Le cœur de l’homme est un asile sacré
Citoyens, vous avez organisé l’instruction publique et c’est l’instruction qui peut seule, en développant la raison, renverser les préjugés et les erreurs. Vous avez appelé la morale dans votre gouvernement, et c’est la morale du gouvernement qui confond le mieux la superstition des particuliers.
L’homme veut des illusions et des chimères sous un gouvernement oppressif qui afflige à chaque instant sa pensée ; il a besoin de chercher loin de lui des consolations qu’il ne peut trouver dans ce qui l’entoure ; il lui faut une autorité suprême au-dessus de l’autorité qui le blesse. Il serait le plus malheureux des êtres si, lorsqu’il est opprimé sur la terre, il n’espérait un vengeur dans le ciel, et ce sentiment est le créateur de toutes les idées religieuses. Il n’y a que l’homme vraiment libre qui jouisse de l’indépendance et de la plénitude de sa raison.
Le secret du gouvernement en matière de religion est peut-être dans ces mots :
Voulez-vous détruire le fanatisme et la superstition : offrez aux hommes des lumières.
Voulez-vous les disposer à recevoir des lumières : sachez les rendre heureux et libres.
Citoyens, c’est une bonne police que vous devez exercer, parce que c’est la liberté tout entière que vous devez établir, et qu’elle n’est fondée que sur le maintien de l’ordre public. Il n’est aucune société dans l’État qui ne doive être soumise à la police. Quand des hommes se rassemblent pour discuter des opinions politiques, la police les protège ; mais elle veille à ce qu’aucun cri séditieux ne s’élève du sein de leurs assemblées, à ce qu’elles ne deviennent point un rassemblement de conjurés, à ce que, sous prétexte de discuter les lois et la conduite du gouvernement, elles ne cherchent point à y porter atteinte, à en arrêter la marche, à en attaquer les principes. La police veille en outre à ce que ces réunions d’hommes ne forment point entre elles une subordination politique, à ce qu’elles ne s’aident point réciproquement de leurs moyens pour former des coalitions et des ligues. […]
Citoyens, pourquoi ne suivriez-vous pas, à l’égard des cultes, quels qu’ils soient, cette marche simple et facile, cette législation naturelle que vous avez adoptée à l’égard des Sociétés qui ont pour objet la discussion des intérêts publics. Je sais bien que les dernières méritent infiniment plus la faveur et l’encouragement du gouvernement, parce qu’elles peuvent l’éclairer et le surveiller lui-même, parce qu’elles peuvent servir un jour à développer les affections civiques et morales, établir entre les citoyens un commerce de bienveillance et resserrer de plus en plus les liens qui doivent les rattacher à la patrie.
Mais enfin les pratiques religieuses peuvent s’exercer aussi ; elles ne sont pas des délits envers la société. L’empire de l’opinion est assez vaste pour que chacun puisse y habiter en paix. Le cœur de l’homme est un asile sacré, où l’œil du gouvernement ne doit point descendre. D’ailleurs il est démontré par l’expérience de tous les temps que l’attrait des pratiques religieuses pour les âmes faibles s’accroît par les soins que l’on peut mettre à les interdire. Proscrivez-les dans les maisons, elles s’exerceront malgré vous dans les réduits les plus ténébreux ; anéantissez les oratoires, et vous verrez se creuser les catacombes.
Surveillez donc ce que vous ne pouvez empêcher ; régularisez ce que vous ne pouvez défendre.
C’est dans les lieux sombres et déserts, où les hommes religieux se retirent pour éviter la persécution, qu’ils ouvrent leur âme à ces affections lugubres qui la plongent dans une habitude de démence et de férocité qu’on appelle fanatisme.
Tous les sentiments dont la source est dans les cœurs ont besoin de s’accroître. Il faut des martyrs à la religion, comme il faut des obstacles à l’amour. Le prêtre qui s’expose à des périls pour exercer son ministère recueille le prix de son courage. Il paraît, aux yeux de la crédulité qui le chérit, un être préservé par Dieu même.
Gardez-vous bien de faire pratiquer avec enthousiasme dans des souterrains ce qui se pratiquerait avec indifférence, avec ennui même, dans une maison privée. Que toutes les cérémonies soient assez libres pour qu’on n’y attache plus aucun prix, pour que votre police surtout en puisse surveiller sans cesse les mouvements et les excès. Que rien de ce qui constitue la hiérarchie sacerdotale ne se puisse reconnaître au milieu de vous, sous quelque forme que ce soit.
Mettez au rang des délits publics tout ce qui tendrait à rétablir ces corporations religieuses que vous avez sagement détruites ; qu’il n’y ait aucun prêtre avoué parmi vous, aucun édifice destiné au culte, aucun temple, aucune dotation, aucun revenu public ; en un mot, en respectant toutes les opinions ne laissez renaître aucune secte. Les cultes, quels qu’ils soient, n’auront de vous aucune préférence ; vous n’adopterez point celui-ci pour persécuter celui-là, et ne considérant la religion que comme une opinion privée, vous ignorerez ses dogmes, vous regarderez en pitié ses erreurs, mais vous laisserez à chaque citoyen la faculté de se livrer à son gré aux pratiques de celle qu’il aura choisie. […]
Vous ne souffrirez pas davantage que vos routes, vos places publiques soient embarrassées par des processions ou par des pompes funèbres. Les mêmes inconvénients en résulteraient, et il est d’une bonne police d’éviter les rassemblements qui peuvent égarer les hommes en alimentant le fanatisme […]. C‘est par l’instruction que seront guéries toutes les maladies de l’esprit humain, c’est elle qui anéantira toutes les sectes, tous les préjugés, qui saura restituer à la morale cette force et cet éclat qu’elle ne doit tirer que de la raison et du sentiment […].
Écoutez la voix de la raison : elle vous dira que c’est au temps seul, à l’accroissement des lumières, aux progrès de l’esprit humain, que vous devez laisser le soin d’anéantir toutes les erreurs, de respecter votre sublime ouvrage, et d’amener l’espèce humaine à ce perfectionnement préparé par vos institutions mêmes […].
François-Antoine, comte de Boissy d’Anglas (1756-1826)
député du Tiers-État – Président de la Convention
puis sénateur sous l’Empire
Pair de France sous la Restauration (1814)
Membre de l'Institut (1816)
Membre du Consistoire de l'Église Réformée de France (1803-1826)