La Vérité est asymptotique, la Doctrine est un corps vivant
Extrait de Science et bonheur des hommes
de Louis Leprince-Ringuet
Flammarion - 1973
« Le message évangélique transfigure les hommes.
Il donne une transcendance à l'esprit d'accueil, à l'esprit,
de remise en question que la science propose
et dont nous souhaitons voir la généralisation universelle »
Pour le scientifique, tout ce qui peut être étudié est objet d'observation. Si vraiment, tel phénomène d'apparence normale est signalé, un scientifique n'a pas le droit de le rejeter a priori. Il le cataloguera et s'efforcera d'expérimenter en le reproduisant ou en classant plusieurs phénomènes de même nature. Mais, attention ! S'il s'agit d'un phénomène unique sur lequel il n'a pas prise, alors il sera d'une exigence extrême pour sa définition et son contrôle. Il n'admettra pas de s'intéresser à des effets dont la description ne présentera pas toutes les garanties qu'un homme de science est en droit d'exiger. Si bien qu'on peut dire que, de son strict point de vue, il n'y a finalement pas de fait miraculeux
Peut-on entrer dans un univers de foi ?
L'entrée dans un univers religieux correspond à l'être dans sa totalité et non pas à sa part scientifique. Si un regard, une correspondance intuitive entre deux êtres, un sentiment d'attirance, d'amour ne relève pas de la connaissance scientifique, si un engagement s'effectue par toutes les fibres de l'être, s'il peut y avoir autant de réalité, autant de certitude dans une intimité entre personnes humaines que dans le résultat d'une expérience de physique, il apparaît pourtant que la présence du pôle scientifique, le noyau dur, rend difficile l'entrée dans un univers de foi. C'est pour cela que tant d'hommes de science restent en dehors. Les objections se présentent à chaque porte, c'est de l'intérieur que la vision s'éclaire.
La vision chrétienne du monde vue de l'intérieur est magnifique. Elle donne à tous les actes de notre vie un sens et une profondeur, permet à tous les moments de l'existence d'acquérir une valeur de dépassement. Elle nous place au milieu de l'humanité en relation avec tous les hommes, nos frères, et le moindre d'entre nous, le plus humble, le plus défavorisé en apparence, sait qu'il porte en lui un potentiel immense de rayonnement.
Les chrétiens qui ont déjà vécu dans leur enfance une expérience religieuse, bien avant d'être touchés par le champ de l'activité scientifique, bien avant d'acquérir la mentalité correspondante, conservent en général leur foi et même la développent et l'enrichissent par la pratique de la science. Mais ils deviennent beaucoup plus exigeants. L'esprit d'accueil scientifique sera pour eux un prolongement très naturel de leur attitude de chrétien à l'égard du prochain et de l'évolution du monde. Mais la remise en question, fondement de la science, les orientera vers une attitude religieuse très éloignée d'une obéissance aveugle et d'une sorte de fidélité spirituelle s'apparentant trop souvent à un fidéisme paresseux.
Ainsi, pour un scientifique, il est difficile d'admettre que la Vérité ait été communiquée au monde une fois pour toute à un certain moment de son histoire dans un lieu déterminé, car chacun de nous œuvre pour une meilleure compréhension du monde et cherche à contribuer à une approche de la Vérité. Car chacun pense que l'immense travail de connaissance qui s'accomplit est bénéfique dans la recherche de la Vérité. L'homme de science chrétien est assuré que pour lui la Vérité est vers l'avant non à l'arrière. Le Christ n'est pas seulement pour lui l'homme historique de l'Évangile, mais il nous accompagne dans notre mouvement, il est présent au milieu de nous, il nous aide dans nos efforts, il continuera à être présent pour animer la recherche de l'avenir. La Vérité est asymptotique, la grande lumière étant loin en avant de notre humanité.
Une structure trop rigide et formelle de la religion n'est pas acceptable. D'ailleurs, on voit bien actuellement que les anciennes structures très parfaites et compliquées ne résistent pas aux changements d'écologie, d'environnement intellectuel et matériel. Le scientifique comprendra fort bien l'ambiance de recherche, de participation personnelle à l'évolution d'un corps de doctrine qui ne devrait pas rester figé, pas davantage qu'un corps vivant.
Cité par P. ANTIKOW – transmis par C. Montfalcon
Louis Leprince-Ringuet (1901-2000)
Physicien, ingénieur en télécommunication, historien des sciences et essayiste français. Élève à l'École Polytechnique et à l'École Supérieure d'Électricité (1920-1923). Il fut, à partir de 1929, le collaborateur du duc Maurice de Broglie au laboratoire de physique des rayons X. Il est notamment connu pour ses travaux sur les rayons cosmiques. Professeur à l'X de 1936 à 1969, il a occupé la chaire de physique nucléaire au Collège de France de 1959 à 1972. Élu à l'Académie des sciences en 1949 et à l'Académie française en 1966.
Catholique pratiquant, il a beaucoup réfléchi aux relations entre la science et la religion.