Le dépassement dans l’Évangile de Jean
L’Évangile de Jean invite à un continuel dépassement.
Dès le début, le témoignage de Jean-Baptiste, simple prophète, qui se désigne comme « une voix criant dans le désert », introduit Jésus qui n’est plus une voix qui crie mais une Parole qui s’incarne. Jésus n’est pas simple prophète mais Fils de Dieu (d’où s’ensuit un dépassement de la prophétie de Dieu en Parole de Dieu).
Dès l’appel des premiers disciples, Jésus choisit « Simon fils de Jean » et lui dit : (1,42) « Tu t’appelleras Céphas c’est-à-dire Pierre ». À la fin de l’Évangile, au chapitre 21, après le reniement, Jésus redonnera son premier nom à Pierre : « Simon », comme s’il n’avait pas été choisi. Il est ainsi rétrogradé par Jésus. Mais ce n’est pas pour le radier de l’ensemble des autres apôtres ; au contraire, c’est pour le relever et lui donner une place de choix. Au début Pierre était invité à seconder et à suivre Jésus dans sa mission sur terre. Simon-Pierre est invité à aller plus loin : à le suivre jusque dans sa mort. Il y a ainsi dépassement dans la mission de Pierre.
Nathanaël croit spontanément quand Jésus lui dit (1,48) : « Je t’ai vu sous le figuier ». Et Jésus lui répond (1,50) : « Tu crois seulement parce que je t’ai dit : je t’ai vu sous le figuier mais tu verras mieux encore ». Et s’adressant à tous les disciples, Jésus leur dit : (1,51) « Vous verrez le ciel ouvert... », c’est-à-dire : votre croyance encore entachée de superstition terrestre deviendra foi réelle en la Vie Éternelle.
À Cana, l’eau symbole d’humilité et de pureté du cœur se changera en vin symbole du banquet dans le Royaume. L’eau elle-même est élevée au rang du vin. L’élément pur et humble de la terre devient l’élément festif de l’Alliance.
Nicodème ne comprend pas ce que veut dire « naître d’en-haut ». Lui qui est déjà physiquement né ne voit pas comment il pourrait naître à nouveau. Et Jésus lui répond (3,5) : « Il faut naître d’eau et d’Esprit ». Le symbole de l’eau accompagne l’Esprit. Il y a dépassement de la simple vision terrestre de l’existence en vision d’une existence en lien avec la Vie Éternelle.
Avec la Samaritaine, c’est clairement énoncé (4,14) : « l’eau que je donnerai deviendra source d’eau jaillissant en Vie Éternelle ». Toujours dans le chapitre de la Samaritaine (4,23) : « Les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ». Cette phrase rejoint le « Vous verrez le ciel ouvert » annoncé aux disciples. Eux-mêmes deviendront les « véritables adorateurs ».
De même, avec la Samaritaine nous sommes invités à dépasser le cadre de nos religions respectives pour aller vers la Spiritualité, une spiritualité en Dieu (4,24) : « Dieu est esprit », quels que soient les noms donnés à Dieu.
Ce ne sont ni la « manne » donnée par l’intermédiaire de Moïse ni le pain multiplié par Jésus qui sont la vraie nourriture mais (6,33) « le vrai pain donné par le Père c’est celui qui descend du ciel et donne la vie au monde », c’est-à-dire Jésus. En fait la multiplication des pains, comme celle de la manne, projette la vision du lecteur vers une autre nourriture donnée en abondance : celle du Royaume de Dieu, nourriture éternelle, le pain étant le symbole choisi le plus courant dans l’alimentation pour apaiser la faim. Il y a dépassement du pain nourriture pour calmer la faim physique terrestre en pain immatériel nourriture de l’âme.
« Manger ma chair, boire mon sang » veut dire se nourrir d’Esprit et d’Amour. Ce n’est pas Jésus qui est enfermé dans le pain et le vin. Ce sont le pain et le vin qui sont les symboles matériels choisis pour signifier la nourriture réelle de l’Esprit dont nous nous devons de vivre dès cette terre. Et cette nourriture de l’âme, c’est Jésus qui nous l’apporte et nous la transmet.
« Connaître Jésus c’est connaître son Père » : Jésus s’est incarné pour faire connaître la dimension divine qui demeure en soi et hors de soi. L’invisible s’incarne pour se faire connaître. Il n’y avait, en effet, et il n’y a toujours pas d’autre moyen. Comment croire à l’invisible sans support matériel ?
Jésus l’a lui-même bien compris et a laissé à ses disciples ces supports matériels du pain et du vin, supports choisis pour « faire mémoire de Lui ».
L’aveugle-né ne peut pas être aveugle à cause des péchés qu’il aurait commis avant sa naissance ! Pourtant Jésus répond aux disciples (9,3) : « Ni lui ni ses parents » pour signifier notre aveuglement à tous. En réalité, pour Jésus, nous naissons tous aveugles. C’est le Père, au cours de notre existence, qui nous ouvre les yeux sur la vraie vie. Et l’aveugle-né a été choisi pour signifier cela : ce que le Seigneur peut faire dans nos vies. Nous ne naissons pas chrétiens, nous le devenons. Un véritable être humain n’est donc pas totalement crée dès sa naissance. Nous sommes tous des êtres en devenir. Nous sommes tous un peu des « Nicodème » sur nos chemins terrestres, cela jusqu’à la rencontre de la lumière.
