inscrit dans l’espoir que le prochain pape aille encore plus loin en paroles et en actes pour dissiper l’enseignement du mépris. Comment ? En enseignant de manière positive le respect et la pleine légitimité d’une religion et d’une foi dans laquelle s’enracine l’Église : le judaïsme. Et en témoignant de la valeur et de la singularité de la mission du peuple juif qui, certes, n’a pas reconnu Jésus, mais dont la sagesse et la vocation restent pérennes.
Mieux comprendre le non des juifs à Jésus pour mieux les respecter. Quel défi ! Mais ce n’est qu’à ce prix que l’antijudaïsme chrétien pourra être dépassé.
SLB : Le pape Benoît XVI a publiquement salué votre réflexion sur les relations homme-femme, que vous avez publiée lors du débat en France sur le mariage ouvert aux couples homosexuels. Les religions doivent-elles prendre part, ensemble, aux débats de société ?
GB : Non, car les religions ne sont pas solubles les unes dans les autres. Elles ne le sont pas davantage dans la constitution de fronts unitaires.
Concernant le mariage homosexuel et l’homoparentalité, chaque religion a contribué au débat avec ses arguments, ses références et sa sensibilité. Et elle l’a fait pour ce qu’elle considère comme l’intérêt général de la nation – et non pas en opposition à l’État, au président ou à la majorité parlementaire.
Si la démarche de Benoît XVI que vous citez a été, pour moi, une surprise, elle relève, à ce stade, de l’exception. Certains auraient aimé une coalition des religions qu’ils auraient ainsi pu caricaturer comme un bloc réactionnaire, par nature opposé à tout changement. La réalité est plurielle, plus fine et plus subtile.
Propos recueillis par Stéphanie Le Bars, entretien paru dans Le Monde 27-2-2013
source blog du Grand Rabbin de France