C’est alors le dépassement de notre vision étroite en vision élargie de la vraie vie. Le péché ne se glisse dans nos vies que quand nous refusons cette vision élargie.
Un événement dans l’Évangile de Jean en introduit un autre qui lui ressemble mais qui le dépasse.
Ainsi Lazare revient à la vie. En somme « il se relève d’entre les morts ». Il revient à son ancienne vie. Il partagera ensuite un repas avec ses sœurs et Jésus, comme pour signifier que son état de vie n’a pas changé mais qu’un jour il changera. Ce retour à la vie introduit la Résurrection de Jésus qui est un état de vie nouveau, un état de la vraie vie.
Certains détails ne sont pas insignifiants (11,44) : Lazare sort du tombeau les pieds et les mains liés par les bandelettes et le visage enveloppé d’un suaire.Cela veut dire que ces bandelettes et ce suaire lui serviront à nouveau. Ils collent encore à sa peau même après son retour à la vie.
Jésus, lui, laissera ces bandelettes à terre à l’intérieur du tombeau ainsi que le suaire roulé à part dans un endroit. Cela veut dire que ces éléments funéraires ne lui serviront plus, il n’en aura plus besoin car la Résurrection c’est la Vie dans sa totalité, ce n’est plus un retour au tombeau.
Ce suaire a servi à envelopper le visage. Le visage porte le regard, reflet de l’âme, et les oreilles pour entendre. Il porte la bouche pour la voix et surtout pour la Parole. Le suaire enveloppe la tête et par conséquent tout ce qui a servi à diffuser le Message.
Marie de Magdala reconnaîtra Jésus à la voix et à sa parole car il prononce son nom. Etienne verra la lumière (le ciel ouvert). Paul entendra une voix et restera aveugle pendant trois jours qui signifient son aveuglement envers les chrétiens. Le regard, la voix, la parole : le suaire n’est pas comme les autres linges. Il a droit à plus d’égards que les bandelettes laissées à terre ; aussi a-t-il été roulé et rangé soigneusement dans un coin.
Faisant suite au retour à la vie terrestre de Lazare, au cours d’un repas, sa sœur Marie verse sur les pieds de Jésus un parfum de grand prix qu’elle essuie ensuite avec ses cheveux. Jésus reproduira le geste de Marie avec de l’eau en lavant les pieds de ses disciples et en les essuyant avec un linge, toujours au cours d’un repas mais beaucoup plus important : (la Cène, a-t-on dit).
Ainsi le véritable service commence par le service matériel du repas (Marthe). Il progresse avec le service par amour d’une personne (Marie). Le lavement des pieds finit par signifier que le plus grand de tous les êtres c’est celui qui devient serviteur de tous par amour pour tous. Jésus devient lui-même ce dépassement du service jusque dans la mort (le parfum était pour sa sépulture). Et il invite ainsi ses disciples à ce même dépassement dans le service.
Jésus donne ce commandement nouveau(13,34) : « Aimez-vous comme je vous ai aimés » ce qui veut dire dans le dépassement de l’amour, un amour qui devra aller jusqu’au pardon même des pires offenses et jusqu’à donner sa vie en son nom pour les autres si nécessaire.
o O o
Jean a utilisé tous ces événements de la vie de Jésus pour nous faire comprendre le mystère du dépassement de la vie terrestre en Vie Éternelle.
Tout se fait toujours sur deux échelons. C’est toujours une montée d’un échelon vers l’autre. Un être humain, un événement, un nom, un élément en appellent un autre plus important.
Il y a Jean-Baptiste et Jésus,
Simon qui est appelé comme disciple et Pierre qui renie, l’eau de la terre et l’eau vive de la Vie Éternelle.
Il y a la croyance superstitieuse de Nathanaël et la foi profonde du disciple bien-aimé.
Il y a le pain nourriture de la faim et le pain divin nourriture de l’esprit.
Il y a les ténèbres (l’aveugle-né) et la lumière véritable rencontrée.
Il y a le retour à la vie (Lazare) et la Résurrection (Jésus).
Ainsi la vie matérielle devient le support et la projection de la vie spirituelle et l’une ne va pas sans l’autre.
Mais accéder d’un échelon vers l’autre passe par une mort, un passage.
Ainsi Jean-Baptiste s’efface devant Jésus.
L’eau perd son élément eau pour devenir du vin ; elle deviendra aussi « eau vive ».
Le pain mourra à sa propre substance pour devenir « pain de Vie ».
L’aveugle-né perd son horizon habituel de ténèbres pour acquérir la lumière.
Les disciples meurent à leurs croyances superstitieuses pour trouver la vraie foi.
Pierre renie et passe par l’échec pour se retrouver investi d’une mission plus grande.
Le parfum, utilisé pour les pieds de Jésus en signe d’amour pour lui, perdra son arôme et deviendra eau pure pour laver les pieds des disciples, en signe d’un plus grand service et de l’amour
étendu à tous.
Jésus mourra à sa vie terrestre pour révéler la dimension de Vie Éternelle.
Jean a réellement signifié le passage à un niveau supérieur de la vie humaine, passage qui, obligatoirement, passe par la mort. Mais ces deux réalités constituent une progression, la seconde réalité tirant ses éléments de la première.
Bien d’autres exemples de ces deux réalités doivent coexister dans l’Évangile de Jean. Il nous reste à les trouver.
Christiane Guès